Le plus dur quand on commence dans le journalisme, c’est de trouver le bon sujet. Moi, j’ai longtemps cherché : je tournai en rond dans la cuisine, que j’en avais presque rayé le parquet...Et ça énervait ma copine : « Pfff ! C’est pas vrai Raoul ! Tu tournes comme un lion en cage ! On n’est pas au zoo, là ! Arrête, tu me fiches le tournis ! Et pis, on voit que c’est pas toi qui va laver le sol après ! T’aurais pu enlever tes pompes, tu vas encore me coller des traces noires partout ! »
Karen, elle est comme ça : une femme, râleuse et franche, mais c’est ma petite marmotte. C’est vrai que des fois, elle me rabroue sévère mais au fond c’est sans doute et de loin la personne la moins crasse que je connaisse, et c’est ma petite marmotte...Un soutien infaillible (elle m’offre tout de même le gîte et le couvert) même quand elle doute de moi, et puis de toute façon, c’est ma petite marmotte. Enfin je ne sais pas, tout ça finalement ce ne sont que des conjectures. Et puis sait-on vraiment ce que pense l’autre ? Mais, tout cela m’éloigne de mon sujet...
Mon sujet donc, ben justement, c’est le sujet ! Le sujet de mon reportage. Le tout premier : ma première carte à jouer, comme une toute première carte de visite à établir pour ne pas se laisser abattre, et survivre dans ce jeu du monde des faux-semblants. Le comment du pourquoi, on trouve un bon sujet, c’est le plus difficile au début, en fait.
On n’a pas de critères, manque d’expérience. On sait bien reconnaître ce qui est bon de ce qui est mauvais, à la lecture des travaux finis des autres, mais pour ce qui est de soi-même, il est plus difficile de séparer le bon grain de l’ivraie ; en toute objectivité bien sûr, sinon c’est effectivement très facile de croire que ce qui nous intéresse intéresse tout le monde. Erreur de débutant.
Moi, ça me paralysait au début. Je me connais, si je commence quelque chose, j’y vais à fonds, je me donne à fonds, quel que soit le domaine. Je suis un battant, ça au moins personne ne pourra le remettre en cause. C’est mon point d’attache, mon levier archimédique face au monde. Karen râle (elle s’inquiète) tandis que je me jette au feu, à l’eau, partout. Mais, bon je suis comme ça, moi. Si j’y crois, j’y vais, et même dirait Karen , si j’y vais, j’y crois.
Le journaliste doit selon moi vivre à l’affût, tous ses sens en éveil. Il n’est pas un chien de chasse mais il doit imiter le fin limier qui a du flair. Repérer sa proie, le sujet, et puis ne pas lâcher sa prise, tel le maître éduquant et guidant la bête dans la patiente quête du gibier. Son rôle est de savoir se répérer et de donner forme au hasard, à l’absurde course des jours, des instants et des faits, à toutes ces choses que le commun appelle l’actualité. Cela suppose d’avoir bien cerné le sujet, comme on le ferait d’un animal débusqué à l’orée d’un bois comme au détour d’une découverte fortuite, à la lisière du quotidien.
Peut-on traquer, chasser une proie qu’on ne respecte pas ? Peut-on traiter un thème qui ne nous passionne pas ? Bref, peut-on se lancer dans une enquête, et se jeter dans un travail de longue haleine en n’étant pas certain d’être sur la bonne voie ? Je ne le pense pas. C’est pour cela que ce choix difficile - la sélection du thème - est pour moi primordial.
Surtout quand on débute, en toute liberté, que même ça donne le vertige, et qu’il faut faire ses preuves, afin que la roue libre qui nous entraîne dans la course ne tourne pas à vide et parfois presque en pure perte.
Mon sujet, mon tout premier sujet en free-lance, je ne l’ai pas trouvé dans la cuisine ! Quoique. Karen m’en aura-t-elle une once de reconnaissance, c’est difficile à dire, je crois.
Toujours est-il qu’il a fallu que je cesse un moment de tourner, en rond, dans la salle blanche des pas perdus de mes pensées, infatigables vagabondes. J’ai trouvé mon sujet, par hasard. Enfin presque. Car - était-ce vraiment un hasard - ce fut en fait comme s’il m’appelait lui, qu’il me choisissait lui, plus qu’à l’inverse, je ne le trouvai moi. Il était là soudain. Au détour, brusquement, et sans que je l’ai vu venir.
C’était sur le web, un soir de déprime, devant l’ampleur de la tâche et la pile de factures qui s’accumulent. Je naviguais, j’errais plutôt, de site en site, hésitant, lisant à peu près tout et même n’importe quoi : Ouest-France, Libé, Le Monde, l’Huma, d’autres journaux encore, des quotidiens surtout, des régionaux, des nationaux. J’essayai d’en disséquer les rubriques, d’en voir les thèmes récurrents, d’en cerner la substantifique moelle.
N’étant pas encore un pro, il me semblait que l’actu pure, l’info brûlante du jour au lendemain, l’événement n’était pas pour l’instant encore à ma portée. Mais j’avais commencé à trouver des critères : il me faudrait un sujet large, à la fois général et évolutif. Un sujet sans doute modeste, sans doute un peu obscur (je ne cherchai pas tout à fait à éblouir , mais à fourbir mes premières armes) mais authentique, c’était l’important, et qui pourrait tout à fait se montrer dans les pages magazines d’à peu près tout journal.
« Tiens, regarde, c’est marrant ça, me dit Karen qui scrutait l’écran par dessus mon épaule, on dirait le manoir qu’est près de chez tes parents. Ce tas de pierres pourries qui n’en finit pas de tomber ! Ah j’t’abatterais tout ça moi, et j’te ferai construire un vrai de vrai palais ! » Sur une page que j’avais à peine regardé en cliquant d’un air las au hasard d’une rubrique, se trouvait en effet un vieux manoir en ruines qui croule au ralenti non loin d’où vivent mes vieux parents.
« Ah, mais t’as raison, ma belle ! C’est le manoir de Guéhenno ! » J’étais tout étonné, et presque comme un gosse, je peux l’avouer sans honte, un tantinet touché. Emu, quoi ! « Ben ça alors ! Il s’y est passé quoi dans ce tas de ruines, pour qu’on en parle dans les journaux ? Un crime, hein, dis, Raoul, allez, fais voir ce qu’est marqué : vas-y lis ! »
Je lisais.
Pas de crime, rien de saisissant, rien d’extraordinaire. Et pourtant je venais de trouver ce que je cherchais : un but, une quête, le sujet de départ de ce qui serait sans doute un périple modeste, mais qui m’était accessible, et qui pouvait assouvir ma passion du romanesque. Le titre de l’article était un appel. Et d’ un appel, voilà justement ce dont j’avais besoin. « Sauvez un trésor près de chez vous ». Toute une part de mon enfance rejaillit dans mes veines : histoires de pirates, de Robin des bois, de chevaliers allant braver dragons et chimères pour sauver une princesse, retrouver un trésor enfoui ou volé...
Je me revois devant l’écran, emporté par l’émoi, lisant et relisant ces mots : « Sauvez un trésor près de chez vous ». Je suis comme fou de joie, d’enthousiasme, de vie. Les marins doivent connaître ce sentiment face aux sirènes de la mer. Quelqu’un m’appelle, et me demande de lui porter assistance, dans l’intérêt de tous.
Je me sens enivré, vibrant. Mais de quoi s’agit-il ? Et quel est donc le lien avec le manoir, les vieilles pierres ?
Je lis l’article plus en détail : « Aujourd’hui ou un autre dimanche, peut-être irez-vous vous promener dans la campagne, au bord de la mer ou en ville... » ça ressemble à la vraie vie, c’est simple et curieusement prophétique. « Souvent, lors de telles promenades, on découvre une vieille maison, un lavoir oublié, un pigeonnier en mauvais état, à moins que ce ne soit une école fermée depuis longtemps, une gare abandonnée, un four à pain, un puits, un portail... »
C’est fou tout ce qu’il y a à voir tout près de chez soi ! C’est justement ce que j’aimerais faire : porter un regard neuf, mais quand même constructif sur le monde qui m’entoure. Un regard sans esbrouffe qui fait le lien entre passé, présent, avenir. Qui éclaire quoi.
Le thème de ce qui suit correspond tout à fait à ma quête à peine formulée, à mon désir du sujet éternel et cependant évolutif. « Le patrimoine est divers. Il est, aussi, fragile. On le constate quand, au fil des années, on remarque la dégradation d’un lavoir, l’effritement de la pierre d’un calvaire... Pour peu qu’on aime ce lieu, on se prend à dire : Il faut faire quelque chose. Sauver ces trésors près de chez nous : voilà justement ce que dimanche Ouest-France vous propose de faire, en lien avec la Fondation du patrimoine et avec le soutien du groupe Altran, leader européen du conseil en innovation technologique. ». Je crois rêver...
Invité comme tout un chacun à me joindre à l’effort collectif, je sens tout de même, comme une différence, comme une distinction tacite dans ce hasard de pouvoir lire ces lignes. Je vais répondre, j’en suis maintenant persuadé. Mais je ne ferai pas ce que chacun croit pouvoir dire, faire, désigner.
Je ferai de beaux reportages, émouvants et techniques, retraçant le passé, l’histoire d’une apogée, d’une décadence, de ces pierres malmenées par l’oubli et les hommes. Une façon à moi de venir restaurer ce qui nous appartient à tous, trésor de la mémoire, de la culture et des mythologies locales, comme un voyage ailleurs dans l’étrange familiarité des mondes oubliés... mais qui subsistent à travers les âges.