Cet été, l’organisme de normalisation responsable du langage HTML
(qui compose toutes les pages web que vous lisez) a proposé qu’une partie
de ces standards puissent être brevetés et leur utilisation payante.
Ceci peut modifier radicalement l’Internet que vous connaissez aujourd’hui.
Toute proportion gardée, c’est comme si le parlement proposait que chaque
citoyen paie pour pouvoir se prévaloir d’une partie des lois qui sont votées.
Le World Wide Web Consortium a rendu public
il y a 6 semaines une proposition afin
qu’il puisse breveter les standards d’Internet.
Ce document introduit deux types de licences, RF (sans royalties) et RAND
(avec royalties « raisonnables et non discriminatoires »). Cela signifie que
l’utilisation de nouveaux standards pourra devenir payante. Cela ne
concernera bien entendu probablement pas HTML, mais les langages
d’échanges entre serveurs sont déjà visés (par exemple le Web Services Description Language ou WSDL).
Ces brevets définissent les conditions d’utilisation d’un standard.
Pour un standard breveté RAND, le point numéro 5 du document précise
que l’utilisation de ce standard peut être conditionnée au payement
d’un montant « raisonnable et non-discriminatoire ». La définition est
floue, mais la plupart des membres du W3C payant 50.000 dollars
de cotisation annuelle (5000 pour les sociétés « pauvres »), cela laisse
augurer d’une non discrimination plutôt élitiste...
Le W3C justifie l’introduction de ce type de licence par le nombre
croissant de ces propositions de standards qui rentrent en conflit avec des
brevets logiciels déjà déposés. Pour mémoire, les Etats-Unis ont accepté
qu’un logiciel ou un algorithme puisse être breveté. L’exemple le plus
connu est celui d’Amazon et son one click ordering.
Le système breveté semble enfantin et ne présente pas
d’innovation : si un client a déjà laissé ses coordonnées lors d’une précédente
commande, il n’a plus besoin de les ressaisir lors de ses prochains achats,
d’où un « passage en caisse » accéléré.
Un brevet logiciel ne protège pas un programme comme celui sur le site
d’Amazon, il protège quelque chose d’encore plus immatériel : un concept
ou un algorithme par exemple. Ainsi, aucun site n’a le droit d’avoir un
système comparable à celui d’Amazon sans son accord (qui serait
évidemment monnayé).
Vu le coût des procès, les grandes compagnies américaines ont intégré
le dépôt de brevets dans leur stratégie de défense juridique. Le principe
général est l’équilibre de la terreur : on dépose tout et n’importe quoi,
si tu m’attaques, mes juristes trouveront bien qu’un de tes produits
utilise un procédé que j’ai breveté.
Que les sociétés qui ont déposé beaucoup de brevets essaient d’entériner
cette pratique est dans l’ordre des choses. Par contre, il est plus surprenant
qu’une partie des personnes qui s’opposent aux brevets sur les logiciels
admettent cette licence RAND. Le sophisme consiste à dire que ce n’est
pas au niveau du W3C qu’il faut combattre le brevet ; mais à des niveaux
plus élevés, comme l’OMPI (l’office mondial de la protection intellectuelle).
Cette approche passe à côté d’au moins deux points majeurs :
plus un grand nombre d’organismes normatifs auront intégré les brevets logiciels, plus cela sera un état de fait immuable,
le brevet logiciel est un problème essentiellement américain et l’Europe
reste pour le moment épargnée. Le W3C est une organisation
mondiale, à partir du moment où le brevet logiciel est admis à ce niveau,
l’Europe aura encore plus de mal à ne pas accepter de brevets logiciel.
Cette politique des petits pas fonctionne. Sans opposition systématique à
toute avance du brevet logiciel, le temps transformera l’inacceptable en
état de fait.
Est-ce que cette histoire de brevet aura un impact direct sur votre
utilisation d’internet ?
Probablement. Aujourd’hui, les utilisateurs exercent une pression sur les
éditeurs de logiciels pour qu’ils soient compatibles entre eux. Les sociétés
ont pris en compte ces demandes dans leur discours commercial et
pour la plupart dans leurs produits. Les logiciels open-source essaient
eux aussi de respecter ces standards. Ainsi les navigateurs Internet
Explorer et Netscape/Mozilla devraient à nouveau être capables d’afficher
de la même manière les pages web.
Dans d’autres domaines comme l’échange d’informations entre serveurs,
les nouveaux standards proposés risquent d’être couverts par un brevet
RAND.
Comme vous avez pu le constater, les sommaires de plusieurs autres sites
sont affichés sur uZine2. Cela vous permet d’être informé plus rapidement
et de pouvoir passer d’un article à l’autre, quel que soit le site qui les publie.
L’importation et la mise à jour de ces sommaires se fait automatiquement
grâce au standard XML-RSS et uZine va périodiquement lire les tables des
matières des autres sites pour voir s’il n’y a pas de nouveaux articles. Il est
proposé de faire évoluer ce standard vers un Web service, et ainsi que
chaque serveur qui rajoute un article notifie automatiquement
les autres de ce changement. Cette évolution ne sera heureusement pas
couverte par une licence RAND.
Imaginons un instant que cela soit le cas. Après tout, l’idée de breveter
un système de syndication de contenu en temps réel ne serait malheureusement
pas plus ridicule que celle du « one click ordering ».
Cette nouvelle norme, plus efficace que l’actuelle car elle permet une
modification des sommaires en temps réel, est adoptée par une majorité
de logiciels commerciaux de gestion de contenu (Vignette, BroadVision,
WebSphere...), qui ont les moyens de payer une licence « raisonnable et
non discriminatoire » et de faire payer chaque client. Les sites installent
ces logiciels et exportent leur contenu à syndiquer. L’information circule
librement sur le net pour le plus grand bonheur de tous.
De tous ? Uzine2 utilise SPIP, un gestionnaire de contenu en logiciel libre,
basé sur un langage de programmation, une base de données et un système
d’exploitation également open-source (PHP, MySQL et Linux).
L’open-source signifie qu’il est possible de prendre, modifier et réinstaller
le logiciel et ses sources (c’est-à-dire l’intégralité de ses secrets de fabrication),
de l’utiliser tel qu’il est livré ou d’en faire quelque chose de
totalement différent. Ce droit est protégé par une licence (souvent
la General Public Licence,
qui interdit en outre de transformer le programme en un logiciel
propriétaire où l’accès au code source serait interdit : un programme
couvert par la licence GPL, en plus d’être open-source, est un
logiciel libre, comme Linux ou SPIP). Un logiciel libre ou open-source n’est pas
forcément gratuit (Mandrake ou RedHat font payer leurs distributions
CD de Linux par exemple). Par contre, la GPL précise que
« ... si une licence de brevet ne permettait pas une redistribution du
programme, sans redevance, par tous ceux qui reçoivent des copies
directement ou indirectement par l’intermédiaire du concessionnaire,
alors le seul moyen par lequel le concessionnaire pourrait satisfaire tant
à cette licence de brevet qu’à la présente licence, consisterait à s’abstenir
complètement de distribuer le programme. »
SPIP et donc uZine2 ne pourraient plus importer le sommaire d’autres sites.
Ce scénario a heureusement peu de chances de se réaliser. Par contre, il
existe déjà au moins un exemple de l’arrêt de l’évolution d’un logiciel
open-source à cause d’une licence. Enhydra, un des éditeurs de contenus
open-source les plus puissants du marché a « fermé » sa nouvelle version
compatible J2EE (Java 2 Entreprise Edition
de Sun Microsystems). En effet, ils sont arrivés à la conclusion que
la licence de Sun sur J2EE n’est pas compatible avec l’open-source.
Qu’une société comme Sun ait cette stratégie n’est guère surprenant,
qu’un organisme comme le W3C puisse avoir la même est inadmissible.
Dans tous les cas, elle est sans doute contre-productive.
En effet, depuis des années, tous les nouveaux standards qui ont été
massivement adoptés ont au minimum une version open-source. Ecarter
cette possibilité risque de séparer l’internet en deux, avec une partie
commerciale qui utilisera des nouvelles normes et le « tiers-internet »,
qui sera au mieux bloqué dans son innovation technologique et au pire
hors-la-loi.
Prenons l’exemple du mail. Les sociétés de normalisation
ISO et UIT ont
défini le protocole X400. Dans le même temps, un autre protocole,
SMTP, est né de manière différente, puisqu’il a été défini quasi-simultanément
au développement des logiciels utilisés pour le gérer. Ils étaient disponibles
gratuitement pour que tout le monde puisse installer gratuitement son
système de mail. Aujourd’hui, c’est grâce à ce protocole que vous échangez
des mails.
Bien entendu, il existe des standards de fait qui n’ont pas été créés ou
approuvés par un organisme de normalisation (les formats de Microsoft Office
ou Java par exemple) ou même qui sont protégés par des brevets
(l’algorithme de compression d’image GIF est déposé par Unisys). Certaines
grosses
compagnies ont la capacité de le faire. Si elle sont supportées par un
organisme international, l’open-source risque d’être encore plus décrié
et finalement marginalisé.
L’organisme de normalisation de l’internet devrait être un service public.
Il s’appuie entre autres sur l’INRIA mais son fonctionnement dépend de la
cotisation de ses membres, pour la plupart des éditeurs de logiciels
(IBM, Sun, Microsoft...), qui sont naturellement enclins à faire passer leur
intérêt propre avant l’intérêt général.
La communauté open-source s’est largement mobilisée et a envoyé
plus de 2000 commentaires à cette nouvelle politique (en majorité très négatifs).
Comme toute démarche militante, elle peut donner l’impression d’être
vaine et d’être inutile tant les lobbies des éditeurs commerciaux sont
puissants. Même si c’est symbolique, c’est mieux que de ne rien tenter.
Cela a eu l’avantage de démontrer que les partisants de l’open-source sont
nombreux et qu’ils ont la capacité de se mobiliser.
Cela n’a d’ailleurs pas été complètement inutile, puisque deux membres
éminents de l’open-source et du logiciel libre (Bruce Perens de l’Open-Source Initiative et
Eben Moglenurce de la Free Software Foundation) sont invités
comme experts par la W3C.
Vont-ils réussir à infléchir la politique du W3C ? A suivre ...