Paris, un jeudi de juillet, 8h30. Le jour se lève sur la journée
trépidante d’un fier acteur de la nouvelle économie. Pantalon large,
sac en bandoulière et mine détachée, pas de doute, je suis bien ce
responsable éditorial d’un site de voyages en ligne aux ambitions dévorantes.
9h30, l’agitation de ceux qui ne travaillent pas le faciès collé à un écran
est largement retombée. Le moment est propice, « décalé » diraient les
médias estampillés « .com », pour tenter une sortie vers le bureau,
building ultra-moderne collé à l’Olympia.
La larme à l’oeil, je me rappelle mes débuts dix-huit mois plus tôt, dans
ce studio d’artistes à Bastille. Les Picasso du moment y créaient un
logiciel d’aide à la navigation. J’étais personnellement « cyber-documentaliste »,
dans une ambiance plus proche de la colo que du bureau. Musique
assourdissante, petit-dej’ tous ensemble sur la vieille table en bois,
tours de vaisselle, jeux collectifs (en réseau), on en aurait presque
oublié le travail. Même le salaire ressemblait à celui d’un animateur
agréé BAFA malgré les millions de francs en jeu.
Après cinq mois de sacerdoce, je préférai m’envoler pour le monde du
tourisme en ligne, en plein décollage. Direction un sobre poste de
« rédacteur », place aux immenses pièces avoisinant la porte de Clichy
où les sous-fifres avoisinaient le jean fraîchement repassé du boss. Patron
charismatique que l’on pouvait même, lors de sa tournée promotionnelle
jusqu’aux écrans quatorze pouces, tutoyer dans les plus grandes largesses.
Quel bonheur.
Un mois plus tard, voilà qu’on me « débauchait », direction les alentours
de l’Olympia donc. Expérience unique pour l’ego d’un jeune travailleur
qui en veut. Toujours le voyage et l’internet, mais cette fois-ci je me
transformai en « éditeur France ». Rencontre des pontes du milieu,
voyages à l’étranger, coupe de cheveux signée Tony and Guy : c’était
l’époque travel, travail et rock’n’roll, ou presque...
Mais le meilleur, je le vis aujourd’hui par la grâce d’un licenciement
à la sauce Silicon Valley. Plus d’ordinateur, plus de locaux mais
obligation faite d’assurer trois mois de préavis la fleur au fusil. Mes
seuls armes restent le téléphone cellulaire et la connexion personnelle
au cas où, dixit la direction, « du travail tomberait ». D’où ? Mystère
absolu. Comme dirait Brassens, tout cela est un peu leste.
Mais si l’impensable (du boulot) devait arriver, nous serions « réactifs ».
Ou encore border line, asap et autres expressions grotesques empruntées overseas.
Force est d’avouer que « prendre le lead » d’un projet, aussi poreux soit-il
d’ailleurs, cela fait nettement plus avancer les choses que d’en prendre la
responsabilité. Pourtant, ce jargon faussement élitiste caresse le cortex
du jeune responsable marketing aux dents longues. Et croyez-moi, le parc
à requins est largement pourvu de djeun’s commerciaux d’élite produits au
moule Jean-Marie Messier.
Nonobstant, tout le miel de cette formidable aventure s’apprécie dans son
ubuesque dénouement. Après douze mois d’une formidable énième aventure,
mon portable dernier cri s’agite. Un grand cabinet de conseil souhaiterait
me voir, paraît-il. A vrai dire, la réalité de mes compétences m’échappe
un peu mais on est visiblement prêt à les payer cher du côté de la Défense.
Merci, sans façons.