Quand j’étais étudiant, Internet c’était un peu mystérieux, magique, étourdissant de potentiels, bref, c’était le pied. Il faut dire que la plupart des sites disponibles étaient ceux des universités américaines, plutot moches, mais remplis d’informations dont la plupart avaient une raison d’être. Même si les sites étaient parfois destinés à quelques rares spécialistes pointus, c’était toujours un bonheur immense de se dire que l’on pouvait accéder en quelques secondes à une machine située à l’autre bout du monde. Bref, pour moi, Internet c’était mieux que de voyager, c’était le voyage, à portée d’un clic de souris sur une station X à la fac.
Oui mais bon voilà, le temps a passé, Internet s’est « démocratisé » (auprès des gens ayant démocratiquement les moyens de se payer le PC, le modem, l’abonnement et les factures de téléphone), et est devenu pour certains « un vaste marché potentiel en pleine expansion » qui a un peu occulté l’idée de départ. D’un concept universitaire et plutôt élitiste mais assez jouissif, force est de constater qu’aujourd’hui, Internet est quasiment aussi répandu et utilisé que la télé (parfois à des fins guère meilleures).
Une certaine idée (pourrie) d’internet
Je sors tout juste (de justesse, suis-je tenté de dire) d’une expérience dans une start-up, je vous passerai les petits détails, ce serait mesquin. Mais j’ai quand même été frappé de la différence, le gouffre même, qu’il y a entre les diverses perceptions de ce qu’est - de ce que pourrait être - Internet pour les divers acteurs du phénomène (heureusement en phase terminale) de la start-up « standard an 2000 ».
Ze boss
D’abord, il y a les managers. Dans manager, il y a « manager », ce qui en bon français se dit « gérer ». Et force est de le constater après ma personelle expérience, les articles parus ces derniers mois sur le web indépendant ont été d’une précision chirurgicale à leur sujet.
Oui, les managers sont souvent de jeunes loups sortis d’une préférablement grande école, dotés de dents préférablement très longues et d’un appât du gain sinistrement gargantuesque comparé à leurs réelles capacités. Leur expérience de la « gestion » d’une entreprise se limite en fait à ce qu’ils ont appris dans leur école de commerce, c’est à dire « tout n’est que chiffres ». Les finances, certes, mais aussi le projet, les visiteurs du site, et même les gens qui bossent pour eux.
Alors attention, je ne suis pas en train de dire « tous les managers de start-up sont des jeunes loups assoiffés de thune ». C’est sans doute le cas pour pas mal d’entre-eux (puisque de toutes façons, ils sont là pour faire de l’argent, autant s’en faire en proportions indécentes si possible), mais je veux bien admettre qu’il doit y avoir toute une gamme de soifs d’argent (qui va de générer un chiffre d’affaires respectable et redistribuer équitablement les fruits du travail commun à l’équipe - haha ! rions ensemble, mes frères -, à faire trimer tout le monde comme des malades et en utilisant les moyens les plus « cheap » pour les motiver - je pense surtout aux stock options, ou pour les plus perfides la manipulation des membres de l’équipe et leur désinformation - mais ne jamais croire au projet en tant que tel, juste croire aux millions de brouzoufs générés lors de l’introduction en bourse).
Ces gens-là (j’essaie de ne pas sembler trop méprisant, excusez-moi si ça ne marche pas) ont souvent une très maigre culture au sujet d’Internet. Ils partagent la vision simpliste présentée parfois dans une presse optimiste qui peut se résumer à « des millions de consommateurs potentiels », « le marché de demain », etc. Mais peu d’entre eux (arrêtez-moi si je me gourre) ont entendu parler de ce qui est apparu bien avant le « tout e-business », je veux parler bien sûr des sites universitaires, des pages perso sur Mygale avec des nouvelles de SF, de Usenet et d’IRC, etc.
Donc peu d’entre eux ont connu ce que certains ont pu ressentir vers le début de la fin des années 90, un fol espoir que petit à petit le monde des citoyens allait s’unir grâce à la communication instantanée d’un nombre invraissemblable de personnes toutes différentes, au travers d’un média direct qui permettrait d’éviter les ô-combien subjectifs moyens qui existaient avant (la télé et la presse ? les discours des dirigeants politiques ? le FMI ?), et qu’un jour (lointain, certes, mais un jour) le monde se surprendra lui-même, stupéfait par son auto-unification au travers du peuple communiquant et non par des chefs des nations dont il est bien hasardeux d’imaginer ce qu’ils pensent de l’unification du monde (sans doute pas du bien, voire rien du tout).
Si vous vous demandez de quoi je parle, je suis un peu ennuyé ; si vous vous demandez « qu’est-ce que ça vient foutre ici, Internet c’est pas pour les fillettes, on est là pour faire du business », je suis triste. Ma première vision d’Internet, ma première émotion c’était cette idée que partout il y avait des gens qui ont quelque chose à dire ou à écouter, qui peuvent enfin le faire grâce à leur connexion Internet. L’espoir que celà faisait naître en moi était émouvant, j’imaginais tout, même un monde où le peuple pourrait se diriger lui-même, en votant depuis son PC, j’en passe et des meilleures.
Mais nos amis managers, eux ce qu’ils voient c’est un bon gros marché potentiel. Et le mot « potentiel » est le plus important de tous : c’est l’essence même de l’illusion qui a séduit tant de monde. Mais que je sache, le potentiel reste purement abstrait jusqu’à ce qu’il devienne un fait. Et dans ce cas on dit « un gros marché », point. Cependant, qu’importe, pour le manager, le fait que le marché soit gros (même potentiel) justifie le lancement des tous les projets lamentables dont nous avons été, dans le meilleur des cas, spectateurs medusés ou, dans le pire (le mien on va dire), un rouage malgré soi dans un projet voué à sa perte, puisqu’à la fin ce qui compte c’est l’entrée en bourse ou la revente à un solide groupe de type LVMH.
Ze dreamerz
Ca m’a pris longtemps pour comprendre, parce que j’ai fait partie de la deuxième catégorie des acteurs de la start-up : ceux qui connaissent Internet et qui sont éblouis par une nouvelle possibilité : « Internet c’est déjà génial, mais en plus je peux en faire mon boulot, donc je peux passer mes journées (et mes nuits) à travailler sur quelque chose qui me passionne ».
Les quelques témoignages très positifs que nous avons vus passer ici et là (et automatiquement contre-balancés par des avis trés négatifs - je pense à Caféine vs ARNO*) sont peut-être le fait de cette tranche de la population start-upienne. Des gens passionnés, trop heureux de se dire que la vie 100% Internet c’est génial, qui donnent beaucoup d’eux pour un projet qui devient vite leur « bébé », et qui, peut-être, travaillent pour la catégorie de mécréants que je dépeignais plus haut et dont le seul objectif est le NASDAQ. Dans certains articles, les auteurs sont sincèrement persuadés de la viabilité de leur projet, et je les salue pour leur espoir et leur courage. J’aimerais aussi les mettre en garde et leur demander de considérer sérieusement les réponses qui leur ont été faites, car je pense que les avis négatifs sont révélateurs d’une vérité qu’il est difficile d’admettre quand on est le nez dans le guidon au milieu du développement d’un site dans une équipe de « copains sympas ». C’est peut-être sympa, certes, mais quand on comprend que le projet de portail féminin sur lequel on bosse aurait très bien pu être un magasin de vêtements en ligne si le boss avait lu que c’était plus en vogue chez les investisseurs dans le JDN, c’est dur de se dire que « tout ça c’était pour la BMW du chef ».
Ze innocents
Pour en terminer avec les personnages des start-up que j’ai connus lors de mon immersion dans ce milieu, il y a ce troisième groupe. Ceux-là sont les plus à plaindre, je crois, car ce sont eux qui ont le plus perdu leur temps : des gens très doués venant d’autre milieux, qui auraient mieux fait d’y rester, juste passés par là car le Net c’était très tendance et « qu’il faut essayer », et qui ont reçu une vision d’Internet exactement comme on ne voudrait pas l’imaginer : peu professionnel, futile, sans objectifs, un investissement en travail jamais récompensé par le succès, etc.
Autant les managers auront « tenté le coup », perdu mais c’est pas grave ! Ils peuvent retourner bosser dans les grands groupes bien français qu’on aime, vu qu’ils étaient PDG-CEO-General-Planétaire de leur propre boîte, ce qui est toujours joli sur un gros CV. Et puis ils ont pris l’habitude de dire « tout va bien, tout va bien » pendant que la boîte coulait, donc pas de problème à l’entretien d’embauche : de « tout va bien » à « je suis le meilleur », il n’y a qu’un pas.
Autant les techniciens, ils auront eu la chance, peut-être, de toucher à des trucs super intéressants : l’architecture du site, peut-être même les serveurs, le développement, bref, c’est Byzance sur le CV, « oui monsieur, moi j’étais Ingénieur Système 3ème Dan, je sais tout faire ».
Mais les autres... Quand on doit produire du contenu alors que la vraie idée c’est juste de rendre le site joli pour que les investisseurs l’aiment et filent des thunes, quelle sérieuse expérience peut-on présenter au recruteur(euse) de Marie-Claire ? Quand on a essayé de vendre de la « présence Internet » à tour de bras, de « l’information publicitaire, a.k.a infomercial », des « partenariats win-win », ben je suis pas sûr qu’on ait vraiment envie d’en parler lors d’un entretien pour un poste de commercial chez Dupont Camions et Cie.
Bon bon je m’égare
Tout ça pour dire que les start-ups, dans leur ensemble, ont bien sali la belle image que j’avais du Net. J’ai eu l’impression que ce qui avait un bel avenir de démocratie internationale a été envahi et vandalisé par les apôtres du grand capital, et que maintenant que plus personne ne va investir dans les concepts bidons - qui n’auront donc pas la chance de voir le jour-, les rats se cassent en masse et il ne reste qu’un grand entrepôt délabré plein de banniéres de pubs où il n’y a plus grand chose à voir.
Mais mais mais... et voici mon message mes amis : rien n’a changé, au contraire : ça s’est bien amélioré. Ok, beaucoup de personnes ont souffert de la ruée vers l’or, beaucoup ont été déçus voire exploités, pas mal aussi ont perdu un max de fric (la liste est longue : petits investisseurs, managers à longues dents, gros investisseurs dont la mort de certains a déjà été annoncée), bref ça a l’air d’un beau gâchis.
Heureusement, respirez, il y a plein de bonnes choses à dire sur Internet en 2001, et plein de raisons de lui voir un futur brillant. D’abord côté technique, la montée exponentielle du nombre d’utilisateurs mais aussi la mutiplication des sites (bidons ou pas) a permis de renforcer la qualité et le débit du réseau. Ainsi, pour des prix de revient de plus en plus bas, on peut aujourd’hui bénéficier de backbones et de moyens d’accès quand même beaucoup plus costauds qu’il y a cinq ans. Et ça c’est un progrès, notamment pour l’utilisateur lambda que je suis qui a maintenant droit à l’ADSL pour un dixième du prix de l’abonnement Compuserve en 95. Idem pour l’hébergement, aujourd’hui n’importe qui peut facilement avoir son site avec son nom de domaine et afficher ses opinions, et ça c’est ce que j’appelle de la bonne démocratisation. Pourtant si on en est là, c’est aussi un peu grâce à tous les guignols des start-ups et l’engouement démentiel pour le e-commerce par les grands de ce monde et leurs amis journaleux qui ont permis un progrès aussi rapide du média au niveau technique.
Ensuite, côte purement visuel, on sent la différence partout. Même les sites web indépendants ont une autre gueule que la page de Julien Bignaux sur le serveur de l’IUT de Caën en 1995 (putain, j’espère qu’il n’y pas de Julien Bignaux a Caën). Aujourd’hui il y a pas mal de sites non commerciaux dont une part d’inpiration provient du monde impitoyable des sites à brouzoufs. Sans doute que le travail de multiples équipes dans le monde a permis de faire évoluer les standards de structuration des sites, de construction des pages, de gestion de la navigation, etc. Et du point de vue de l’utilisateur, je suis bien content qu’uZine ait un code couleur cohérent, des rubriques claires et un système de publication automatique. Le contenu est très important, certes, mais si les journaux avaient la tronche du site à Julien, ils publieraient beaucoup moins non ? C’est un peu pareil pour les sites web.
Et puis surtout, le constat que l’on peut faire aujourd’hui, c’est que l’esprit communautaire n’est pas près de disparaître et qu’il y a de plus en plus de bons sites sans but commercial, avec du contenu très pertinent, fabriqués pour le seul plaisir de s’exprimer et de partager. Quoi de meilleur que de donner son avis, fût-il brillant ou stupide, à tout plein de gens qui ont certainement quelque chose à en dire ? La liberté d’expression a trouvé son media et ce n’est pas quelques avides de pognon qui vont le pourrir. Au contraire, la « compétition » entre le commercial et le « libre » a stimulé le web indépendant que je trouve vachement bon ces derniers temps. C’est un peu grâce à tout ce que j’ai lu ici et là que j’ai enfin ouvert les yeux et décidé d’arrêter les frais dans ma e-buziness win-win global company.
Allez va, c’est vrai que j’ai morflé dans ma start-up, mais c’est pas grave : aujourd’hui Internet est toujours aussi prometteur, et en cherchant bien j’arrive même à rêver à nouveau qu’un jour tout le monde y aura accès et tout le monde pourra enfin avoir au moins cette égalite-là, celle de s’exprimer et celle de savoir.