Curieux et malsain mélange d’éducation et de curiosité, nous avons tendance à emmagasiner systématiquement, pêle-mêle, biens, idées, informations, contacts, relations et sentiments. En vue de, dans l’espoir de, au nom de … de quoi exactement ?
De pouvoir en faire bon usage ? Il conviendrait alors ici de définir ce qu’est un bon usage …
D’améliorer son propre confort ? Il faudrait pour cela pouvoir juger à l’aune du temps la pertinence du confort escompté …
De devenir meilleur ? Mais selon quels critères ? Et par rapport à quoi ?
Ces questions, nous ne nous les posons pas.
Nous nous contentons d’emmagasiner, par réflexe.
Réflexe conditionné d’abord par ce que nous ont appris nos parents, dont la naturelle tendance fut d’essayer de faire de nous l’instance réussie de leur propre modèle ; ensuite, par notre expérience, c’est à dire par les rencontres que nous faisons dans notre vie, autrement dit : par la société à laquelle nous appartenons.
Ce réflexe conditionné est le premier et le plus important des moyens d’intégration à notre disposition.
Or ce réflexe, à force d’être personnellement répété, en plus d’être observé en permanence dans le comportement de ceux qui nous entourent, nous en perdons la conscience.
Mieux – ou pire – à force, nous en devenons dépendants.
L’obsessionnel, pour se soulager de l’idée qui le torture, trouve un exutoire dans l’exécution d’un rite défini par et pour lui seul, par exemple, regarder l’heure sans cesse ou afficher un tic ou encore avaler des substances.
Ce qui se passe pour nous est, à l’origine tout au moins, exactement le contraire : à force d’accumuler, nous devenons obsessionnels.
Evidemment, une fois devenus obsessionnels, il nous faut notre rite, pour nous soulager.
Ce rite est justement abondamment suggéré par la société qui nous accueille.
Voyons comment.
La faiblesse originelle
Si les cellules éprouvent des sentiments, il y a fort à parier qu’elles sont heureuses.
Elles naissent et meurent également, identiques. Le Temps ne les touche pas : elles sont un monde éternel et immuable, parfaitement autarcique. Seul l’extérieur, un jour, en un instant, trompera leur utopie, en les faisant disparaître en moins de temps qu’il n’en faudrait pour qu’elles puissent se rendre compte de s’être illusionnées : elles auront disparu, de toute manière.
La vie, lorsqu’elle parvient à se reproduire à travers l’association de cellules, le paie au prix de la conscience de l’ensemble. La conscience (de l’ensemble) ressemble à l’ombre telle que la comprend un enfant qui la découvre : d’abord drôlement étonnant, puis amusant et enfin, agaçant. L’enfant finit par se résigner d’être ainsi suivi au corps, un jour il en comprendra l’origine et puis il n’y pensera plus jamais, sauf à la voir démesurée dans un cadre insolite.
Alors que l’ensemble formé par l’association des cellules pourrait seulement se réjouir des nouveaux attributs que lui confère la multiplication de ses ressources, la conscience (qui le suit à la trace, comme une ombre) l’avertit des méfaits d’un invité indésirable et incontournable : le Temps. Le Temps est partout et toujours, dès lors qu’on n’est plus seul.
Et que fait le Temps ? Il sape le physique et le moral de l’ensemble. Infiniment, jusqu’à ce qu’il ne reste rien de la dernière cellule …
Ce travail de sape, l’ensemble (des cellules) n’en prend conscience que progressivement.
Irrémédiablement et irréversiblement, l’ensemble, après avoir initialement exulté de sa force nouvelle et considérable, se résout à accepter ses limites et, plus grave, à se contenter de protéger l’existant. La vie se déroule, au fil du temps, comme une peau de chagrin. La magie de la réunion originelle est bien vite oubliée, seul compte la défense acharnée de ce qui reste.
Ainsi en est-il pour le monde végétal et pour le monde animal.
Il semble que la complexité et la superbe de l’association de cellules se mesure à la détresse qu’inspire la conscience de sa destruction, partielle puis totale.
Pour un homme, la plus merveilleuse association autoproclamée de cellules, cela se traduit, entre autre, par le renoncement. Car après avoir connu, de près ou de loin, la faim, la soif, le froid, la maladie et, maux modernes, la pauvreté et l’indigence d’esprit, on apprend à limiter ces ambitions vers lesquelles notre instinct cellulaire nous pousse.
On se contente d’entretenir au mieux l’existant.
Le moyen le plus certain est de faire barrage aux outrages de l’extérieur. Pour cela, rien de tel que d’être informé, de l’intérieur pour limiter les risques, des menaces qui planent et des drames qui surviennent tout autour de nous.
Pour une société, la plus formidable association utopique de cellules, cela se traduit par la domestication de ses propres cellules constituantes. En les renvoyant à leur condition d’association de cellules elle-mêmes, la société peut affronter les dangers de ses sociétés contemporaines. Pour cela, une société définit sa propre mythologie et l’entretient de sa vision personnelle de la réalité.
L’inconscience des sciences
L’Histoire, pour se souvenir de la vanité de l’individu.
La Géographie, pour en diminuer la portée.
La Science, pour en ridiculiser les sentiments.
La Culture, pour le flatter dans son ignorance.
La Religion, pour réduire sa forte tête.
Et l’Actualité, pour le convertir quand il croit se divertir.
La Société, pour survivre, a mis au point un ensemble de concepts qui lui permettent de tenir en respect chaque individu qui la compose. La terrifiante toile d’araignée qu’elle tisse autour de ses membres les incitent à ne pas bouger, - car bouger c’est se signaler, se signaler c’est attirer l’attention de l’araignée. Et donc signer sa fin précipitée.
Au-delà d’un discours prononcé avec le sourire et le regard bienveillant, est-on seulement capable d’envisager l’Instruction comme une propagande, le Travail comme un esclavage et l’Argent comme un fouet ?
Le principe est toujours le même : la répétition. A force d’entendre une chanson inlassablement rejouée, on se met à la fredonner sans s’en rendre compte, dans ses rares moments de silence. Cette répétition sonne le la de notre conditionnement. Conditionnement ? De là, réflexe ?
L’extraordinaire importance qu’a pris l’Actualité et la prolifération des moyens de sa diffusion témoignent de l’affolement de notre Société. Alors qu’on croit en savoir de plus en plus, on est seulement de plus en plus nombreux à savoir la même chose. Car les Sociétés, à l’origine en conflits d’intérêts, se sont peu à peu phagocytés jusqu’à n’être qu’une. On parle aujourd’hui de Globalisation, de Mondialisation ? Elles ont déjà eu lieu ! Désormais, il ne reste plus qu’un concurrent en lice.
Et pourtant, l’angoisse n’a jamais été aussi grande…
Car s’il ne reste plus rien (ni personne, ni société) pour mettre en péril notre intégrité de l’extérieur, la conscience (de l’ensemble), beaucoup plus subtile et entendue quand les besoins primaires sont satisfaits, nous alerte avec d’autant plus de force que nous ne l’avons pas écoutée depuis longtemps : le Temps passe, n’allez pas oublier qu’un seul destin est certain : sa propre disparition.
C’est là le dilemme final : sait-on mourir ?
Sait-on mourir ?
Par définition et par instinct cellulaire, un ensemble ne peut pas sacrifier un de ses membres sans le consentement de la majorité. Quand l’ensemble est à ce point complexe (des langues, des traditions, des cultes différents), comment savoir pouvoir compter sur la majorité ?
Idée : En les réunissant tous, à un moment ou un autre de leur vie, mieux, de leur journée.
A travers la même obsession.
De manière à servir sur un plateau le même rite salvateur.
Ceci afin de donner un éclairage différent à la multiplication indécente des instruments d’information et, parallèlement et sournoisement, à l’appauvrissement des points de vue.
L’appauvrissement des points de vue a un idéal : l’ignorance. L’ignorance volontaire. Une ignorance de réaction, de repli sur soi, d’incapacité à faire face à un trop plein de stimuli. Mais l’appauvrissement des points de vue a mieux encore : l’ignorance de l’ignorance. Elle s’apprécie aux ravages de l’uniformisme qui désormais se décline à gauche, à droite et même aux extrêmes.
Mais au fait, l’information, déclinée sous sa forme quotidienne, l’Actualité, que nous dit-elle ?
Elle nous répète sempiternellement que nous sommes périssables. Pour preuve : les guerres (loin de préférence), les intempéries (imprévisibles), les maladies (curieusement d’autant plus imparables qu’on en a une meilleure connaissance), la pauvreté (à travers ses effets : famine, violence, solitude) et la défiance (des sondages pour savoir ce qu’on pense et des procès pour faire éclater la vérité).
Une personne normalement constituée, informée, a tendance au repli sur soi…
en attendant la mort, dont elle connaît désormais les mille et une recettes.
La mort n’a jamais été autant portée à notre connaissance indirecte.
Et pourtant, nous n’en avons jamais eu aussi peur.
Ne faudrait-il pas savoir mourir chaque jour un peu ?
Les petites morts
La première petite mort, c’est la faim.
A peine né, voici venir, fulgurante, l’agonie sous forme de la faim. Une maman ressuscite son enfant jusqu’au jour où il saura ne pas mourir parce qu’il a simplement faim.
La seconde, c’est la fatigue.
On veut continuer dans sa lancée mais on ne peut plus. Ca dépend de soi et hélas on n’y arrive plus : il faut dormir, contre son gré. De quoi faire crier de désespoir.
La troisième, c’est la maladresse.
Pour savoir tenir, s’asseoir, marcher, parler, il faut essayer. Et donc se tromper. On peut se blesser, moralement et physiquement. Mais là encore, il y a papa et maman pour nous panser.
La quatrième, c’est la séparation.
Parce qu’il n’y aucune raison qui la justifie quand on est bien ensemble. Mais la vie est longue, dit-on, et les occasions de se retrouver ne manqueront pas.
La cinquième, c’est le renoncement.
Quand on dit accepter ses limites, en fait, on refuse d’aller au delà. La fin de notre expansion marque le début de notre disparition.
La sixième, c’est l’oubli.
C’était un jour le plus beau moment de notre vie. Et nous l’avons oublié. Personne, en principe, ne nous le reprochera.
Les autres petites morts, toutes les autres, on ne les compte plus.
On les cache, on se les cache.
Jusqu’à les nier.
Il est une singulière attitude qui lorsqu’on nie nous pousse à nier que l’on nie. En général, on le fait en démontrant ostensiblement notre maîtrise sur ce qui en vérité nous effraye. Ainsi, on se montrera capable de supporter l’insupportable, que ce soit physiquement, moralement, culturellement ou socialement.
Physiquement.
En mangeant selon l’heure et non selon la faim.
En restant chaste quand on crève d’envie.
En cherchant à soigner les défaillances de notre corps plutôt qu’essayer de trouver leur origine.
Moralement.
En se soumettant à l’autorité sans l’avoir éprouvée.
En acceptant de relativiser le malheur.
En se taisant.
Culturellement.
En en profitant sans jamais y participer.
En faisant sien le jugement des autres.
En se dissociant du Beau.
Socialement.
En confortant sa dépendance aux idées.
En oubliant les gestes de survies.
En prenant autrui pour un miroir.
Notre malheur a pourtant un remède.
Apprendre à jeter.
Dit autrement : dés-apprendre.