« L’Amiral n’avançait guère, il se traînait plutôt en ronronnant, d’un roulis vers l’autre. Ce n’était plus un voyage, c’était une espèce de maladie. »
Voyage au bout de la nuit, Céline.
Lundi 15 janvier 2001 : c’est le jour J, tu es attendu au centre de détention de Loos pour 14 heures.
Tu n’habites Lille que depuis un peu plus de trois mois et n’as par
conséquent aucune idée de l’aspect que peut avoir cette prison.
Tu avales en vitesse les restes de spaghetti bolognaise qui, depuis deux
jours, traînent dans ton frigo et sors du garage ton vieux vélo hollandais.
Le temps est ensoleillé, froid et sec ; idéal pour pédaler. Un quart d’heure
plus tard, sans même y prendre garde, te voici dans la ville de Loos.
Mais tu as beau chercher des yeux, tu ne vois aucune pancarte indiquant
la direction de la prison. Après avoir déplié et examiné ta carte routière,
tu te rends compte de l’inexactitude de l’expression « prison de Loos ».
La prison ne se situe pas à Loos même mais dans sa marge : une sorte
d’« interzone », de zone tampon, délimitée par les eaux saumâtres
de la Deule, le flux de gomme et d’acier du boulevard périphérique sud
et les circonvolutions de tuyaux, tubes et pistons de l’usine Kuhlmann.
Sur la carte de l’agglomération lilloise, le centre pénitentiaire de Loos
est signalé par deux formes géométriques : un quadrilatère représente le
centre de détention (réservé aux condamnés) et une sorte d’étoile à trois
branches la maison d’arrêt (réservée aux prévenus, ceux en attente
de jugement). Tout autour, l’espace blanc figure, en creux, l’existence
implicite d’un vaste périmètre de sécurité au pourtour duquel se
détache le rectangle d’une usine d’incinération. Une question te vient
alors à l’esprit : quel rapport peut-il bien y avoir entre une déchetterie
et une prison, entre retraitement des déchets ménagers et
« reclassement social » des détenus ? Pourquoi un tel voisinage ?
Coïncidence, plan concerté, pur hasard ou symptôme ?...
De l’extérieur de la prison de Loos, rien ne filtre de la vie carcérale.
Une longue muraille de briques décrépies, rythmée par quelques lourdes portes
boulonnées, oppose une fin de non-recevoir aux regards indiscrets.
Lors de cette première visite, ce n’est qu’après bien des hésitations
que tu te décides à appuyer sur le bouton de l’interphone. Il
te semble percevoir une sourde hostilité à travers la raideur martiale
des murs de l’édifice. Ce qui fait froid dans le dos, c’est de penser que juste
derrière cette enceinte, le pouvoir judiciaire, les textes de loi, la
« souveraineté de l’Etat », toutes ces choses en apparence si
abstraites prennent la forme, à la fois mystérieuse et concrète,
d’un subtil et discret « art du supplice ».
Mais une fois admis à l’intérieur
de l’enceinte, après avoir décliné ton identité au surveillant assis dans
le premier poste de contrôle, tu te sens déjà mieux. Dans d’autres
circonstances, tu apprécierais sans doute la majesté de l’ouvrage fortifié.
Il faut dire que le centre de détention occupe les locaux d’une ancienne
abbaye qui n’a été reconvertie en prison d’Etat qu’après la révolution.
C’est autour de cette vieille bâtisse que se déploie le système défensif du
pénitencier : double enceinte, chemin de ronde, miradors et treillis de
barbelé. C’est admirable, cela mériterait presque d’être classé
monument historique. Depuis la cour d’honneur, qui pourrait être en
effet celle d’un musée ou d’un hôtel particulier parmi d’autres, rien ne
laisse deviner la présence, au-delà de la façade de style, d’une
« machine à punir ».
Pour pénétrer à l’intérieur du quartier de la « détention », la prison
proprement dite, il te faut d’abord passer par un sas de « décompression »
où un surveillant vérifie à nouveau ton identité et te fournit une alarme
portable, une sorte de gros téléphone cellulaire noir. Une fois passé ce sas,
c’est la plongée dans un univers parallèle, situé quelque part entre l’hôpital
et le zoo. « Le bruit et l’odeur », voilà ce qui te frappe en premier lieu.
Le bruit, c’est le cliquetis des clés, le claquement des portes métalliques,
le déblocage électrique des systèmes de fermeture, le bourdonnement
incessant, ponctué de cris, de joutes verbales et de rires épileptiques,
de tous ces « hommes obscurs » rivés à leur numéro d’écrou comme à
une ancre invisible. Dans ce magma sonore qui de partout dégouline,
seul le silence pourrait être assourdissant. L’odeur, un composé
antithétique de détritus et de désinfectant, a la consistance d’une
matière vivante, moite et spongieuse, qui une fois qu’elle t’a enveloppée
ne te lâche plus. Pas un micron de ta surface textile et corporelle qui
puisse lui échapper.
Après l’ouïe et l’odorat, la vue : sous tes pas mal assurés se déroule une
immense place rectangulaire autour de laquelle s’élève, bien à la
verticale, la ville carcérale. Cette place qui n’autorise que des passages
obligés a ceci de particulier qu’elle ne donne sur aucune rue, aucun
commerce, aucune maison, rien, ou plutôt si : des murs affrontant
d’autres murs. Parfois, dans un renfoncement, tu découvres une cage
de verre : c’est là que les psy, travailleurs sociaux, avocats etc., rencontrent
les détenus, t’explique gentiment un surveillant. Si quittant le
rez-de-chaussée, ton regard se concentre sur les hauteurs, tu
comprends alors ce qu’est la « Détention » : une véritable
« ruche humaine » où les habitations se distribuent sur cinq étages
en une série d’alvéoles de béton équipées de mini-hublots ; des œilletons
obturés par un cache.
Ces cellules, cabines à la pressurisation minutieuse,
sont reliées entre elles par des coursives et chacune de ces coursives,
qui parcourent deux des quatre côtés du quadrilatère de la « Détention »,
est reliée à son double par trois ou quatre passerelles.
Tout cela te rappelle étrangement l’architecture d’acier des anciens
paquebots transatlantiques et ne fait que rendre plus sensible l’absence
d’horizon. Autour de toi, des hommes promènent leur solitude de
long en large et de bas en haut dans les coursives, cales, machineries,
entreponts et escaliers de tôle du Titanic carcéral. Ce sont les passagers
forcés d’une croisière immobile. Dans une salle de cours, tu fais la
connaissance de quelques-uns de ces « taulards » et tu te demandes :
Mais comment fait Jean-Gérald pour me parler de sa passion du « slam »
(poésie scandée) ; mais comment fait Rabah pour me parler de ce pigeon
qu’un jour il a recueilli sur le rebord de sa fenêtre ; mais comment fait
Kamel pour discuter avec moi des paroles de ses futures chansons ;
mais comment font-ils tous pour rester humains ?...