Après l’Europe des marchands, l’Europe des peuples et l’Europe des nations,
il fallait bien que cela arrive, voici venir la Cyber-Europe, l’E-Europe,
j’ai nommé l’E-EU.
Un nom donc. Un cyber-nom. Sur Internet, tant que la technique restera ce qu’elle est, on ne nomme que ce que l’on appelle des domaines. Et les domaines d’Internet, c’est mon domaine.
Un nom de domaine, ce n’est ni plus ni moins que l’association d’un nom à une adresse d’un ordinateur connecté à Internet. Il est plus facile de se souvenir qu’il faut taper www.francetelecom.com pour atteindre le site Web de l’opérateur de téléphonie que de noter sur un bout de papier l’adresse numérique (193.252.71.4) du même ordinateur. Même si, à terme, c’est bien cette adresse numérique qui sera utilisée par votre navigateur pour aller chercher l’information voulue.
Un domaine sur internet, c’est donc un nom (un ensemble de lettres signifiant quelque chose) suivi de ce qu’on nomme techniquement un TLD (pour Top Level Domain). Le fameux « .COM » est le TLD le plus connu, mais il existe des TLD nationaux (.FR ou .UK par exemple), et un débat à l’échelle mondiale se tient en ce moment même pour décider la création de nouveaux TLD. Ne croyez pas qu’il ne s’agisse que d’un débat de techniciens : il est affaire de très gros sous, j’y viens.
Pour que ça marche, il faut évidemment un système capable de fournir à votre navigateur le numéro de l’ordinateur dont vous avez tapé le nom. Ce système est connu sous le nom de DNS (Domain Name System) et repose sur une grosse base de données centralisée, gérée par une entreprise américaine qui a reçu pour ça délégation du gouvernement des États-Unis. Cette entreprise se nomme NSI/VeriSign. Et pourquoi elle ? Parce qu’au début de l’histoire il y a eu un organisme (Internic) qui se chargeait de gérer cette base centrale, puis une entreprise (NSI déjà) financée par l’état américain et qui fournissait un service mondial d’abord gratuit, puis payant lorsque le gouvernement des États Unis a décidé de laisser le marché financer le réseau.
Et comme il faudrait modifier la configuration de millions d’ordinateurs en même temps pour déplacer ce lieu, la seule inertie a permis que, lorsque le gouvernement américain a décidé de privatiser puis, fin 1999, de casser le monopole de l’enregistrement, NSI a conservé la gestion de la base centralisée.
Fin 1999 donc, le gouvernement américain a nommé une bonne marraine dont le rôle était d’introduire un peu de concurrence dans le service de nommage. L’ICANN (c’est le nom de la marraine) existe donc depuis lors, et son rôle est d’autoriser tel ou tel commerçant à enregistrer (contre espèces sonnantes et trébuchantes) des noms dans la base centrale.
Les commerçants en question sont appelés des registrars, l’entreprise américaine qui gère la base centrale est toujours NSI/Verisign et certains des ordinateurs qui répondent en premier lieu quand on veut savoir quel ordinateur répond au petit nom de www.machinchose.org sont toujours gérés par cette entreprise.
Voilà pour le cadre.
Il existe donc, et c’est presque unique sur Internet, un lieu central de pouvoir. Un très petit pouvoir c’est vrai : il ne s’agit que de noms après tout, mais comme c’est le seul lieu où un pouvoir central peut s’exercer il est bien évident qu’il est l’endroit de toutes les luttes, de tous les enjeux de pouvoir.
On trouve à l’ICANN des représentants des gouvernements de tous les pays industrialisés. C’est bien le moins. On y trouve aussi quelques techniciens, et l’ICANN vient de faire élire quelques-uns de ses membres dans une espèce de suffrage universel mondial, c’est dire comme tout ça est beau, démocratique et parfait. Et américain.
Et comme tout ça est très à la mode, l’Union Européenne a décidé récemment qu’elle aussi voulait avoir un lieu de pouvoir centralisé bien à elle sur Internet. Comme l’Amérique. Alors elle a demandé à l’ICANN la délégation d’un nouveau TLD, j’ai nommé le futur .EU qui existera bientôt et qui est l’objet dès à présent de luttes de pouvoirs dans lesquelles le présent article, je l’espère, joue un petit rôle.
L’Union Européenne ne sait pas bien de quoi il s’agit, les noms de domaine. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’il lui faut du pouvoir sur Internet et qu’avec un TLD bien à elle il lui sera possible d’en avoir un peu. Parce que du coup elle pourra choisir non seulement qui pourra créer des domaines dans .EU (machinchose.eu par exemple) mais aussi parce qu’elle pourra décider des règles qui régiront ce qu’on nomme déjà « l’espace de nommage européen ».
Enfin, officieusement. Officiellement, bien sûr, la raison est « d’aider le commerce électronique à se développer en Europe ».
Déjà, là, on peut se poser une question : à quoi ça sert ?
Comment croire qu’on attirera avec un nouveau TLD des entreprises dont les ordinateurs n’ont pas encore de nom sur Internet ? Quand ces entreprises-là arriveront dans le monde merveilleux des réseaux elles feront comme les autres : elles prendront d’abord un .COM et puis, au cas où et pour répondre aux quelques clients qui se tromperaient, un .FR et un hypothétique .EU. Juste pour assurer le coup. Les ordinateurs seront donc connus sous plusieurs noms, quelle grande victoire, et les registrars auront vendu trois noms au lieu d’un seul, quel joli coup marketing.
Ma réponse à moi est donc : ça sert à rien pour les entreprises sauf (en tant que registrar) à me faire gagner plus d’argent, évidemment : .EU c’est bon, mangez-en.
Si un nom est sans nul doute utile, il n’en reste pas moins qu’Internet ne connait pas de frontières. Alors quel est l’intérêt pour un particulier ou une entreprise de s’affirmer comme européen quand il peut déjà s’affirmer comme mondial ? Pas très grand si j’en crois mes informations : le registrar Gandi (dont je suis un associé fondateur) a réservé, après à peine plus de six mois d’ouverture au public, plus de 130 000 domaines dans .COM/.ORG/.NET pour ses clients, dont 80 000 par des résidents français. Soit davantage de domaines en 6 mois que l’AFNIC (la seule entité qui, sous l’égide de l’État, a le droit de créer des .FR) n’en a créés en 5 ans dans le TLD national.
Mais l’AFNIC (et donc le gouvernement) le dit haut et fort : .FR est un espace de confiance, puisque seules les entreprises pouvant montrer patte blanche et K-bis ad hoc ont le droit de créer le nom indiqué sur les papiers officiels. Avec .FR vous ne risquez pas de vous faire piquer le nom de votre entreprise par un concurrent.
Le prix à payer, bien sûr, c’est la quasi impossibilité pour un particulier d’enregistrer un nom dans ce TLD. La France voudrait faire d’Internet un lieu réservé au commerce qu’elle n’agirait pas autrement : si vous êtes un particulier, peu importe que votre site soit connu sous un nom complexe. Ce qui compte, semble-t-il, c’est de privilégier l’expression publique... des entreprises. Bien sûr, l’AFNIC autorise les particuliers à créer des noms dans .NOM.FR, mais ce pis-aller n’a rien changé sur le fond, preuve en est le très faible nombre de domaines enregistrés dans ce cadre (inférieur à 500 d’après les statistiques officielles de l’AFNIC avant la récente offre gratuite de ce type de domaines, qui a surtout pour le moment montré que l’AFNIC n’était que très peu gênée quand ses partenaires à cette occasion se sont mis à user et abuser du spam pour faire connaitre ladite offre).
Pourtant le succès de Gandi auprès des particuliers a mis en évidence l’existence d’une demande considérable pour des domaines personnels. Et si Internet est si fascinant, est-ce parce qu’il permet de faire ses courses par correspondance ou parce qu’il permet, enfin, à tout un chacun d’exercer son droit fondamental à la liberté d’expression ? Est-ce parce qu’il est un espace de confiance pour les entreprises, ou parce qu’il est un espace de liberté pour les citoyens ?
Alors comment ne pas s’inquiéter lorsqu’un nouveau TLD européen se crée sous l’égide d’un comité qui préconise d’ores et déjà le respect du droit des marques, qui s’inquiète avant même sa création de limiter la façon dont un particulier pourra créer son domaine familial et qui parle déjà de n’autoriser que des domaines de 3ème niveau (nom-de-famille.prenom.eu par exemple) pour les particuliers ?
Bien sûr, l’AFNIC et d’autres vous expliqueront que, sans ça, ce sera la gabegie, l’anarchie, et que des entreprises se feront voler leur nom et devront faire procès sur procès pour les récupérer. Bien sûr, ceux qui vous diront ça vous affirmeront que seules leurs méthodes bureaucratiques sont les bonnes.
Le bel argument que voilà. Et comme on est content de savoir qu’on s’assure ainsi, dans le marché électronique global, d’une visibilité européenne (ou franco française) à toute épreuve. Mais ne comptez pas sur un étranger pour chercher votre entreprise dans .FR : la norme est .COM et s’il fallait s’amuser à tenter toutes les combinaisons de TLD nationaux pour trouver son rêve, on y perdrait son week-end. Ne comptez pas non plus qu’un jour .EU détrone .COM : les mêmes entreprises qui enregistreront leur nom dans ce nouveau TLD seront celles qui disposent déjà de ce nom dans tous les TLD possibles et imaginables, à commencer par l’incontournable .COM qui est proposé par défaut par tous les navigateurs Web.
Le beau mensonge aussi quand on sait le très faible nombre de procès opposant une entreprise à un particulier qui lui avait volé son nom. Et qu’on sait aussi que dans presque tous les cas l’entreprise a récupéré son nom sans coup férir, au point que le petit jeu du cybersquatting (activité consistant à enregistrer le nom d’une entreprise dans l’espoir de le lui revendre avec un profit maximal) devient dangereux.
C’est un si beau mensonge qu’on s’étonne de voir l’équivalent belge de notre AFNIC national décider la libéralisation complète de son système auparavant tout aussi digne de « confiance » que l’espace de nommage .FR (lire « Fin des enregistrements, ancien régime »). Les belges seraient-ils des menteurs eux aussi ?
Et puis quand on sait que, même en France, plusieurs entreprises peuvent avoir le même nom et que dans ce cas « la loi du premier arrivé premier servi » qui est de mise dans .COM redevient la norme. Et quand on imagine bien que le nombre des entreprises homonymes de l’Union Européenne est plus important qu’en France on se doute de la portée énorme d’une mesure qui limitera le droit de déposer un nom à ceux qui peuvent revendiquer un usage : si vous espérez par ce biais éviter d’avoir à vous précipiter pour être servi le premier, vous vous trompez.
Et enfin quand on sait que l’espace ô combien « peu sûr » du .COM est régi par une procédure amiable de résolution des litiges, procédure à laquelle participe notamment l’OMPI et qui permet à des entreprises de retrouver leur nom sans même porter l’affaire devant des tribunaux. Le tout sans obliger un particulier à créer une entreprise pour avoir l’insigne droit de créer un domaine à son propre nom, c’est à la limite du supportable dans le monde du cybercommerce.
Alors quand on sait tout ça on se dit qu’un nouveau TLD, européen, pourrait bien finalement être utile. Certainement pas aux entreprises (qui ont tout intérêt à ne pas limiter leur public à la seule Europe), mais bel et bien à ces citoyens qu’on préfère ignorer et cacher.
Pour un particulier, un domaine en .EU serait l’occasion d’affirmer une citoyenneté européenne si difficile à saisir. Et un TLD réservé pour une fois en priorité aux petits, aux inconnus, permettrait à l’Europe de donner un signal fort en direction du tout-puissant marché, un signal de démocratie, un message d’égalité.
Non à un TLD de plus pour les entreprises. Oui à un TLD de l’Europe citoyenne.
Il faudrait pour ça imposer une structure légère, la plus légère possible pour un tarif final le plus bas possible. Il faudrait aussi un système de résolution des conflits à l’échelle européenne, qui serait une démonstration formelle de la volonté de coopération entre les pays membres. Il faudrait enfin et surtout éviter le plus possible la moindre procédure administrative complexe, la moindre preuve d’identité a priori du dépot, la moindre « charte » de nommage qui impliquent toujours de dérives sécuritaires et sans réel effet, sous peine de renforcer le sentiment croissant d’une Europe limitée à sa bureaucratie toute-puissante.
Eh bien, mesdames et messieurs mes lecteurs, c’est tout le contraire qui se prépare : une structure lourde, des autorités nationales de résolutions des litiges, et des contraintes administratives les plus sécuritaires possibles.
Si .EU doit devenir une caricature de .FR, un domaine réservé dans la pratique aux entreprises, ne comptez pas sur Gandi pour y participer. Mais ne vous inquiétez pas : d’autres registrars iront se partager le gâteau.
Si vous avez comme moi envie d’une « cyber-europe » citoyenne, tournée un peu plus vers l’individu et un peu moins vers les entreprises et la bureaucratie, alors demandez, vous aussi, que ce nouveau territoire soit un peu le vôtre. Ecrivez à vos députés, écrivez à l’AFNIC (le représentant du gouvernement le plus à même de comprendre ces enjeux), participez aux débats sur le forum de l’EC-POP si vous préférez utiliser le réseau, mais ne les laissez pas faire.