Depuis sa médiatisation dans les revues et autres supports installés, il y a peu d’années, internet est réputé servir indifféremment à l’information, ou à la désinformation, selon l’époque ou l’événement choisi pour en parler [1]. Ce jeu pendulaire est fondé sur un postulat vulgaire de véracité naturalisée, tel que les carottes ne sont pas des courgettes, les autos des avions, les charniers des horloges suédoises etc. Et aussi sur le fait que pour savoir, et dire, que les carottes ne sont pas des horloges, le spécialiste vérifie ses informations, alors que sur le net, l’impulsion de l’auteur non spécialiste, ses intentions possiblement manipulatrices, donneraient à percevoir une réalité déformée. Mais l’information, entendue au sens large, c’est peut être autre chose que l’exposition de faits avérés, particulièrement dans l’ordre social. Par exemple un jeu.
Alors, Hector, c’est la guerre ?
On peut en effet aussi analyser les choses autrement, à partir d’un corps notionnel très mode dans les milieux qui se préoccupent de stratégie. Donc qui intéresse les internautes joueurs. En voici les éléments principaux, destinés à qui veut jouer au maître du monde, ou à Spartacus qui lutte.
Les définitions suivantes viennent de trois préoccupations, l’une militaire (l’avantage stratégique dans l’engagement), l’autre politique (les rapports de pouvoir entre Nations), et la dernière touchant aux entreprises (l’image et la décision). Dans les trois cas, il est question d’information, mais pas au sens de la véracité, à celui de sa gestion en vue d’un but poursuivi quant au fonctionnement psychique des sujets cibles. Ou, autrement dit, de l’action psychologique (sur les opérations mentales, les représentations et les affects). L’internet, système dont l’architecture est très différente de ces organes institués, est une ressource pour la diffusion des pratiques résultant de ces conceptions. Quelques aspects initiaux, le reste étant aisément consultable en ligne [2]
Guerre cognitive : il s’agit de la généralisation, et de la redéfinition en termes plus modernes, de la notion de guerre de l’information. La connaissance est un moyen de la guerre, comme du fonctionnement des groupes (voir le courant du knowledge management). En disposer de plus, ou plus vite, ou plus pertinente doit se travailler. [3]. La chose est principalement nord américaine (où elle concerne autnat le management [4] que l’armée), alors que les préoccupations françaises officielles en matière de sciences sociales de Défense sont différentes [5]
Intelligence : entendue non au sens du Q.I. ou de l’I.A., mais à celui du renseignement. La veille stratégique peut s’effectuer, et se vendre, à partir d’internet. [6]
Perception management : c’est plus beau en anglais, mais comme la traduction simple le dit, on entendra par là la gestion de ce qu’il faut donner à voir, cacher, modifier, habiller etc. Ceci en fonction d’un projet vis à vis de l’opinion publique, ou de l’opinion des intermédiaires relayeurs, ou de celle des décideurs de quelque chose, et sachant que l’impact recherché peut être de nature affective (sentiment et émotions), et pas seulement du registre de la connaissance. Ca devient même un métier, éventuellement [7]
On trouvera les notions liées dans les références données ici. Il y est question d’influence sociale. On est très loin de la problématique de la véracité, la question n’est pas de savoir si les carottes vertes sont en fait des courgettes rouges, mais de faire en sorte que l’on préfère les unes aux autres, ou que l’on prennent les unes pour les autres (voir les guerres sur les OGM, ou les génériques, ou le nucléaire etc.)
Ce qui est amusant, c’est que ce corpus est d’application générale, car il est banal et, comme presque toujours en matière d’influence postulée, pas défini dans les modalités concrètes du fonctionnement cognitif des sujets cibles (par défaut, seraient-ils abrutis, aliénés, ignorants, complices, désarmés etc. ?). En quoi, alors, il ne se distinguerait pas à première vue des idées magiques, ou croyances naïves selon lesquelles l’homme (enfin, les autres) est une sorte de sot à qui la répétition de mots et d’images ferait mécaniquement penser ce qu’il convient pour le plus grand bien des méchants qui ont des valets à faire penser, dits médiateurs. Bref, un avatar pseudo behaviouriste, pour qui le stimulus aurait effet par lui même, sans retours et renforcements, ni même comportement. Ahurissant.
Ce qui fait l’impasse sur l’essentiel, du point de vue cognitif, justement, savoir le cerveau du sujet, et les schèmes qui s’y construisent par d’autres moyens que la consommation d’information, notamment dans l’expérience personnelle concrète de l’action, et les conduites d’interaction. Et de son histoire, singulièrement complexe, ancienne, et expérimentée, le nouveau né a déjà des compétences de communication, et peu d’années après il est un pro de l’influence dans sa sphère de relations élémentaires.
En fait, il s’en distingue très radicalement, d’une part en ne faisant pas de la répétition médiatique (gavage, pilonnage, matraquage etc.) une exigence tactique obligée, d’autre part en ne réputant pas dès l’abord l’adversaire et ses supports, ou les indifférents à la cause, inertes ou passifs (ou aliénés…).
En quoi c’est un bon support de réflexion pour les guerres des faibles aux forts (supposer que le fort peut aliéner par la seule répétition, ce serait plutôt la guerre du vaincu au vainqueur). Plus besoin d’engager plus d’hommes et de matériels pour obtenir l’avantage, ni de disserter sur le front inversé de Valmy, ou sur l’effet du contact imprévu à Magenta. Le coût marginal de la guerre de la connaissance est très compétitif, en moyens matériels comme en durée d’analyse, et tout le monde peut jouer.
Et on peut participer !
Internet est parfait, il permet au vulgaire de jouer au jeu de l’information et de l’expression d’influence dans les mêmes termes que les puissants, bien qu’avec un moindre effet. Comme la Bourse avec ses petits porteurs, les effectifs étant d’ailleurs grossièrement semblables en France (environ 8 millions de connectés, et de petits porteurs). Mais pour bien jouer, il faut savoir un peu comment ça se passe, sinon, on y laisse sa chemise idéologique ou financière.
La simple gestion compensatoire de ce qui est perçu, ou contre information, comme le pratiquent les faibles dans leur guerre aux forts (faire apparaître ce qui n’est pas dit, intentionnellement, par l’ennemi) est insuffisante, et pas pour les raisons de convenance évoquées pour garder le précieux statut de victime (censure, désinformation officielle, complot etc.). Encore faut-il que ce que l’on veut donner à voir ait un intérêt pour les intermédiaires grand public, ce à quoi l’on parvient pourvu que l’on travaille son événementialité, qui est le pain des médias généralistes.
C’est à dire en qu’il soit hors ordre (extraordinaire), hors norme (exceptionnel), et mobilise des affects (sensationnel). Gènes, les tueurs en série, des otages dans un théatre, c’est parfait, Millau et des occupations d’église pas mal, la manifestation des kabyles sans papier ou le Cachemire, mauvais, la revendication des facteurs au Groenland ou le fonctionnement d’un conseil régional, nul.
Mais on peut jouer sans se préoccuper d’une médiatisation globale, juste à destination de communautés localisées, en espérant que les petits ruisseaux font les grandes rivières, et c’est ici qu’internet est imbattable. On y peut participer à un nombre considérable de forums, de listes, de revues en ligne, de chats, spammer pour la bonne cause, et même créer son propre site d’information.
Le jeu fonctionne partiellement selon les règles de la guerre cognitive sommairement dites plus haut. Mais ces stratèges ne sauraient avoir tout dit, sauf à renoncer aux fondements de leur position. Ils n’ont donc publié que ce qu’ils ont choisi d’exprimer en fonction d’un dessein (la reconnaissance d’une expertise et la promotion d’une nouvelle mode de management). Ou alors, ce sont des faiseurs...
Le perception management est de rigueur dans tous les forums et listes modérés, a priori ou a posteriori. Le joueur qui propose une information ou une opinion devra donc prendre garde au fait que le flux de données est géré par des gens qui vont choisir ce qui est convenable ou pas, en fonction d’une charte, certes, mais aussi des effets supposés de tel message sur tels lecteurs. Et de la qualité du posteur, ce pourquoi l’anonymat, s’il peut être utile, a l’inconvénient d’affaiblir l’action (faute que l’on puisse apprécier d’où l’auteur parle).
Un petit espace est laissé, dans le cas de modération a posteriori, dans le temps entre l’envoi du message et sa suppression éventuelle. Ce temps est court, mais il permet néanmoins de prouver que l’information a été publiée à un moment, et de crier à la censure, figure certes classique, mais très usitée.
Sur les lieux d’information qui fonctionnent à partir des textes proposés par les participants (listes, sites etc.), et afin de faire manifester ce que l’ennemi justement occulte dans sa gestion médiatique, le jeu est particulièrement facilité. Comme il s’agit de donner à voir des éléments dont on ne parle pas par ailleurs, leur vérification est malaisée, surtout quand le message émane de groupe ou d’individu inconnus.
Le choix de modération va consister à coopter, sauf énormité mal conçue, les informations, opinions et manifestations affectives, fussent elles outrancières, qui vont dans le sens de la ligne éditoriale de la lutte. Au moins le lecteur sera satisfait de la sédimentation d’éléments consonants, et conforté dans l’indignation basique qui lui donne une bonne image de sa participation à la vie du monde. Car ceci est l’essentiel, et le joueur ne doit pas se tromper. Les communautés du réseau rejettent, comme n’importe quel groupe ordinaire, tous les signifiants dissonants, qui créent malaise.
Illustration maison, au sujet d’un texte publié qui n’allait pas dans le sens habituel, un participant de forum proteste en ces termes : que uzine en vienne dans le contexte actuel à publier un article collaborationniste sans s’emouvoir ni apporter de contradiction, ca me fait mal au coeur. La phrase en dit beaucoup, et fort précisément. Après la stigmatisation du contenu ainsi disqualifié, sont indiquées les deux formes, affective et cognitive, du reproche, et l’effet de malaise est noté in fine.
Plus grave, les propos dissonants induisent un réaménagement des représentations du sujet , potentiellement dangereux pour l’image du groupe (c’est donc qu’ils sont devenus cons, mes ex amis, ou traîtres, ou simplement infiltrés, ce qui est moins pénible, etc.), voire pour son fonctionnement et sa pérennité. Ainsi, le gel d’Indymedia France ("média libre, pour le peuple et par le peuple") résultait des secousses successives dans l’utilisation guerrière du site d’information par des groupes dont chacun accuse fort justement l’autre de désinformation et de manipulation, jusqu’aux contentieux radicaux (imputation de racisme et antisémitisme) qui rendent la gestion de l’information impossible, achèvent l’apparente communauté de vue des administrateurs, et mettent dans le malaise et la défiance les lecteurs de l’information. Lecteur défiant, média mort.
Assurément, le jeu est plus facile sur les supports prônant la liberté d’expression. Si l’on prend garde à ne pas dépasser un taux de dissonance qui ferait problème (comme font les trolls inexpérimentés), mais en procédant par petites touches, on doit parvenir à installer un doute sur la consistance du support, ou sur son sérieux, ou sur ses intentions. Mais ceci est difficile et prend du temps, toutes choses qu’il est difficile de demander à un guerrier du réseau.
Il est plus simple de contourner le problème et de mettre en cause un support à partir d’un autre (désinformation légère, imputation d’intentions non dites, sournoiseries diverses etc.). Les petites communautés d’information et d’expression en ligne ont quelques humaines faiblesses, dont le joueur peut tirer parti.
Elles sont narcissiques, et les propos malveillants à l’égard de leur extérieur, même proche, font plaisir.
Elles sont, comme petit groupe affronté à des puissants, très sensibles aux thèmes conspirationnistes. Cette paranoïa, au sens de reconstruction du raisonnement stratégique d’autrui (car « il n’y a pas de hasard »), est sans doute la meilleure porte d’entrée pour faire croire ce que l’on souhaite sur tel courant ou telle personne.
Le jeu fonctionne dans les deux sens, au débit ou au crédit de qui l’on veut faire connaître. Plutôt que le mensonge éhonté, on conseillera la vérité « améliorée », vieille routine de communicateur pour gérer l’image et donner le sens. L’amélioration peut revêtir de nombreux habits. Associer un signifiant positif ou négatif à une information triviale, ajouter une interprétation problématique à un fait trop brut, mettre en parallèle deux éléments qui n’ont rien en commun, mettre en forme ironiquement une information sérieuse pour d’autres, se couvrir même faussement d’une figure d’autorité, faire appel à la sensibilité du lecteur en émotionnalisant, etc. Tout ceci n’est pas particulier au réseau.
Après ça, les moteurs de recherche indexeront ce qu’il faut, et les propos circuleront, crédibilisés de leur(s) publication(s). Ce qui, sur un réseau mondial, et en expansion, est une ressource certaine. Super [8]
Et même proposer !
Certains joueurs ne se contentent pas d’aller s’exprimer sur les supports des autres, mais organisent la production de l’information (sites web, forums associés, listes, chat etc.). Ceci est appuyé sur une association ou un groupe informel, éventuellement une personne, et souvent spécialisé sur un thème, une population, une conviction etc.
Dans quelques cas, il s’agit de médias alternatifs généralistes. L’information publiée mêle donc parfois des propos de visiteurs, et des points de vue « officiels » de l’administration du site. Dans d’autres cas, l’absence d’interaction crée une situation classique de revue à consulter. Le jeu consiste à obtenir un public qui, informé de ce que les autres ne disent pas, fera ensuite une interface pour déployer la guerre ailleurs.
Le seul public résultant d’une adhésion forte aux présupposés des auteurs du site, et aux textes qui les supportent, est insuffisant, sauf à ne vouloir gérer qu’une communauté restreinte de convaincus, par enrichissement et consolidation du schème central (les ennemis sont mauvais) au moyen d’information de même sens. Si l’on veut étendre l’influence, il faut que viennent à l’information d’autres personnes, et qu’elles y restent. Le passage de gens divers peut être assuré par un bon référencement, une syndication de sites, un webring, la citation de l’adresse dans un média classique etc.
Quant à la « fidélisation » nécessaire, il y a quelques moyens de la faciliter en proposant des utilités de diverses natures. Il peut s’agir de fils d’informations adaptées à un milieu, de dossiers, de services (téléchargements etc.), mais ces aspects sont secondaires car ils n’engagent pas le participant, sinon très éventuellement dans un vague sentiment de gratitude, réversible rapidement.
La bonne utilité est celle de la fourniture de possibilité d’expression publique, rare ou coûteuse hors réseau pour les amateurs. La pratique du sondage d’opinion (cliquez votre degré d’accord ou de désaccord) est répandue. Ce n’est pas inintéressant pour stabiliser une croyance (70% des 400 internautes cliqueurs pensent comme moi, ou bien 70% sont des aliénés qui pensent autrement etc.), mais ça ne fait pas une adhésion. En effet, si l’acte est libre, et engageant, sa portée publique est limitée par l’anonymat du résultat en calcul de pourcentage, qui noie l’identité du cliqueur dans un magma peu valorisant.
En revanche, dans une pétition, c’est fort différent, on peut avoir son nom, accompagné souvent d’un commentaire original de son cru, en ligne… De même de l’adhésion formelle à une association, payer, ça vaut. L’engagement stabilisera la conviction, éventuellement la créera, puisque l’internaute fait ici un libre usage de son investissement, et qu’il ne lui rapportera rien. Parfait [9]
Mais attention au tendon...
Est-ce à dire que tout le monde peut être acteur ? Sur un réseau favorisant l’expression individuelle en temps réel, ou quasi, la situation est plus compliquée, et l’avantage se compense d’inconvénients. Il y a des acteurs morts d’avance, mais qui abondent encore, si l’on ose dire. En effet, si l’impulsion et le coup de sang épisodiques ne sont pas de nature différente de ce qui se passe en vie réelle, la forte présence sur les lieux de paroles d’un type de pathologie, en voie d’expansion partout pour des raisons de maléducation fondamentale, marque les échanges et charge la barque des bonnes troupes engagées dans les forums, listes etc.
Il s’agit des suites des névroses narcissiques d’enfance, reconnaissables à une assertivité désajustée ("faut me prendre comme je suis et je vous emmerde"), des bribes mégalomaniaques et autoritaires, un moi faible (intolérance importante à la frustration). Ce que certains nomment, par contre sens ordinaire (dont l’analyse serait intéressante) de fortes personnalités quand il s’agit du contraire. Internet est une belle occasion de se manifester, pas seulement dans l’activité du troll bête, mais aussi dans celle du militant dont on aurait préféré qu’il soutienne plutôt notre pire ennemi, sans pouvoir, hélas, lui reprocher son encombrant appui. C’est un des graves problèmes de la guerre sur internet, que l’on puisse avoir honte de ses recrues, contre productives, après avoir tant fait pour en avoir.
Mais après tout, c’est comme dans la vie réelle, et l’on peut compter que l’ennemi, sur le réseau, quels que soient ses atouts dans la guerre cognitive, sa sournoise intelligence, et son immoral perception management, aura le même problème. Sauf évidemment s’il n’a pas besoin des internautes autrement que pour consommer et cliquer, comme font les vrais malins qui proposent des sites sans participation.
On doit peut être pouvoir aussi compter sur le goût des conceptions conspirationnistes et du déterminisme déductif radical (la hiérarchie des macrodéterminants conduit nécessairement à une situation donnée, quand on l’analyse... après coup), de ces joueurs, pour qu’ils infléchissent leurs pratiques en fonction des logs, traçages, fichages qu’ils redoutent, à juste titre. A moins que, sublimés par le danger enfin venu, ils ne s’enhardissent encore pour tenter de figurer à un martyrologue. Malheur. La guerre, même cognitive, c’est pas de la tarte.