Il est difficile de ne pas rire de bon coeur en lisant sur une page voisine la Topographie imaginaire de l’Internet solidaire par Marc Laimé. Cela dit, et parce que nous sommes en guerre, il faut bien reconnaître que le secrétariat d’état à l’économie solidaire, le SEES comme on dit parfois, pourrait bien devenir un allié objectif à condition que nous évitions de tirer trop spontanément sur le convoi, à condition qu’il fasse attention lui-même à ne pas se tirer trop souvent une balle dans le pied, à condition qu’il ne se mette pas à tirer contre ses alliés potentiels.
C’est pas encore gagné mais ça vaut le coup de tenter quelque chose.
Le SEES donc, est sans doute le corps de l’armée gouvernementale le moins bien dôté en matériel, avec la mission la plus périlleuse intellectuellement et stratégiquement et, pour faire bonne mesure, c’est celui qui compte le plus grand nombre de faux amis urbi et orbi, je veux dire tant au sein de la majorité que de l’opposition. Ca fait beaucoup.
Le SEES ? Combien de divisions ?
40 millions de francs environ en l’an 2000, dont 33 millions pour l’actuel appel à projets « Dynamiques solidaires », un étage au ministère du travail, une équipe réduite, pas de budget de communication, en un mot le secrétariat d’Etat à l’économie solidaire ne peut compter que sur la solidarité, précisément celle dont il doit théoriquement être le révélateur. Dans le genre cercle vicieux « on » ne pouvait pas faire mieux. C’est qui ce « on » qui expédie ainsi les gens de bonne volonté à l’abattoir ?
Et puis c’est quoi d’abord l’économie solidaire ?
On va pas se prendre la tête à chercher des révélations du côté des « compagnons du macramé ». Bernard Maris co-auteur avec Philippe Labarde, de « la Bourse ou la vie » résume sèchement et très bien l’essentiel de ce qu’il faut savoir sur le sujet : « Toute l’économie contemporaine sait que la coopération est un facteur de croissance plus fort que la concurrence, qui tire toujours vers le bas ; que la solidarité et les externalités collectives positives sont des facteurs décisifs de croissance qui contrebalancent heureusement les effets délétères de la compétition. »
Bref, favoriser l’économie solidaire en politique c’est favoriser l’économie tout court en élargissant autour des entreprises les périmètres de solidarité avec un peu plus de vigueur et de vista politique que ce que ces malheureuses entreprises sont capables de faire à elles toutes seules si on ne vient pas les prendre un peu par la main ou leur botter le train, c’est selon.
C’est à ce niveau que l’Internet peut prendre tout son sens et démontrer sa redoutable efficacité. Il est clair que pour élargir les périmètres de solidarité il faut d’abord casser ou déborder les anciens réseaux qui enserrent la vie économique et sociale dans le filet des traditions claniques qui font l’arrière-plan social de ce pays. L’Internet, c’est la possibilité d’une irruption volcanique capable de perturber méchament le train-train des Lions Club et des antichambres ou des cantines ministérielles ; c’est la possibilité d’opposer le facteur réseau à ces réseaux d’ancien régime qui n’ont d’autre facteur déterminant que le souci de leur propre reproduction à l’identique. Bref, c’est l’arme fatale pour élargir le cercle et redistribuer les cartes de l’action.
Au passage et dans cette perspective d’élargissement des périmètres de solidarité, c’est une mission de salubrité publique et intellectuelle que de souligner ici qu’il n’y a rien de plus stupidement borné que le refrain militant qui en appelle régulièrement à l’émergence de « l’Internet solidaire ET non marchand ». Et avec quels moyens sinon ceux de l’Etat ? Le raccourci est dangereux, je le sais et il ne manquera pas d’être exploité, mais « l’Internet solidaire ET non marchand » c’est l’Internet d’Etat un point c’est tout. Sachons lui opposer l’Internet solidaire ET coopératif au sens strict de ce dernier mot.
Crypto-réseau contre réseau de réseaux
L’avenir du SEES est sur l’Internet ; en attendant de savoir à qui profite la confusion, force est de constater que le SEES mise bien sur l’Internet pour se sortir de la contradiction vertigineuse entre la fin et les moyens, contradiction apparente de laquelle il est le prisonnier volontaire et sympathique, forcément sympathique parce que volontaire.
C’est peut-être une affirmation gratuite mais il suffit pour s’en convaincre de lire la circulaire adressée aux préfets de région pour les éclairer sur la nature du terrain de jeu proposé par l’appel à projets. C’est visiblement de l’Internet « solidaire » que le SEES attend l’essentiel des propositions innovantes qui devraient revitaliser nombre de pratiques politiques, administratives, économiques et sociales dans ce drôle de pays. Bien sûr, il ne faut pas le dire trop fort pour ne pas froisser le cuir des mammouths de l’économie sociale façon ancien régime qui occupent déjà le créneau de la solidarité institutionnalisée, momifiée, m’enfin le texte et là et il n’est pas difficile d’en faire l’analyse, sauvage à la manière de Marc Laimé ou plus tendre (hum !) ici.
Le problème, c’est qu’en l’état actuel des choses, le rapport de force entre l’ancien régime économique et social et le SEES est tel que, dans les résultats de l’appel à projets 2000, je suis prêt à parier que celui-ci ne pourra disposer librement que d’un tiers sur le volet de l’Internet, soit environ 11 millions de francs. Fichtre, ironiseront les uns, pour 11 briques aujourd’hui t’as plus rien !
A ce compte là il est urgent d’être raisonnable, Monsieur le secrétaire d’Etat ; trois fronts pour promouvoir « une société de l’information solidaire » c’est beaucoup trop pour 11 millions, c’est encore trop pour les 50 millions du fonds de l’Internet solidaire que vous nous annoncez pour l’année prochaine si tout va bien et si les petits cochons ne nous mangent pas.
Dans ces conditions, il est urgent de se concentrer sur un seul front. Mais lequel ?
La valorisation des initiatives d’économie solidaire ?
C’est bien ou plutôt ça ne peut pas faire de mal mais, si elles sont vraiment d’économie, elles se valorisent très bien par elles-mêmes ; en outre l’image de la « start-up solidaire », si ça peut arranger les journalistes en mal de métaphore, cela reste sacrément contre-productif sur le plan pédagogique. La coopérative Ouvaton que vous avez bien voulu prendre comme exemple n’est pas une « start-up solidaire », juste une « start-free » si l’on veut bien s’amuser avec les mots.
L’économie solidaire c’est ça, c’est la coopération donc la durée de cycles longs, ce sont les réserves impartageables, c’est un pouvoir juridique indépendant du poids que l’on pèse en capital et a contrario totalement dépendant du volume d’activité que l’on génère, c’est l’inverse du retour immédiat et massif sur investissement, c’est en matière de gestion l’antithèse d’une écurie de course (1 gagnant pour 100 perdants), en un mot c’est la vie toute simple, pas plus la vie.com que la vie.org, en deux mots c’est simplement la vie.net.
L’égalité d’accès et d’usage du tissu associatif français ?
Bien sûr, on peut en souligner la nécessité, mais j’espère que vous vous en rendez compte Monsieur le secrétaire d’Etat, il faut oublier ; vous n’en avez pas les moyens. « L’égalité d’accès et d’usage », vous savez bien que cela dépendrait éventuellement d’une politique solidaire du ministère de l’industrie et l’on ne peut pas dire que ce dernier ait fait preuve d’un grand esprit de solidarité tout embarbouillé qu’il se trouve à digérer quotidiennement le lobbying des grands opérateurs de télécommunications qui déploient les infrastructures en suivant exactement la carte du PIB de chaque zone du territoire avec un soin terrifiant du détail pour être sûrs de ne pas prendre de risque. Vous avez vu le destin de la Corse lors de l’attribution des fréquences pour la boucle locale radio ? Vous avez vu celui de l’Auvergne ? Dehors les faibles densités, l’égalité et la solidarité républicaine, ce n’est pas pour vous. Certes, en terme économique, le calcul de ceux qui ont refusé leurs licences parce qu’on ne leur attribuait que la Corse (250.000 habitants) alors qu’ils rêvaient à la grande métropole provençale est un calcul minable, à très court terme, le contraire d’une vision économique solidaire, bref une affaire de p’tits bras ; il n’empêche, le rapport de force est par trop inégal, ce n’est pas l’horreur c’est la bêtise économique qui est la règle en matière de télécommunications dans ce pays et vous allez vous y casser les dents. C’est trop tard, le mal est fait.
Pour que ledit « tissus associatif français » puisse s’opposer à cette politique aveugle il faudrait que les acteurs soient véritablement formés, rôdés aux enjeux ou simplement praticiens au quotidien, ce n’est pas encore le cas, cela prendra du temps ; ce combat là doit être remis à plus tard, lorsque nous aurons formé nos bataillons et aussi lorsque les opérateurs de télécommunications se seront un peu usés l’arrogance à se battre entre eux ou se seront fragilisés tout seul en investissant leurs réserves dans la folie des licences UMTS (genre France Telecom / Orange), stratégie que les marchés (pas si bêtes parfois) ont déjà sanctionnée.
La création d’un « Fonds de l’Internet solidaire » ?
Un jour prochain, peut-être, si tout va bien, vous avez dit en 2001, vous aurez donc une dotation de 50 millions de francs pour monter l’affaire. Très bien. A ce moment là, surtout, n’allez pas jouer les business-angels de l’économie solidaire avec nos 50 millions de francs dans une logique d’écurie de course ; ça resterait une petite écurie. Non, il faut recentrer beaucoup plus précisément l’action car nous n’avons plus de temps à perdre, il va nous falloir un vrai choix politique courageux, sans clientélisme, sans complaisance. Vous avez l’air courageux, tant mieux.
Nous n’avons qu’un seul problème d’intendance que, sans vous et sans les ressources mobilisables par les collectivités territoriales, nous ne pourrons traiter seul. Il s’agit de la formation des volontaires de l’Internet solidaire. Regardez autour de vous, il y en a des milliers qui ont ouvert la voie, ce sont eux auxquels le Manifeste du Web indépendant rendait hommage : Le Web indépendant, ce sont ces milliers de sites offrant quelques millions de pages faites de passion, d’opinion, d’information, mises en place par des utilisateurs conscients de leur rôle de citoyens. Le Web indépendant, c’est un lien nouveau entre les individus, une bourse du savoir gratuite, offerte, ouverte ; sans prétention.
Cette bourse du savoir évoquée en février 1997, elle est toujours là, elle s’est étendue sans cesse à de nouveaux sujets, elle est notre patrimoine commun ; c’est une somme qui augmente sans cesse, la seule richesse qui appartiennent à tous et à personne en particulier et qu’il est urgent de valoriser en la rendant plus facilement accessibles à tous ceux qui manifestent cet appétit de formation. Les force vives de l’Internet solidaire, c’est à dire de l’économie solidaire au sens où elle a été approchée ici, sont bien là, il serait dès lors dramatique que vous passiez à côté.
Vous avez l’air intelligent, tant mieux. Vous ne céderez donc pas par ignorance aux pressions des parangons de la nouvelle économie naïvement repeinte aux couleurs du solidaire, vous ne céderez donc pas par ignorance aux lobbies des associations officielles qui méprisent autant les individus que les collectifs à géométrie variable qui s’expriment et produisent en coopération sur le web.
Vous avez l’air intelligent, donc vous vous adosserez résolument à cette matière première et vous ferez tout pour qu’elle profite au plus grand nombre. En début d’analyse, cet objectif est assez simple à cadrer ; il importe de créer et de promouvoir le chaînon manquant entre les « volontaires » qui alimentent cette bourse du savoir sur l’Internet et les innombrables utilisateurs potentiels qui seront ensuite bien mieux armés pour attaquer sur tous les fronts possibles (les trois fronts que vous avez annoncés et les centaines d’autres fronts qui en découlent).
Parallèlement à cette bourse du savoir qui s’alimente naturellement et qui n’est rien d’autre que la résultante de ce que l’on appelle chez vous les « dynamiques solidaires » sur l’Internet, il est urgent de mettre en place dans ce pays une démarche globale de gestion des connaissances sur et à propos l’Internet, concept qui implique la mise en œuvre d’un projet collectif basé sur une « animation » et une diffusion plus « dynamique » de ces connaissances que ce que nous vivons aujourd’hui.
Les outils existent et se développent pour construire le « squelette » de systèmes experts ouverts dans lesquels l’ensemble des sources sera de plus en plus dynamiquement exploitable ; chaque utilisateur connecté participant à la valorisation et partageant le savoir de la collectivité. Nous n’avons donc pas à nous préoccuper directement de cette ingéniérie qui arrivera d’elle-même à maturité dans les mois à venir et permettra de :
Valoriser les ressources
Mettre en place des processus d’élaboration d’information/formation à valeur ajoutée en partant d’un « matériel brut ».
Définir les moyens et procédures de recueil et cueillette de l’information/formation brute.
Identifier, trier, valider les données.
Hiérarchiser, classifier l’information/formation pertinente
Partager les ressources
Mettre à disposition ou distribuer cette information/formation, aux personnes ou groupes concernés, dans un objectif de performance.
Créer des liens dynamiques entre les sources d’information/formation.
Identifier les groupes (responsabilités / fonctions) concernés par l’information/formation.
Ces nouveaux outils de formation en ligne peuvent être utilisés comme de véritables générateurs d’information/formation. Ils donneront corps et structure à des « espaces » où la connaissance se construira, se bonifiera et s’échangera, où chacun sera invité à participer, au bénéfice de tous. Cet aspect là est techniquement acquis.
Le vrai point faible se trouve à l’extrémité de la chaîne, du côté de chaque utilisateur potentiel. Les habitués du Web indépendant sont bien placés pour savoir que c’est l’esprit pionnier de certains individus aventureux ET solidaires qui a permis jusqu’à présent de faire naître autant de « biens publics ». Ils sont bien placés également pour mesurer le poids de l’investissement personnel, notamment en temps, qu’ils ont engagé. Dès lors, s’il doit y avoir un Fonds de l’Internet solidaire comme vous l’annoncez il doit être exclusivement consacré à « acheter » du temps de formation pour le « prêter » aux nouveaux volontaires et leur permettre de rejoindre librement les nouveaux territoires de l’économie solidaire en s’investissant dans la prise en main des moyens de production que nous offre l’Internet.
Le choix politique est là aujourd’hui. Si vous êtes prêt à le faire, Monsieur le secrétaire d’Etat, vous pouvez traduire ce choix immédiatement en baptisant le dispositif annoncé : Fonds de formation de l’Internet solidaire. Deux F au lieu d’un seul et « nous » aurons quelque chance d’aller plus loin. Il faut dire « nous » car vous n’y parviendrez pas seul ; cela a été dit plus haut : Le secrétariat d’Etat à l’économie solidaire ne peut compter que sur « notre » solidarité. Il vous est donc interdit de « nous » décevoir.
Le fonds de formation de l’Internet solidaire
Alors travaillons sérieusement et venez donc travailler avec nous, Monsieur le secrétaire d’Etat.
Si l’on veut prendre des airs de technocrate on baptisera donc la « chose » 2F.I.S. dans le domaine 2fis.net ou alors, plus fun, DoubleFis.net. Mais avant de mettre ce genre de cerise sur le gâteau, commençons ici même (dans le forum qui prolonge cet article) à débattre de l’organisation possible du Fonds de formation de l’Internet solidaire (2F.I.S.) ; les idées ne manquent pas et il est bon de les confronter publiquement, ne serait-ce que pour éviter une quelconque appropriation des maigres ressources du SEES par quelques sectes dont la représentativité est simplement auto-proclamée.
Parallèlement à ces libres échanges, offrons-nous ici quelques fonctionnalités supplémentaires pour délibérer et exprimer nos choix. Il ne s’agira pas de « démocratie électronique », juste de quelques aides à la délibération pour « nous » permettre de synthétiser « nos » orientations.
Qui sommes « nous » ? Si le doute subsiste encore, « nous » sommes simplement des « volontaires » de l’Internet solidaire ET indépendant.