Tout ça, c’est la faute au premier Amendement. Cet Amendement est avant tout un outil pour le mondialisme américain destiné à nous vendre des contenus pédonazis.
Les associations antiracistes, antirévisionnistes, et anti-antisémites se sont lancées dans une croisade anti-américaine assez surprenante. Dans un terrifiant raccourci amalgamant extrême-gauche, extrême-droite et mondialisation néolibérale, elles nous expliquent que notre démocratie ne vaut que parce qu’elle n’est pas « permissive », et que les Américains favorisent le retour des camps de concentration en se protégeant derrière le premier Amendement de leur constitution.
Pour l’UEJF, maître Stéphane Lilti : « Nos contradicteurs tentent d’américaniser ce dossier en se retranchant derrière le fameux premier amendement. » (Libération, 16 mai 2000).
Pour Marc Knobel : « Le cas des Etats-Unis est unique en son genre en raison du premier amendement qui garantit une liberté de parole pratiquement absolue. Aux Etats-Unis, la diffusion de propos racistes et antisémites sur l’Internet est protégée par cet amendement. » (Libération, 21 juillet 2000). « Dans les pays anglo-saxons, États-Unis en particulier, on a une vision large de la liberté d’expression on peut tout dire sur l’Internet. » (Libération, novembre 1998).
Le communiqué du MRAP est particulièrement explicite : « La société Yahoo assume et revendique au nom de la législation permissive et du premier amendement de la constitution des Etats-Unis, l’hébergement massif de symboles nazis », « Internet ne saurait être une zone de non-droit soumise à la permissivité de la Constitution des Etats-Unis ».
Que dit ce si terrifiant premier Amendement de la constitution américaine ? Il traite de la liberté de culte, de réunion et de pétition contre le gouvernement. C’est bien entendu la partie qui concerne la liberté d’expression qui nous intéresse : « Le gouvernement ne peut établir de loi [...] qui limite la liberté de parole, ou celle de la presse. »
La différence est évidente avec la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen française. Si la France protège la liberté d’expression comme un droit constitutionnel, ce droit est directement limité par la loi (« sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi »), la Constitution américaine, elle, interdit tout simplement à la loi de limiter la liberté d’expression.
Notons que la Charte canadienne des Droits et Libertés est, de ce point de vue, proche du texte français : si la liberté d’expression y est déclarée « liberté fondamentale » dans l’article 2.b, l’article 1 indique que toute liberté peut être restreinte par une règle de droit.
Pour autant, annoncer à tout bout de champ que les États-Unis sont une nation ultra-permissive laisse rêveur. Le spectacle de l’hystérie religieuse, l’instrumentalisation de la peine de mort à des fins électorales, la puissance des lobbies anti-avortement, le poids et l’omniprésence des « bonnes mœurs » et du conformisme social, tout cela ne donne pas l’impression d’une nation laissée à l’anarchie et au chaos « permissifs ».
Peut-on absolument tout dire et tout écrire aux Etats-Unis, en se « cachant » derrière le premier Amendement ? Peut-on diffamer sans risques, peut-on appeler au meurtre, peut-on diffuser des images pédophiles, comme le laissent supposer les déclarations sur la « liberté absolue » ? Bien évidemment non.
L’importance du premier Amendement
Le premier Amendement n’est-il qu’un outil stratégique inventé par les Pères de la nation américaine pour que tout ce que comptent les États-Unis de tarés, de néonazis et de racistes puisse s’enrichir en inondant la planète de produits répugnants ?
Pourquoi les Américains, confrontés aux discours haineux de leurs compatriotes, ne préfèrent-ils pas renoncer, tout simplement, à ce bien encombrant article de leur constitution ? Sont-ils si attachés que cela à leurs révisionnistes ?
S’il est une conviction humaniste et profonde que partagent presque unanimement les citoyens américains, c’est l’importance que tient la liberté d’expression dans l’histoire de leur démocratie. Cette démocratie existe sans interruption depuis plus de deux siècles, les américains sont intimement persuadés qu’elle n’aurait pas existé sans la liberté d’expression, et qu’elle cessera d’exister sans elle. Pour d’autres pays, l’acte fondateur de la démocratie est une révolution contre un régime autoritaire, pour d’autre c’est leur souverainté nationale (suite aux guerres d’indépendance) ; pour les Américains, c’est la liberté d’expression.
Idée que l’on peut d’ailleurs difficilement condamner, puisqu’elle puise ses sources dans la philosophie des Lumières née en Europe. La même qui a guidé la Révolution française.
Si les « priorités » (ou l’échelle des valeurs) sont sensiblement différentes, en revanche le but est commun : la démocratie, l’état de droit et la résistance à la tyrannie.
On pourrait citer au kilomètre les textes historiques (et démocratiques) tirés de la culture et de l’histoire américaine qui, de cette façon, placent la liberté de parole comme l’élément fondateur et indispensable de leur démocratie.
Et les écoliers d’apprendre par cœur les citations des Fondateurs...
« [Si un livre] est faux dans ses faits, désapprouvez-le ; s’il est faux dans son raisonnement, réfutez-le. Mais, pour l’amour de Dieu, laissez-nous entendre librement les deux points de vue. » (Thomas Jefferson). « Les bases de notre gouvernement étant l’opinion du peuple, le tout premier objectif doit être de préserver ce droit ; et si je devais choisir entre un gouvernement sans journaux et des journaux sans gouvernement, je choisirais sans hésiter la seconde solution. » (Thomas Jefferson). Pas revanchards, ils citent également souvent Voltaire : « Je désapprouve ce que vous dites, mais je défendrai jusqu’à la mort votre droit de le dire. » (est-ce un apocryphe ?).
Ou encore des contemporains : « Quand ils brûlent des livres, ils finissent à la fin par brûler des gens. » (Heinrich Heine).
Et, en repoussoir, ils citent Hitler : « Quelle chance pour les gouvernements que les peuples ne pensent pas. »
Naïfs, les Ricains ? Pourquoi pas. Toujours est-il que leur attachement à la liberté d’expression n’est pas une volonté perverse de nous vendre des saloperies révisionnistes. Ils sont persuadés, naïvement sans doute, que cette liberté d’expression est la raison suprême de l’existence de leur démocratie, que c’est grâce à elle qu’ils sont une superpuissance, qu’ils ont vaincu la barbarie nazie et libéré l’Europe.
Pour résumer : pour un Américain, la liberté d’expression est à la fois la cause et la conséquence de la démocratie, elle en est indissociable. Toute atteinte à la liberté d’expression est une atteinte à la démocratie.
Notons encore une différence, plus subtile : les Américains ne différencient généralement pas liberté d’expression et liberté d’opinion. Dans notre Déclaration des Droits de l’Homme, ce sont deux articles séparés.
Peut-on tout dire aux États-Unis ?
Pour autant, peut-on tout écrire, publier, diffuser aux États-Unis ? Non.
Comme dans tout état de droit, la liberté de chacun s’arrête où commence celle des autres, et la liberté d’expression des uns ne doit pas servir à anihiler la liberté des autres. C’est un subtile équilibre qu’il faut rechercher.
Des lois sont donc adoptées qui limitent la liberté d’expression. La pornographie enfantine n’est pas protégée, loin de là, par le premier Amendement. La diffamation et la calomnie (libel and slander) sont punies.
De nombreuses limitations existent. Notons surtout une limitation importante : l’« obscénité » n’est pas couverte par le premier Amendement (pour des « permissifs », voilà une étonnante notion morale...).
En dernier lieu, c’est la Court suprême qui tranche et décide dans quel cas une limitation de la liberté d’expression est anticonstitutionnelle. De cette jurisprudence s’est dégagée une série de quatre critères qui doivent décider de la constitutionnalité d’une limitation.
(1) La loi ne doit pas impliquer de censure préalable (prior restreint). Sauf circonstance d’une exceptionnelle gravité, la loi ne peut limiter l’expression a priori. La loi ne peut punir qu’un comportement déjà commis.
(2) Les lois limitant la liberté d’expression doivent être neutres quant au contenu. Si la forme ou le support peuvent être limités, alors ce sont toutes les expressions de cette forme ou sur ce support qui doivent être identiquement limitées. Exception faite de certains contenus précisés par la Court suprême, dont l’obscénité, la diffamation et la calomnie, les provocations et l’incitation à la violence (fighting words), la « subversion » (dans un sens très limitatif : lorsqu’elle est destinée à préparer directement le renversement du gouvernement ; l’évocation « en général » de la subversion est protégée)...
(3) Une loi sur l’expression ne peut être vague au point de provoquer un effet de peur (chilling effect - « qui glace le sang ») quant à l’exercice de cette liberté. Le citoyen doit savoir précisément ce qu’il n’a pas le droit de dire ; il ne faut pas que les citoyens pratiquent une autocensure par crainte de tomber sous le coup d’une loi imprécise.
(4) Une loi ou un décret limitant l’expression n’est constitutionnelle que si elle est la solution la moins restrictive à l’exercice des libertés. Si une autre solution, moins contraignante quant aux libertés individuelles, existe, alors la loi est contraire à la Constitution.
Comme on le voit, cela laisse encore beaucoup de champ pour des restrictions légales justifiées à la liberté d’expression. On doit même souligner que ces quatre critères émis par la Court suprême relève de la pure logique de l’état de droit (qu’en français on appelle « tradition républicaine »). On peut les traduire fidèlement dans des articles de notre propre Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : art.5, La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société ; art.10, Nul ne doit être inquiété pour ses opinions,
art.9, Tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable ; art.8, La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaire.
Les restrictions à la liberté d’expression
Il existe de nombreuses limitations à la liberté d’expression aux États-Unis. Elles sont classiquement rangées sous trois catégories.
Les premières sont des limitations concernant le contenu de cette expression. Comme nous l’avons déjà indiqué, la pornographie enfantine (à force d’entendre tout et n’importe quoi sur la « permissivité » américains, on finissait par croire que les photos pédophiles y étaient légales...), la diffamation et la calomnie, les provocations et l’incitation à la violence, l’obscénité (notion qui, par ailleurs, doit être déterminée au cas par cas, une loi qui interdirait l’« obscénité » sans la préciser est anticonstitutionnelle - voir par exemple le rejet du CDA, Communications Decency Act), la subversion (au sens : organiser le renversement de l’état) ne sont en particulier pas protégés par le premier Amendement. La publicité commerciale mensongère peut être réprimée.
En revanche, et c’est la différence sur laquelle se focalisent certaines associations, le racisme et son expression, le négationnisme et le culte du nazisme ne sont pas interdits. Tant que l’on reste au niveau de l’expression d’opinions (aussi malsaines peuvent-elles être), les Américains considèrent qu’elles ne doivent pas être prohibées.
En revanche, si ces expressions mettent en jeu la sécurité publique et nuisent directement à la liberté d’autres individus (incitation à la violence), elles peuvent parfaitement être réprimées.
La seconde catégorie de limitations touchent, assez naturellement, au lieu et au moment de l’expression, aux circonstances. La Court suprême considère qu’il est normal de limiter, parfois sévèrement, la liberté d’expression dans les prisons, les écoles, les bibliothèques publiques... De la même façon, si l’expression entraîne un trouble trop manifeste de l’ordre public (manifestations par exemple), elle peut être régulée.
Enfin, une dernière catégorie porte sur les actions symboliques (symbolic speech). Plus une expression repose sur des mots et de l’écrit, plus elle est protégée par le premier Amendement. En revanche, plus elle s’en éloigne, vers l’image ou par le recours à l’action, moins elle est protégée.
Une question de priorités
On peut noter, dans la recherche de l’équilibre entre la liberté d’expression et les autres libertés, une gradation très nette.
Tout d’abord, de part l’importance du premier Amendement, il est clair que la liberté d’expression est privilégiée par rapport aux autres (preferred position). C’est sans doute l’une des principales différences par rapport à notre jurisprudence.
La forme « supérieure » d’expression est, fort logiquement, l’expression politique. Elle prime sur toute autre. Si la période de la chasse aux sorcières d’après-guerre est une telle tâche dans l’histoire américaine, c’est bien pour cela : on a reproché à des américains des opinions politiques.
Ensuite l’expression du simple citoyen est plus « importante » que toute autre. À peu près au même niveau, celle de la presse écrite. Celle des médias audiovisuels et des hommes politiques, des élus ou des représentants de l’État viennent ensuite.
Ainsi, si un particulier peut facilement obtenir réparation pour une diffamation, un élu devra démontrer, lui, que la diffamation avait réellement pour but de nuire.
Une attaque « ad hominem » peut être sévèrement réprimée ; une attaque générale sera difficilement condamnée. A priori, cela est également vrai dans notre tradition, mais les Américains marquent là une gradation plus importante.
Conclusion
On le voit, si la tradition américaine est sensiblement plus attachée à la liberté d’expression qu’en France, celle-ci ne constitue pas non plus un absolu inviolable.
Le premier Amendement protège beaucoup de choses, mais n’est pas un alibi pour « tout faire ». C’est, comme dans tout état de droit, l’équilibre subtil entre toutes les libertés qui importe ; même si effectivement la place de la liberté d’expression est aux États-Unis plus importante.
Les cas où la liberté d’expression peut être limitée sont nombreux. Les critères qui permettent ces limitations relèvent d’ailleurs d’une stricte application de principes de droit très proches de notre propre tradition républicaine.
Sur certains cas précis, contrairement à ce qu’on nous raconte, la loi américaine réprime : l’incitation directe à la violence est réprimée. Sur d’autres, les Américains ne considèrent pas la menace comme les Européens. Le racisme et la haine raciale, s’ils restent au niveau des opinions, ne sont pas réprimés par la loi.
On peut cependant penser que cela peut évoluer. Si la position européenne, qui considère que l’expression raciste et l’incitation à la haine raciale conduisent directement à la violence, leur est clairement démontrée, les Américains peuvent très bien en arriver à légiférer. Si l’on considère l’un des autres « inviolables » de la constitution américaine, le port d’arme (deuxième Amendement), on voit que les mentalités changent considérablement : longtemps considéré comme un droit inaliénable garanti par la Constitution, ce droit est de plus en plus remis en cause (et dans de nombreux endroits déjà sévèrement réprimé).
En revanche, si l’on attaque d’une manière manichéenne et violente en dénonçant directement ce que les Américains considèrent de bonne foi comme un pilier de leur démocratie, il n’y a pas de risque de voir évoluer la situation. Imaginez qu’un pays vienne nous expliquer que le premier article de notre Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ne revient à rien d’autre qu’à protéger les pédonazis et les nostalgiques de l’Holocauste et qu’il n’a rigoureusement aucune valeur démocratique...
L’équilibre entre la répression de certaines expressions dangereuses et la protection des libertés est une question primordiale. Mais on ne voit pas trop ce qu’un anti-américanisme primaire peut améliorer à l’affaire.