Internet est-il une nouvelle Agora où chacun peut pratiquer des échanges mutuellement enrichissants ? Ou plutôt un vaste formulaire prêt-à-l’emploi où l’on est prié de mettre une croix dans la bonne case s’il-vous-plaît, la prison dorée de nos rêves ?
S’il y a une chose qui me fascine sur Internet, c’est bien les annuaires. Basés
sur le principe de classement arborescent des documentalistes, ils permettent
de trouver en quelques instants des informations sur tous types de sujets.
Supposons par exemple que j’aime Bach, l’impressionnisme, le patin à
glace et les filles brunes (ceci est un exemple pris uniquement pour les besoins
de la démonstration, je déteste les tableaux impressionnistes
représentant des brunes patinant sur une suite de Bach). En quelques
clics sur Yahoo, je suis submergé d’informations sur ces sujets :
> Art et culture > Musique > Genres > Baroque > Compositeurs > Bach
> Sports et loisirs > Sports > Sports de glace > Patinage
> Art et culture > Histoire de l’art > Périodes et mouvements > Impressionnisme
>Commerce et économie > Sociétés > Sexe > Brunes
(la raison pour laquelle les filles brunes se trouvent classées sous
la rubrique Commerce et économie de Yahoo
n’a pas fini de me laisser songeur).
Mais un vertige existentiel me saisit soudain : qui suis-je ? Qu’est-ce
qui me distingue des autres ? Qu’est-ce qui me différencie des gens
de type >Art et culture > Musique > Genres > Baroque
> Compositeurs > Bach ou de ceux du type >Sports
et loisirs > Sports > Sports de glace > Patinage ? Est-ce
seulement le fait que je fasse partie de toutes ces catégories à
la fois ? Dois-je ma qualité d’individu à la théorie
des ensembles ?
Cette logique combinatoire est d’ailleurs celle qui est à l’œuvre
dans la génétique. Horreur : génétique et informatique
s’allient aux mathématiques pour me réduire à l’étique !
Prédécoupé selon les pointillés de mes goûts
et de mes dégoûts, je me sens comme ces affiches de boucherie où
un bœuf n’est plus que la somme des parties qui peuvent finir dans notre
assiette.
Quoi, nulle terra incognita sur ce continent (moi) que je m’aperçois
n’être qu’une vulgaire carte Michelin quadrillée par les départementales ?
Et que vais-je faire lorsque je rencontrerai les individus qui appartiennent
aux mêmes catégories que mézigue : qu’aurons-nous à
nous dire sur les groupes de discussion rec.musique.classique
ou rec.sport.patin.glace ? Quelle part de
mystère vais-je trouver chez les brunes qui aiment l’impressionnisme ?
D’autre part, comment vais-je découvrir de nouveaux centres d’intérêt
si je dois connaître à l’avance ce que je cherche ? Essayez-donc
de rechercher sur le Net des informations sur un auteur dont vous avez oublié
le nom ! Ou sur un que vous ne connaissez pas...
Internet n’est plus alors qu’un miroir où, nouveaux Narcisse, nous nous
perdons à la recherche d’un autre et ne rencontrons que d’autres versions
de nous-mêmes : des gens qui ont les mêmes goûts, les
mêmes opinions, les mêmes pensées.
Cette nouvelle bibliothèque d’Alexandrie, qui recensera bientôt
tout le savoir humain, donne plus que jamais l’illusion que la cartographie
de l’homme est achevée. Partant, tout destin individuel a déjà
été vécu. Tout désir répertorié. Toute
déviance canalisée. Toute révolte étouffée.
On peut donc adhérer sans crainte aux thèses de Fukuyama sur
la « fin de l’histoire », car le destin individuel est par avance
réalisé. Sans parler du destin collectif. Fin de l’histoire, car
fin de l’homme. Peut-on alors parler d’Internet comme d’une terre de liberté ?
Plus concrètement, tout échange via Internet me semble
par avance limité. Si je milite pour la protection des goélands,
je ne m’adresse qu’à des écologistes convaincus. Loin d’être
une nouvelle Agora, Internet est un lieu où l’on prêche avant tout
aux convertis (si ce n’est dans le désert...)
Tel qu’il est utilisé actuellement, Internet poursuit la morcellisation
(balkanisation ?) de la société et des individus initiée
par les sociologues-gourous travaillant main dans la main avec les publicitaires.
La communauté est la version hi-tech des tribus. Ce découpage
plus psychologique que social (ne me parlez surtout pas de classes !) ne
sert peut-être au fond qu’à une chose : diviser pour mieux
régner.
Pour échapper à cet engrenage, je vous propose donc l’exercice
suivant : parcourez de long en large un annuaire (DMOZ,
par exemple) et notez sur un papier toutes les rubriques qui vous correspondent.
Ensuite, recherchez au fond de vous-même ce qui ne figure pas sur la liste
que vous avez établie. Quand vous avez trouvé, arrêtez-vous :
c’est vous.
Rezk
Toutes mes excuses auprès des ayants droits des œuvres de Paul
Valéry dont le titre de cet article paraphrase un extrait.