Suivant la huitième directive, définie par le Politbüro lors d’une séance extraordinaire autour d’une mousse, suite aux nombreuses réactions soulevées par l’appellation non contrôlée « Web Indépendant » ™, je me suis auto-désigné, non sans mal, pour essayer de réfléchir ensemble autour de la notion d’indépendance afin de reprendre certaines objections récurrentes. Que peut bien signifier le terme Web indépendant ? Quelle extension donner au concept ? Doit-on lui préférer le terme alternatif, non-commercial, autonome ?
La dépendance économique
C’est l’argument-massue préféré de ceux qui nient la possibilité d’une indépendance véritable. Etant dépendant, c’est à dire pris dans les circuits
d’échanges (économiques), un acteur s’illusionnerait en se revendiquant indépendant. Il n’y aurait là que contradiction, utopie juvénile, erreur conceptuelle, voire escroquerie moralisatrice.
Comment se proclamer indépendant alors que les moyens d’existence au sens large (besoins, outils, etc.) sont produits par d’autres ? Finalement n’est-ce pas mordre la main qui nous nourrit, une négation de la réalité sociale ? Comment parler de Web indépendant ™, alors que pour payer ses factures on travaille chez Portail Corporation ™, que l’on rédige son webzine avec du matériel fabriqué par les sous-traitants asiatiques de Computeur Corporation ™ et des logiciels parfois du même constructeur, que l’on n’a pas construit soi-même sa ligne téléphonique, son accès Internet, et son serveur, etc. ?
L’évidence de la contradiction est tellement massive, qu’elle en vient à retirer toute légitimité à une démarche critique, et même parfois, ce qui est plus grave, à toute réflexion. Car ce serait oublier environ deux cents ans de critique sociale que d’en revenir à une prétendue naturalité de la société, et de l’économie.
Afin d’effrayer à peu de frais l’éventuel lectorat, Marx par exemple, décrit l’aliénation capitaliste ™ et montre qu’une des conséquences de cette dernière est la croyance en la naturalité des lois du marché ™, c’est à dire que ces lois apparaissent aux consciences comme des lois de la Nature. Par exemple la fameuse loi de l’offre et de la demande ™ aurait autant de validité et de réalité que la non moins fameuse loi de la gravitation universelle. Dans ces conditions s’opposer aux lois économiques en vigueur serait aussi stupide que de vouloir s’opposer à la gravitation. Si l’on développe cette corde sensible arrive assez vite le concept d’idéologie : le système de représentations qui justifie la domination dans les rapports de production.
Ainsi cher cyber-prolétaire ne va pas te croire indépendant et monter un webzine pour cracher sur le bonheur-en-ligne que l’on te prépare (avec ta force de travail ™ jusque tard le soir et les week-ends), et même, cher cyber-prolétaire, on va te payer avec des promesses de profits boursiers, car tu vois, on a quelques problèmes de liquidités en ce moment. Mais oui, toi aussi tu auras le droit à la croissance, à la richesse, qui est la seule indépendance. Bon, et puis si tes stocks ne te rapportent rien, tu auras tout de même travaillé à ton employabilité ™, ce qui n’est pas rien, puisque tu pourras renouveler l’expérience ailleurs... Comment ? D’autres en ont profité, et pas toi ? Ne sois pas mesquin, envieux, jaloux cyber-prolétaire ! C’est pas de notre faute, c’est le Marché ™ qui n’était pas prêt...
On comprend donc, pour faire vite, qu’il est de l’intérêt de certains d’accréditer la thèse d’une naturalité de l’économique et de dénoncer l’utopie d’une recherche d’indépendance. Changer la société ? Mais pourquoi faire ! A ce propos, on pourra user avec les contestataires de qualificatifs très prisés : stalinien ™, gauchiste 68 ou 88 ™, etc. Surtout si ces derniers commencent à revendiquer une liberté d’expression (sale webzinard ™ !), mettent en place des logiciels libres, des hébergements autogérés, etc.
Elite ™ d’un jour, élite toujours
Le second argument brode autour de la notion d’Elite ™. C’est en fait le recyclage (inconscient ?) des vieilles thématiques de tous les mouvements révolutionnaires (avant-garde ™, perpétuation des classes), avec scissions fracassantes, dénonciations des dérives, procès des fondateurs dévoyés, etc.
Ainsi pour parler comme un avocat : de quel droit et au nom de qui parlez-vous messieurs les libertaires ? Vous êtes une élite de privilégiés bourgeois (ça coûte le Internet à la maison), des révolutionnaires en pantoufles, des grandes consciences auto-proclamées représentatives uniquement de vos délires de groupuscules gauchissants, ou même de votre secret désir de prendre la place des médiateurs actuels ! Alors votre parole n’est pas légitime, ou si elle est, elle l’est autant que celle des chiens de garde ™ du système, donc vos gueules (ou bossez pour nous) ! Et puis, on sait comment finissent les professionnels de la révolution, regardez 68 ! (euh non, regardez pas les photos d’époque, c’est moi là sur la barricade, mais j’étais jeune...)
Même dans l’hypothèse polémique où les contestataires actuels ne viseraient, en fait, qu’à assurer leur employabilité ™ future, en prenant la place d’un vieux pouvoir sur la fin, peut-on leur en vouloir ? Sûrement si l’on reste cyber-prolétaire. Mais de la part de ceux qui tiennent ce discours, il y a comme une légère contradiction...
Ensuite, où sont les moyens de coercition et les places de chefs dans le Réseau pour les contestataires ? Il faudrait quand même qu’on nous le dise, moi ça m’intéresse, j’aime bien la langouste ! Plus sérieusement, à partir du moment où les structures mises en place sont informelles (et horizontales ™, reposent sur la libre participation de tous, la contribution gratuite, des logiciels non propriétaires, des informations libres de droit, où sont les profits ?
Enfin, le fait d’être « privilégié » (bein oui, un cyber-prolétaire c’est vachement privilégié ™ la preuve, il y a encore des prolétaires même pas cybers...) devrait nécessairement interdire par on ne sait quelle anticipation et justification, de prendre la parole et de critiquer avant que l’ensemble de la population mondiale ne soit connectée au Réseau ?
Que le problème de la représentativité et de sa légitimité se pose, c’est indéniable. Mais en fonction pour l’instant (et non à terme) de la finalité (un Réseau pour faire quoi ?). Nous devons attendre que le Réseau appartienne totalement à Computer Corporation ™ pour critiquer Computer Corporation ™ ? Ne montez pas de syndicat vous qui travaillez pour Portail Corporation ™, parce que les ouvriers qui assemblent vos magnifiques computers vert pomme, eux ne sont pas syndiqués et sont sous-payés ?
Il faudra qu’on nous l’explique. Remarquez, il y a un forum juste après cet article. Chic !