À la vue des publicités pour les services imbéciles des start-up, on se demande toujours à qui elles peuvent bien vendre leurs produits, et comment elles gagneront de l’argent. C’est une erreur : une start-up ne vend pas des produits à des clients, elle vend son nom et sa notoriété aux marchés financiers. Le profit d’une start-up ne provient donc pas de son activité comptable (toujours déficitaire), son activité réelle se situant uniquement au niveau du capital.
Décidément, le dossier de Libération sur les « entreprenautes » (les jeunes entrepreneurs de l’Internet) ne passe pas. Que ce quotidien qui, il y a quelques années, publiait un cahier multimédia d’excellente facture succombe aujourd’hui au discours des cyber-neuneus de la nouvelle économie, avec les copains, on ne s’en remet pas. Du coup, nous y allons tous de nos articles sur le sujet.
Le pote Erwan a ouvert le bal avec un article remarquablement documenté sur les start-up dans l’Ornitho, l’ami Lazuly nous livre deux éditos réjouissants sur la maladie mentale de la prétendue « nouvelle démocratie des consommateurs en ligne » et, aux dernières nouvelles, ma bonne copine Mona ne va pas tarder à se farcir le cyber-journalisme de complaisance dans Périphéries.
Du coup, vu que je suis un webmestre grégaire, je m’en va faire comme les copains et vous livrer l’édito du Scarabée sur la nouvelle économie.
Avant de commencer, quelques rappels de base sur les néologismes de la nouvelle économie (pour ceux d’entre vous qui vivraient sur une autre planète). Le fondement de cette économie est la start-up : une entreprise à très fort potentiel de développement, dont l’activité est centrée sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). L’entreprenaute (© Laurent Mauriac) est le créateur d’une start-up, généralement jeune, incompétent en tout, mais doué d’un aplomb hors du commun. Le développement des start-up est assuré par le financement par capital-risque : des fonds d’investissement dont le modèle n’est pas la croissance stable de l’entreprise, mais la spéculation à l’extrême ; pour le capital-risqueur (investisseur du capital-risque), le but n’est pas d’investir dans 10 entreprises qui réussiront toutes à se développer « normalement », mais d’avoir, sur ces 10, une seule dont le développement sera monstrueux (les 9 autres, elles, disparaissent).
Le spectacle de la vie (et de la mort) des start-up ne cesse d’étonner. L’insondable nullité des « concepts » qu’elles proposent, l’incompétence crasse de leurs fondateurs, les dépenses publicitaires extravagantes de ces entreprises naissantes (et souvent minuscules), l’enthousiasme béat de la presse pour ces fadaises et, surtout, les investissements massifs des marchés financiers, via le capital-risque, dans ces entreprises dont le moindre début de commencement de jugeote suffit à déterminer la médiocrité, tout cela semble inexplicable. Pour résumer : pourquoi autant d’argent, de publicité et d’enthousiasme pour des entreprises ne disposant d’aucune inventivité, d’aucune compétence propre, d’aucune infrastructure physique, ne créant ni richesses ni emplois ?
La réponse se trouve au bout de la chaîne : l’entrée en bourse, à moyen terme, des start-up (aux Etats-Unis, sur le désormais fameux Nasdaq). Tout le système de la nouvelle économie repose sur ce but ultime (et cet édito va vous lasser à force de le répéter) : la cotation en bourse des start-up. C’est en effet à cet instant précis que tous les participants « récupèrent leurs billes » et justifient ainsi leurs investissements des quelques années qui ont précédé.
Aucune start-up ne gagne d’argent de par son activité propre. Elle n’est pas faite pour ça. Les investissements publicitaires sont tels que jamais elle ne sera rentable du seul fait du service qu’elle prétend fournir. Ce ne sont pas les portails médiocres, la vente de produits en ligne ni l’affichage de bandeaux publicitaires qui permettent d’obtenir le résultat escompté par le capital risque : puisqu’une seule start-up sur dix survit, alors celle-ci doit voir sa valeur multipliée par 10 en quelques années (ce qui est, la société capitaliste traditionnelle le sait depuis des siècles, rigoureusement impossible du seul fait du travail productif). Toutes les start-up dépensent plus qu’elles ne gagnent, c’est un fait avéré : celles qu’on nous donne en exemple (Yahoo, Amazone) étaient très déficitaires au moment de leur entrée en bourse. De fait, sur quoi se rembourse le capital-risqueur ? Sur l’entrée en bourse : s’il investit 200 millions dans une entreprise qui est, finalement, capitalisée à hauteur de 2 milliards à l’introduction sur le marché, il a gagné 10 fois sa mise. La rupture avec le modèle capitaliste habituel est là (et c’est ce piège qui fait que, généralement, les critiques de la nouvelle économie se trompent de cible) : le capital-risque n’investit pas pour qu’une entreprise lui verse des dividendes (selon le principe traditionnel de l’actionnariat - voir mon édito sur l’arnaque pyramidale), mais pour se rembourser sur la première capitalisation en bourse de cette entreprise. Le but n’est pas la rentabilité de l’entreprise, mais son « achat », in fine, par le marché.
Idem pour l’entreprenaute. On le sait, ce jeune homme est rarement riche, il travaille comme un damné et est payé en stock-options, c’est-à-dire des actions virtuelles de son entreprise. Ces actions, hors de la capitalisation boursière, ne valent rien, c’est du papier ; leur valeur sera fixée, justement, lors de la première cotation en bourse. Le but ultime de l’entreprenaute n’est donc pas, comme un petit entrepreneur débutant, de créer une activité stable à la croissance régulière, mais de réussir, dans quelques années, à vendre son entreprise au marché le plus cher possible.
L’activité d’une start-up, autant du point de vue de l’entreprenaute que du capital-risqueur, est donc toute entière tournée vers la séduction des marchés financiers : le but n’est pas la création de richesses et d’emplois, la rentabilité productive ni le progrès des compétences (laissons tout cela aux idéalistes !), mais l’intoxication des investisseurs lors de l’introduction sur le marché. L’activité de l’entreprise (vendre des bidules, rerouter des emails, héberger des sites...) est donc secondaire dans cette optique (et, de toute façon, peu rentable) : ça n’est que l’alibi d’un mensonge spéculatif plus vaste. Il ne s’agit pas, en quelques années, de réellement valoir quelque chose, mais de faire croire au marché que l’on vaut quelque chose.
Première étape : créer la start-up. Dans notre optique (truander le marché), il ne s’agit pas de trouver une idée originale ou de développer une technologie innovante (ça, c’est de la propagande pour ministre de l’économie), mais d’adapter en France un concept qui a déjà fonctionné aux Etats-Unis. Par « fonctionner », j’entends bien entendu « qui a réussit son entrée en bourse », et non qui aurait atteint une belle rentabilité productive. D’où la multiplication de ces start-up toutes identiques fondées sur des concepts idiots (genre : « si 25 internautes se fédèrent pour acheter un produit, ils obtiendraient un meilleur prix qu’un supermarché qui, lui, en achète 20 000 exemplaire »).
Ensuite, trouver un capital-risqueur. Voyez les « First Tuesday » décrits par l’Ornitho. Soyons clair : ici tout le monde sait exactement que tout le monde ment, c’est le règne du cynisme à l’état pur. L’entreprenaute sait que son concept est nul, et l’investisseur en est parfaitement conscient. Un vaste et savant jeu de faux-semblants : tout en faisant mine de causer qualité, innovation, production, chacun sait qu’il organise l’escroquerie des marchés financiers. Ici l’investisseur ne choisit pas un « bon concept », il sélectionne les entreprenautes selon leur niveau de cynisme, selon qu’ils savent lui faire comprendre, sans le dire, qu’ils savent que l’autre sait... « Je te tiens, tu me tiens, par la barbichette ». Mise de base : 20 millions de francs (c’est-à-dire : que dalle).
Cette première mise sert de test. Si l’entreprenaute dépense ces 20 millions dans la formation et la recherche technologique, s’il embauche des journalistes pour créer du contenu de qualité, s’il paie de vrais salaires, s’il achète des machines, bref s’il monte une véritable activité, l’aventure s’arrête là. Si, au contraire, il dépense 10 millions dans une campagne d’affichage dans le métro, s’il installe ses trois stagiaires et son CDD dans des locaux somptueux dans le Sentier, s’il sait inviter les journalistes à des conférences de presse dont le message est : « baffrez-vous de Champagne et de petits fours, c’est la nouvelle économie qui paie », s’il distribue de coûteux gadgets promotionnels, si la presse commence à parler avec enthousiasme de cette jeune et dynamique entreprise française (qui concurrence les Américains sur leur propre marché, rendez-vous compte !), alors il est bon pour la phase suivante.
L’entreprenaute a donc brûlé ses liquidités en un temps record, n’a pas créé d’emplois ni développé de compétences... le capital-risqueur est fier de lui ! Passons aux choses sérieuses : les rallonges de fonds par centaines de millions de francs.
Avec, encore et toujours, des campagnes de publicité pharaoniques, comparativement à la taille et à l’activité de ces entreprises. Paradoxalement, la cible de ces campagnes dans le métro, à la télévision, dans la presse, n’est pas l’utilisateur de l’Internet, mais le marché. En effet, ces dépenses somptuaires ne seront jamais compensées par l’activité supplémentaire qu’elles génèrent pour la boîte. Les campagnes coûtent beaucoup plus que le surcroît d’activité induit ne rapporte, et cela dans des proportions phénoménales. Encore une fois, c’est un vaste jeu de faux-semblants : la campagne grand public ne sert qu’à faire croire au marché que « tout le monde » connaît cette entreprise. Lors de l’introduction en bourse, l’épargnant susceptible d’investir dans la start-up « GadgetIdiot.com » doit réagir ainsi : « Ah oui, "GadgetIdiot.com", c’est l’événement boursier dont toute la presse parle », et il demande leur avis à ses proches (parce qu’il ne pige rien à cet Internet et qu’il n’a aucun moyen de connaître l’activité réelle de la boîte - dont Erwan a décrit l’opacité dans son article), son gamin de 14 ans lui explique : « ah ouais, "GadgetIdiot.com, le Web des communautés de cybernautes malins », j’ai vu la pub à la télé, ouais, trop classe, la pub ». Puisque son fils (qui a le plus grand mal à apprendre ses leçons mais qu’est vachement doué avec son ordinateur, tu le verrais avec sa souris, j’y comprends rien comme il va vite...) se souvient par coeur du slogan, l’épargnant est rassuré et se dit qu’il a bien raison Jean-Pierre Gaillard, c’est l’affaire de la semaine, vachement innovante et dynamique et tout et tout... La publicité ne vend pas les services de l’entreprise au grand public, elle vend (indirectement) l’entreprise elle-même au marché.
Ca n’est pas la presse qui va le détromper : non seulement celle-ci vit directement des budgets publicitaires des start-up (dont, encore une fois, l’activité principale consiste à brûler les fonds dans la communication), surtout elle investit elle-même dans la nouvelle économie. Les grands journaux fondent leurs propres portails, filiales multimédias, agrégateurs de contenus sur le modèle de la start-up. Le Figaro ne va pas débiner le principe du portail et flinguer son « ParisAvenue.fr », Le Monde ne va pas dénoncer son partenaire Grolier (Club Internet) et leur bébé commun, « Le Monde interactif », chantre du cyber-gadget niais et de la cyber-économie triomphante. Et cetera. Et l’alibi classique : « la rédaction est indépendante des annonceurs » ne tient plus ; en passant les publicités de ces entreprises, dont l’unique objet est l’intoxication du marché au moyen de leurs budgets de communication, la presse devient activement complice du mensonge.
Reste que tous les investisseurs ne sont pas de simples abrutis sensibles aux sirènes du marketing. Ils veulent des gages plus traditionnels. Cette crédibilité, les start-up l’obtiennent lors de la dernière mascarade avant l’entrée en bourse : les fusions-acquisitions. Deux start-up aux activités imbéciles et aux résultats navrants (et souvent mal connus) annoncent fièrement leur fusion à la presse (re-petits fours, re-Champagne...) qui en fait ses gros titres. Ultime gage : une bonne grosse entreprise reconnue achète la/les start-up (re-re-Champagne...). Si un mastodonte investit dans cette boîte, c’est donc qu’elle est très crédible ; sauf que les capitaux-risqueurs eux-mêmes sont des filiales des mastodontes en question. On rachète ce qu’on possède déjà pour crédibiliser l’ensemble. Là, l’intoxication est achevée, l’excitation du marché est à son comble : le moment idéal pour l’introduction sur le marché, la ruée des petits épargnants et des fonds de pension.
L’entreprenaute convertit ses stock-options en actions (cette fois, du vrai argent) et la capital-risqueur touche le bénéfice de ses investissements. Fin du parcours. Le marché n’a rien acheté d’autre qu’une énorme campagne de communication.
Oui mais... et maintenant que l’entreprise est cotée en bourse ? Que se passera-t-il lorsque les actionnaires comprendront qu’ils possèdent des entreprises qui ne valent rien, dont l’activité est à peine bénéficiaire, qui n’a développé ni infrastructures ni compétences ? Que se passera-t-il lorsque le mensonge sera éventé ?
Rendez-vous au prochain crash.