« Et, ayant donné l’ordre aux foules de s’installer sur l’herbe, il prit les cinq pains et les deux poissons et, levant son regard vers le ciel, il prononça la bénédiction ; puis, rompant les pains, il les donna aux disciples, et les disciples aux foules. Ils mangèrent tous et furent rassasiés ; et l’on emporta ce qui restait des morceaux : douze paniers pleins ! Or ceux qui avaient mangé étaient environ cinq mille hommes, sans compter les femmes et les enfants. »
Matthieu 14, 19-20
« L’"économie de l’immatériel" n’est limitée par aucune contrainte de rareté : le savoir est la seule ressource qui ne s’épuise pas à travers la consommation, mais qui au contraire s’enrichit au travers elle. »
Lucas Delattre, Le Monde, 6 mai 2000
Lorsque j’évoque les « concepts nuls » de la nouvelle économie, j’entends non seulement leurs « produits », mais surtout les concepts économiques mis en avant par les amoureux des start-up.
C’est là, à mon avis, que se trouve l’essentiel de leur propagande. Annoncer le lancement de tel ou tel petit commerce on-line, pour un journaliste, ça ne doit pas être bien passionnant (aucun journal n’annonce l’ouverture d’un nouveau fleuriste à côté de chez moi, mais tous consacrent un entrefilet flatteur à chaque fois que cela se déroule sur l’internet) ; mais si ce petit commerce prétend révolutionner l’économie moderne (c’est-à-dire inventer la nouvelle économie), ça a tout de même plus de gueule.
Suite au crash de la nouvelle économie du mois dernier et aux critiques formulées ici, beaucoup de réactions admettaient ces critiques, mais les utilisaient pour expliquer que, justement, il y avait les bonnes entreprises de la nouvelle-économie et les mauvaises (et que nous avions permis de dénoncer les mauvaises). Pour définir les bonnes, chacun y allait de son concept économique : le win-win, le potentiel, la prime au premier arrivé, le fond de commerce, les fondamentaux fondamentalement sains, la destruction créatrice. Il y a certainement des « bonnes » entreprises dans l’économie actuelle, il y a certainement un phénomène de développement économique lié aux nouvelles technologies, mais par pitié qu’on arrête de nous bassiner avec ces notions imbéciles pour nous faire bouffer de la start-up indigente.
D’autant que certaines de ces notions m’amènent à m’inquiéter, par ce qu’elles impliquent, sur la survie du Web amateur, indépendant, non marchand et citoyen.
Le win-win
Au rayon concept économique idiot, le plus innocent est sans doute le win-win. Ce serait révolutionnaire et, si l’on en croit les thuriféraires de la nouvelle économie, c’est la raison pour laquelle il faut accepter cette nouvelle dérive libérale sans broncher : parce que la nouvelle économie, c’est « je gagne, tu gagnes ». Dans chaque reportage dans le Silicon Sentier, on a droit à un de ces jeunes ahuris, fier d’annoncer qu’il fait du win-win, et que donc c’est nouveau donc c’est bien (« Aujourd’hui, Cybergold annonce 1,2 million de participants à son win win exchange (échange où tout le monde gagne) », Nicole Penicaut, « Quand l’internaute vend son âme aux publicitaires », Libération, 28 janvier 1999). Et puis ça semble donner un poil de crédibilité économique à l’andouille qui l’annonce : le jargon économique, s’il est en franglais, ça en jette...
Seulement voilà, ça n’est pas nouveau, ça n’est pas révolutionnaire : le win-win est (au jargon près) le fondement même, depuis deux siècles, de l’économie. C’est justement parce que l’échange marchand y est présenté comme la meilleure façon de réaliser deux égoïsmes en même temps que l’économie a pris autant d’importance dans nos sociétés. Les premières théorisations de l’échange marchand sont basées sur cette idée : c’est l’échange dans lequel, par la libre fixation d’un prix, chacun est « gagnant ». L’essor de la « science » économique s’est ainsi construit contre les autres modèles où l’échange ne profite qu’à l’un des protagonistes : l’Ancien régime et la guerre.
« Deux pays qui commercent ne se font pas la guerre », dit-on (et c’est là-dessus que s’est construite l’intégration européenne de l’après-guerre), justement parce que l’échange marchand permet à chacun de réaliser, lors du même échange, ses égoïsmes particuliers.
Bref, le si novateur win-win, ça n’est rien d’autre que le fondement même de l’économie capitaliste. À moins de considérer qu’auparavant, « le capitalisme, c’était le vol » (je doute que nos jeunes andouilles soient à ce point révolutionnaires), cet aspect de la nouvelle économie est donc une vieille lune.
Une vieille lune sans doute, mais poursuivons : quelle est l’utilité du win-win ? Z’allez voir, on comprend rapidement...
Splendide citation dans Libération (« Le mirage anglais », 11 octobre 1999, Marie-Joelle Gros) : « Et le patron de Frenger d’avancer cette explication : "Dans ce genre d’affaires, les Anglais sont dans le win-win (gagnant-gagnant), les Français dans le win-loose (gagnant-perdant). Ils jouent le bras de fer et cherchent à humilier celui qui est en face, ce qui n’est pas du tout dans les manières de faire des Britanniques.". » La mauvaise mentalité française, c’est mieux chez les Anglais... vous pigez le truc ? Ben oui : le bon vieux discours néolibéral à trois centimes, emballé dans un nouveau concept.
Mais il y a mieux : concrètement le « partenariat win-win » ne se contente pas d’être un échange marchand « gagnant-gagnant », puisque ça ne veut rien dire (même en France, je n’ai jamais vu un commercial démarcher un client en lui annonçant : « nous allons faire des affaires ensemble, mais l’un d’entre nous va se faire niquer par l’autre »). Sur l’internet, il s’agit d’un échange de services gratuits : tu me rends service, en retour je te rends un service équivalent (tu me donnes une liste de fichiers nominatifs, en échange je distribue tes produits). En France, tout service (notamment l’affichage de bandeaux publicitaires) est considéré comme un échange marchand : ainsi il est soumis à la TVA. Lorsque deux journaux veulent pratiquer un échange de bon procédés et se faire de la publicité l’un pour l’autre (ce qui ne leur coûte rien), ils doivent tout de même définir le prix de cet échange et payer la TVA correspondante. La logique du win-win, sur l’internet, est donc toute simple : prétendre effectuer, entre deux entreprises, un échange de services non-marchands, et contourner la loi Sapin du 29 janvier 1993. Le win-win, ainsi, consiste tout simplement à arnaquer l’Etat. J’ai beau chercher, mais contourner la fiscalité, ça n’est pas un concept très novateur.
La destruction créatrice, la prime au premier arrivé et la démocratie du client
Voici trois concepts généralement présentés séparément, car ils ne semblent pas directement liés. Cependant il est intéressant de voir que, ressassés à longueur d’articles, ils sont contradictoires.
Pour justifier les investissements énormes dans des entreprises déficitaires (et annonçant des déficits pour encore longtemps), on nous sort généralement l’argument de la prime au premier arrivé (First Mover Advantage). Il s’agirait de « prendre position » dans un créneau du commerce en ligne, avec l’idée que cette « innovation » (qui tient généralement plus du marketing que de l’innovation technologique, mais passons...) tendra à l’établissement, à moyen ou long terme, d’un monopole sur ce créneau. Le marché (le besoin ou, plus économiquement, l’utilité) n’existe pas encore, mais lorsqu’ils le sera, le premier arrivé restera le seul. Déjà, on peut s’étonner d’une telle croyance : l’internet connaît un « nouveau marché » tous les ans, une « killer-app » (une application révolutionnaire) tous les six mois et le nombre de nouveaux internautes est tel que la fidélisation ponctuelle est un non-sens (par exemple, il y a quelques années, le réflexe de chaque internaute cinéphile était la consultation de l’Internet Movie DataBase ; maintenant les nouveaux n’en ont jamais entendu parler) ; il est clair qu’une notoriété acquise aujourd’hui n’aboutira pas à un monopole demain.
Le développement actuel par capital-risque (investissements massifs et « risqués » dans des technologies innovantes) repose sur la théorie de la destruction créatrice ; c’est elle, d’ailleurs, qui justifierait la prime au premier arrivé (tout journaliste qui veut se faire mousser au sujet de la nouvelle économie nous tartine un paragraphe sur la destruction créatrice. C’est Joseph Schumpeter qui, en 1942, définit ce concept (quand on vous disait que la nouvelle économie, c’est nouveau...) : le moteur de la croissance ne serait pas la recherche de l’accumulation de richesses dans les entreprises, mais la recherche de l’innovation. Il s’agit, pour les entreprises, de s’extraire de la concurrence et de devenir un monopole de fait, grâce à cette innovation technique. D’où l’accélération actuelle du financement par le capital-risque (une course à l’innovation) qui permettrait aux entreprises de détenir un monopole (la prime au premier arrivé découle de cela). Mais Schumpeter lui-même explique que ce monopole n’a qu’un temps (celui, justement, que les innovations soient adoptées par les entreprises concurrentes, ou que celles-ci les dépassent carrément). Contradiction donc avec la prime au premier arrivé : attendre d’une entreprise innovante une rentabilité à moyen terme (5 ans) sur un secteur où les innovations se succèdent aussi rapidement, ça ne tient pas. On peut nuancer : du point de vue de chaque start-up, cette course à l’innovation sans retour sur investissement immédiat est suicidaire ; mais d’un point de vue macroéconomique, il est probable que cette course profite à la croissance - comment, pourquoi, et pour quelles entreprises, c’est sans doute l’enjeu de la concurrence entre nouvelle économie, qui innove, et ancienne économie, qui en tire les bénéfices (ceci est important : on peut ainsi admettre qu’il existe un phénomène actuel de fort développement innovant et d’amélioration de la productivité grâce à la mise en réseau, mais douter que cette « nouvelle économie » se trouve là où on nous la désigne - plus généralement, il s’agit là d’une théorie de la croissance endogène, c’est-à-dire qu’elle ne considère pas le progrès technique comme une externalité, mais qu’elle la situe comme élément intégré à l’économie, et non dans une « nouvelle économie » qui en serait séparée). En tout cas, si la théorie de la destruction créatrice justifie l’existence des start-up et du capital-risque, elle condamne du même coup leur viabilité économique : au moment même de leur entrée en bourse, leurs concepts innovants sont périmés et, après cinq ans d’activité, elles passent aux oubliettes avant d’atteindre la rentabilité.
Il y a ensuite le concept ébouriffant de démocratie du consommateur. On peut déjà lui opposer un jugement de valeur ferme (et largement développé par ailleurs) : chacun est à la fois, dans nos sociétés, consommateur et producteur ; la tyrannie du consommateur-roi sert donc avant tout à contraindre le producteur : le consommateur réclame des prix plus bas, de meilleurs services, etc. et le producteur qu’il est en même temps doit se plier à ses demandes, donc accepter plus de flexibilité et de réductions de salaire. Je m’étonne d’ailleurs que les petits libéraux qui vantent cette « démocratie » opposent ainsi le consommateur et l’entreprise. Surtout, il y a là un mensonge évident : comment prétendre à une liberté de choix de consommation alors que tout le système repose sur la destruction créatrice, c’est-à-dire sur la recherche permanente de la situation de monopole par le moyen de l’innovation ? Si réellement le monopole du premier arrivé était réalisé, il n’y aurait plus de possibilité de choix, donc de démocratie du consommateur. On retrouve là le contresens classique du libéralisme : prétendre à la pureté et à la perfection du marché, alors que celui-ci est largement contrôlé par des entreprises multinationales en situation de monopole.
Allez, une dernière citation pour la route (la destruction créatrice, à toutes les sauces...). L’ami Claude Imbert caquète dans Le Point (24 mars 2000) : « C’est, là, tourner le dos au mouvement de la planète, où les marchés jouissent d’une liberté nouvelle. C’est défier l’empire croissant du commerce des services, qui accélère une "destruction créatrice" des emplois où la création l’emporte sur la destruction. ». Côôt côôt...
Le potentiel
Comment reconnaît-on une bonne start-up d’une mauvaise ? Facile : la première a un réel potentiel, pas la seconde. Hop, finie la critique : « peut-être que ça ne rapporte rien, mais regarde un peu le potentiel », pouvait-on lire sur un forum boursier lors de l’introduction de Multimania.
En réalité, la notion de potentiel est tellement vague qu’elle ressort plus de l’incantation que d’une éventuelle réalité économique : son sens change au gré du vent. Parfois on l’utilise pour désigner l’un ou l’autre des concepts développés ici (la prime au premier arrivé, l’effet de seuil), en gros un hypothétique effet de seuil, un monopole de situation à venir. Personne pourtant n’espère de bénéfices avant plusieurs années : le potentiel est donc une idée purement boursière, au sens spéculatif. Le potentiel n’est pas l’espoir de dividendes, mais d’une hausse fulgurante du cours des actions. Caractéristique de ce « potentiel » de la nouvelle économie : le boursicoteur n’attend pas des dividendes, il attend que le cours monte. Toute l’activité est donc détachée de l’activité réelle (qui permettrait de verser des dividendes), elle est réduite à la gestion du capital de l’entreprise (la valeur des actions qui s’échangent).
Pourquoi acheter des actions : parce qu’elles vont monter. Pourquoi vont-elles monter : parce qu’on va en acheter. Que ce raisonnement soit tenu par les boursicoteurs eux-mêmes est déjà limite, il est encore plus étonnant de le voir proposé comme unique argument par les entreprises cotée. Dans son communiqué annonçant son introduction en bourse, T-Online explique pourquoi il faut acheter ses actions : « Selon un sondage dimap réalisé auprès de 1 100 personnes et paru samedi, 59% des Allemands sont convaincus du succès de l’action T-Online, et ils sont 77% dans la tranche des 18-29 ans. » Autrement dit : « nos actions vont monter parce que tout le monde pense qu’elles vont monter ». M’oui, mais de là à appeler ça un concept novateur...
La prochaine fois, on pourra faire appel à l’astrologie et à la numérologie.
Le prix du client
Ayant à peu près abandonné l’idée de réaliser des bénéfices par leur activité propre (diffuser de l’information en ligne, vendre des produits...), les entreprises de la nouvelle économie ont cherché d’autres arguments pour justifier leurs valorisations boursières.
L’année dernière, elles attribuaient une valeur aux informations qu’elles détenaient sur chacun de leurs clients ou utilisateurs : « je connais précisément mes clients, aussi je peux proposer aux annonceurs des campagnes publicitaires extrêmement ciblées et efficaces ». On voit le glissement : la valorisation ne repose plus qu’indirectement sur l’activité, mais sur les fichiers nominatifs induits par l’activité. Résultat : des valorisations de quelques milliers de francs par client fiché. Problème : le coût de diffusion des publicités est tellement faible sur l’internet, qu’il n’est pas forcément intéressant de s’acheter des fichiers de diffusion extrêmement ciblés et donc extrêmement chers ; en matraquant sa pub un peu au pif, certes le taux de retour (le pourcentage de prospects qui répondent) est faible, mais ça n’est pas très grave : le prix de diffusion étant dérisoire, ce qui compte n’est pas le taux de réponses, mais leur nombre dans l’absolu. Pas de quoi, donc, acheter des listes de prospects hors de prix : la source de revenus des entreprises détenant de tels fichiers disparaît. Par ailleurs, on voit bien le problème démocratique que pose cette valorisation systématiquement basée sur la précision de fichiers nominatifs et la menace pour la vie privée qui en découle.
Puisque cette façon de valoriser une start-up ne tient plus la route, on utilise désormais un nouveau concept : le prix d’entrée. La valeur n’est plus la fiche du client, mais ce qu’il en coûte pour attirer ce client. Les entreprises calculent en effet précisément les dommes dépensées en promotions, en publicités, en partenariats, pour attirer un client : distribution de cédéroms gratuits, abonnements gratuits pour une certaine durée, etc. tout cela peut être chiffré. Pour qu’un client vienne utiliser les services d’une entreprise plutôt que ceux d’une autre, cette entreprise doit effectuer un certain investissement que l’on nomme le prix d’entrée. D’où la valorisation (correspondant peu ou prou à ce prix) : il vaut mieux investir (jusqu’à la valeur du prix d’entrée) dans une entreprise ayant déjà attiré ses clients que de monter une autre activité pour laquelle il faudra effectuer le même investissement. Si l’entreprise à dépensé 25 000 francs pour attirer chacun de ses clients, la valorisation se calcule très simplement : 25 000 francs multiplié par le nombre de clients (ce qu’il faudrait débourser pour atteindre le même nombre de clients en montant une autre boîte - si vous voulez encore augmenter ce chiffre, parlez de clients potentiels). Ce qui nous fait, rapidement, des valorisations absolument délirantes (cette fois-ci la valorisation monte à plusieurs dizaines de milliers de francs par tête de pipe).
Mais il y a là encore plusieurs écueils. Le premier est que l’on revient à l’idée qu’in fine, l’entreprise tirera des bénéfices de sa véritable activité (et que ses « clients » y généreront des bénéfices supérieurs au prix d’entrée) ; je me répète, mais rien n’est moins sûr. C’est, surtout, négliger le pendant du prix d’entrée : le coût de sortie (switching cost) ; le coût de sortie est la somme (généralement du temps passé) dépensée par le client pour « quitter » sont fournisseur de service. Or l’une des caractéristiques de l’internet est que ce coût est très faible. Si changer de banque, par exemple, coûte très cher à un client (il faut remplir des papiers, se déplacer, transférer des comptes, annuler et modifier des prélèvements automatiques, etc.), changer de fournisseur de service sur le réseau est très facile. Du jour au lendemain, je peux décider de passer du service d’information financières de Yahoo à celui de Boursorama (où n’importe quel autre de leurs concurrents), cela ne me coûte rien. « L’homme de marketing à la pointe de la mode parle de "churn". Le puriste francophone d’"attrition". Tous évoquent le même phénomène : la propension grandissante des clients à résilier leurs abonnements et contrats de toute nature, pour passer à la concurrence et bénéficier de la dernière promotion en date. », Constance Legrand, « L’infidélité galopante, casse-tête des fournisseurs de services », Les Echos, 4 janvier 2000.
Ici les investisseurs tablent sur l’inculture et l’incompétence des internautes, pensant qu’ils ont ce comportement moutonnier dicté par la publicité, qu’ils ne savent pas trouver un service internet, ou reconfigurer leur ordinateur ; raisonnement idiot, la caractéristique de l’utilisateur du réseau étant justement de faire de gros progrès très vite. D’où la mise en place de stratégies destinées à « verrouiller » le consommateur et à lui rendre le coût de sortie insupportable : adresse email gratuite, formule de désabonnement compliquée... On en arrive même à payer le client pour qu’il reste sur le service. En tout cas, encore un problème archi-connu : coûts d’entrée énormes contre coûts de sortie dérisoires, voilà typiquement une situation suicidaire pour une entreprise. Sauf (voir plus loin) à fabriquer de la rareté et à organiser des monopoles (en situation de monopole, on considère le coût de sortie comme infini).
L’effet de seuil et la multiplication des pains
Il y a quelques années, on justifiait la nouvelle économie par un effet de seuil : l’investissement (capital-risque) dans le développement d’une innovation, la mise en ligne du service correspondant, le tout pour une somme déterminée et, ensuite, une rente d’utilisation illimitée. On développerait un service unique, et les visites se multipliant, il n’y aurait plus dès lors que des rentrées d’argent (et pratiquement plus de dépenses). Enoncé ainsi, on revient à la théorie de la destruction créatrice, la recherche de l’innovation menant à un monopole et à l’obtention d’une rente de situation.
On fera là la même critique que précédemment. On peut insister ; non seulement le renouvellement technologique est très rapide, surtout l’internet intègre deux autres données importantes : les « concepts » (cette fois au sens du produit) ne sont pas protégeables par des brevets (on ne protège pas une simple idée), aussi dès qu’une bonne idée émerge, elle est immédiatement reprise et la concurrence est immédiate (interdisant de fait la rente due au monopole) ; de plus les seules technologies qui réussissent à s’implanter sur le réseau sont traditionnellement « ouvertes » (c’est-à-dire que leur fonctionnement est connu et accessible à tous), empêchant un peu plus le monopole technologique. Soit une entreprise bloque l’accès aux sources de sa propre technologie (pour en conserver le contrôle) et alors cette technologie est refusée par le marché ; soit elle ouvre sa technologie et alors se prive de sa rente de situation. L’effet de seuil, sur l’internet, est donc doublement un mythe : à cause du renouvellement accéléré des technologies, ensuite par l’obligation d’y utiliser des technologies ouvertes.
À moins de réussir à imposer comme standard une technologie fermée (stratégie Microsoft). Cela n’est pas encore arrivé sur le réseau (voir plus loin), mais c’est la principale menace qui pèse sur l’internet.
Face au bide de l’effet de seuil, la formulation à la mode aujourd’hui (il ne se passe pas un jour sans qu’un journaliste ne s’ébahisse de ce concept à la manière d’une poule qui aurait découvert un clou) est différente mais dit à peu près la même chose : l’information, fondement de la nouvelle économie, serait le seul produit que l’on peut vendre sans s’en défaire. On peut vendre une information sans s’en départir, et sans en priver un autre consommateur. J’appelle ça : la multiplication des pains. C’est ainsi, désormais, que l’on explique l’aspect novateur de la nouvelle économie.
Cela ressemble au précédent effet de seuil : investir au départ pour développer la source d’information, ensuite ça roule ma poule, le compteur tourne à chaque visite... Investissement de base, puis rente de situation.
Mais par sa formulation, ce nouveau « concept » en rappelle furieusement un autre, beaucoup plus ancien : celui de bien public. Un bien public se définit par sa non-rivalité et sa non-exclusivité : la non-rivalité du bien signifie que son utilisation n’empêche pas son utilisation par quelqu’un d’autre (un « usager » du chant du coq est réveillé par celui-ci, sans empêcher le moins du monde qu’un autre « usager » profite de ce même chant) ; la non-exclusivité d’un bien signifie que personne ne peut empêcher quiconque de l’utiliser (mon voisin ne peut m’empêcher d’utiliser le chant de son coq pour me réveiller).
Le bien public, base de la nouvelle économie ? Décidément, on se noie dans les concepts innovants...
Et c’est là que je commence à m’inquiéter (jusque là, disons que je rigolais). Un bien public ne saurait être considéré indépendamment de son rôle social, de son importance démocratique, culturelle, dans le développement de chaque citoyen. En l’occurrence, on parle bien de « savoir », d’information, de communication.
Classiquement, la gestion d’un bien public à l’utilité sociale reconnue se fait de deux manières.
La première est la régulation par l’Etat : la collectivité décide de ses besoins et l’Etat met en place soit un service public (lui appartenant) soit délègue la production et la gestion de ce bien commun au privé, en lui fixant un certain nombre de règles et de missions. S’agissant ici de « savoir », on peut imaginer le développement par l’Etat d’un certain nombre d’outils publics destinés à promouvoir l’accès au réseau, à la connaissance par tous les citoyens, la fixation de règles (missions) aux entreprises chargées de véhiculer cette connaissance, sans pour autant limiter le développement, par ailleurs, d’un internet purement marchand. Il est clair aujourd’hui que cette idée est abandonnée par les politiques : on vise le libéralisme le plus pur, et l’Etat souhaite se limiter à la répression des délits.
La seconde manière de gérer un bien public est également très ancienne, il s’agit du corporatisme. Les « professions » chargées de biens publics s’entendent pour gérer la production de ces biens, réguler la concurrence et assurer une certaine préservation de l’utilité sociale. En matière d’information, le corporatisme était, il y a peu, le modèle dominant : statut de journaliste encarté, syndicats puissants, etc. Deux limites à ce modèle : il est connu, traditionnellement, comme bloquant le progrès technique et l’innovation (Colbert, au XVIIe siècle, s’opposa au corporatisme, qui bloquait le développement des manufactures ; Turgot, à la fin du XVIIIe, mit fin au régime des corporations pour des raisons similaires) - il y a fort à parier que le corporatisme de l’information ne résistera donc pas au rouleau compresseur de l’innovation néo-libérale. Surtout l’internet permet l’accès à l’expression publique à tous les citoyens (c’est là que se situe la véritable révolution de l’internet : pour la première fois, les citoyens peuvent accéder à l’expression publique, hors du cadre corporatiste des sociétés de presse) ; et les réflexes corporatistes n’ont pas manqué de faire jour (« l’internet qui est un danger public puisque ouvert à n’importe qui pour dire n’importe quoi », Françoise Giroud, Nouvel observateur, 25 novembre 1999 - ou encore le Canard enchaîné dénonçant les webzines comme autant de « fanzines de propagande et/ou de désinformation » et regrettant que l’on n’y trouve qu’« une petite douzaine de journalistes professionnels (encartés) », Dossiers du Canard enchaîné, L@ folie internet, avril 2000). Bref, puisqu’il n’existe de corporatisme que si l’information reste une profession, le corporatisme est incapable de gérer l’information fournie par les particuliers et les amateurs.
Exit le corporatisme, exit l’intervention de l’Etat, c’est la porte grande ouverte à la politique libérale. Si je n’ai évoqué, plus haut, que « deux manières », c’est parce que la solution du seul marché ne reconnaît plus la notion d’utilité sociale, en tout cas pas dans le sens commun (l’économie s’est imposée comme science lorsqu’elle s’est émancipée de la philosophie et de la morale, l’« utilité » étant alors réduite à la simple satisfaction d’un besoin au travers d’un acte marchand).
Donc la nouvelle économie repose sur la gestion libérale (via le seul marché) d’un bien commun (le savoir). Aïe...
Le concept, là encore, n’est pas bien nouveau : la libéralisation (c’est-à-dire le passage au marché) d’un bien public étant archi-connue. En particulier, laisser au seul marché la gestion d’un bien public est « sous-optimale » (pas optimale, quoi...) et induit d’immenses gâchis de ressources. Les entreprises, pour contrer ce risque de mauvaise gestion (dû paradoxalement à la concurrence), développent donc un certain nombre de stratégies. Celles-ci reviennent classiquement à transformer la nature du bien public, à en organiser la rareté et à interdire la concurrence.
Un bien public (tel que le savoir) est caractérisé par sa non-exclusivité : on ne peut en interdire l’accès. Il convient donc de supprimer cette clause, et limiter l’utilisation du bien ; du bien public il faut revenir à la rente de situation. Pour cela, les entreprises pervertissent plusieurs notions : l’information (la perception et le témoignage d’un événement) est assimilé à sa rédaction, et le droit d’auteur et les droits dérivés envahissent toute la sphère de l’expression (assimiler le témoignage sur les pratiques d’une marque à du plagiat de marque, réduire un événement humain à la façon dont untel l’a rapporté, etc.) ; le savoir devient du « contenu », soumis non à son utilité sociale, mais au copyright du producteur. Ainsi les entreprises tentent-elles de breveter la « nature », l’humain, les idées, et font un important lobbying pour voir leurs positions adoptées par les gouvernements (brevetabilité du vivant aux Etats-Unis, extension du copyright et des brevets à l’américaine en Europe, etc.). Le droit d’auteur, conçu pour assurer l’indépendance des créateurs du savoir, devient le copyright permettant d’assurer une rente de situation aux producteurs. Les journalistes qui s’extasient au motif que l’information est le seul bien que l’on peut vendre sans s’en départir, devraient être les premiers à voir la limite : celui qui l’a achetée ne peut pas, lui, la revendre ; il y a le producteur, qui touche le beurre et l’argent du beurre, et le consommateur qui se retrouve avec un produit qui sort automatiquement du système marchand ! Je me trompe, ou c’est du « win-win » dans lequel l’un des protagonistes se fait arnaquer ?
Organiser la rareté, voilà sans doute le point principal (l’extension du copyright faisant partie de cette stratégie). Jusqu’ici, le réseau a systématiquement généré des solutions techniques permettant d’échapper au bouclage technologique par quelques entreprises. Mais cela va-t-il durer ? La puissance de Microsoft (et son expérience en la matière) peut inquiéter, le développement des technologies libres (GNU/Linux, formats ouverts...) pourrait contrer la tendance. Arrivera-t-on à une situation comparable à celle du disque (quelques majors mondiales contrôlent l’intégralité du marché, interdisant quasiment la concurrence et l’émergence de talents hors de leurs circuits), à celle du marché du film, ou au contraire conservera-t-on l’ouverture qui fait la richesse de l’internet (et donc de la diffusion des connaissances) ? Difficile de répondre, en tout cas il faut être conscient que les hostilités ont commencé, autant sur le terrain du lobbying politique que du développement technologique, en passant par le harcèlement juridique. La survie d’un hébergeur indépendant comme Altern, par exemple, semble de plus en plus difficile, alors que son utilité sociale est avérée. Le passage de la gestion des noms de domaines sous les auspices de l’OMPI traduisent également cette volonté d’organiser la rareté au profit des marchands.
Conclusion
Lorsque nous avons lancé, avec les copains, notre premier tir de barrage contre les start-up, je ne pensais pas consacrer trop de temps au sujet : en gros, j’ai d’autres chats à fouetter que les lubies des startupiens du Silicon-Sentier et de République-Alley. Mais visiblement, malgré la chute du Nouveau marché et du Nasdaq du mois dernier, les prétendus concepts économiques que soutiennent ces entreprises perdurent.
On trouve toujours autant d’articles dans la presse pour présenter ces concepts novateurs, révolutionnaires. Pourquoi ne pas dire tout simplement qu’on veut accélérer l’établissement du néolibéralisme et marchandiser ce bien public qu’est le savoir ? Pourquoi ne pas le dire simplement : nous allons privatiser et raréfier ce bien public, et établir des monopoles de l’information ?
La culture, l’éducation, l’information, le savoir, toutes ces ressources vont intégrer le monde des échanges marchands. Et c’est mathématique : en valorisant ce qui auparavant n’avait pas de valeur, on augmente la valeur globale du système, et donc on prétend générer de la croissance. Inutile de nous enrober ce néolibéralisme simplet dans des concepts économiques prétendument nouveaux.