« Les investisseurs nous évaluent aujourd’hui à zéro. Or, ce sont les
mêmes investisseurs qui nous évaluaient encore en avril autour de 1,1
milliard de francs. Pourtant, entre-temps, rien n’a changé. Nous sommes
toujours la même société, le marché est toujours le même et nous n’avons
pas changé de business », déplorait début octobre M. Anthony Salter,
patron du site de commerce électronique Boxman, en annonçant que sa
société, « promise à un développement rapide » quelques mois plus tôt,
était désormais proche de la liquidation. [1]
Difficile de rêver meilleur aveu : c’est le principe même de la « nouvelle économie » qui
réside dans ce constat. Comment expliquer en effet que la valorisation
d’une entreprise puisse varier à ce point, alors que son modèle
économique et son activité n’ont pas varié ?
En février dernier, à contre courant de l’enthousiasme ambiant, Arno
avançait, sur son site Internet, une possible explication : « aucune
start-up ne gagne d’argent de par son activité propre. Elles ne sont pas
faites pour ça. Les investissements publicitaires sont tels que jamais
elle ne sera rentable du seul fait du service qu’elle prétend fournir.
Ce ne sont pas les portails médiocres, la vente de produits en ligne ni
l’affichage de bandeaux publicitaires qui permettent d’obtenir le
résultat escompté par le capital-risque. [...] De fait, sur quoi se
rembourse le capital-risqueur ? Sur l’entrée en bourse : s’il investit
200 millions dans une entreprise qui est, finalement, capitalisée à
hauteur de 2 milliards à l’introduction sur le marché, il a gagné 10
fois sa mise. La rupture avec le modèle capitaliste habituel est là : le
capital-risque n’investit pas pour qu’une entreprise lui verse des
dividendes, mais pour se rembourser sur la première capitalisation en
bourse de cette entreprise. Le but n’est pas la rentabilité de
l’entreprise, mais son « achat », in fine, par le marché. »
[2]
Les faits semblent bien lui donner raison : l’activité réelle de
l’entreprise semblait n’être en effet que l’alibi tout trouvé pour de
subtiles manoeuvres spéculatives. Jusqu’au printemps dernier, quelque
aléatoire que puisse être la rentabilité future de leurs projets, les
créateurs de start-up ne rencontraient pas la moindre difficulté
lorsqu’il s’agissait de les financer. Les fonds de capital-risque
déversaient aveuglément des dizaines de millions de francs sur la bonne
foi d’un « business model » arguant que son « concept révolutionnaire »
(site d’achats groupés, comparateur de prix, portail de communauté...)
ferait de cette start-up, d’ici quelques années, l’un des principaux
acteurs de la « nouvelle économie », bénéficiant de ce fait d’une très
enviable rente de situation : importantes recettes publicitaires et
confortables marges sur chacun de nos achats en ligne. Et pour ne pas
risquer de rater « le Microsoft de demain », mieux valait encourager,
dès le départ, une multitude de projets.
L’éclosion d’une start-up suivait un rituel bien rodé : un petit groupe
d’associés (idéalement constitué d’une compétence technique alliée à une
compétence de gestionnaire) présentait à un fonds de capital-risque,
investisseur potentiel, son « concept révolutionnaire ». Lequel, n’en
déplaise aux chantres bêlants de « l’innovation », n’était bien souvent
que la copie conforme d’un concept alors en vogue en Californie. Le
premier « tour de table », de quelques millions de francs, donnait alors
aux candidats la possibilité d’approfondir leur projet, de créer une
structure et de réaliser une première mouture du site Internet qu’ils
avaient en tête. Certains projets, mal ficelés ou ayant le malheur
d’appartenir à un domaine soudain discrédité, s’arrêtaient dès cette
étape-là : le « Microsoft de demain » n’était apparemment pas celui-là.
Mais lorsque la première étape s’avérait positive, lorsque les
« entreprenautes » parvenaient à présenter rapidement un service
correspondant aux attentes de leurs bailleurs de fonds, la start-up
était mûre pour le deuxième « tour de table », le lancement du site
auprès du grand public et le début des opérations de marketing. A
nouveau, elle se voyait attribuer une enveloppe de plusieurs millions de
francs (souvent des dizaines) dont l’essentiel devait impérativement
être utilisé non pour le développement du service proprement dit, mais
pour de vastes campagnes de publicité. Ainsi s’expliquait l’incroyable
matraquage publicitaire auquel se livraient ces entreprises minuscules,
ces deux dernières années, à travers tous les médias.
« Paradoxalement, la cible de ces campagnes dans le métro, à la
télévision, dans la presse, n’est pas l’utilisateur de l’Internet, mais
le marché. », expliquait Arno. « Les campagnes coûtent beaucoup plus que
le surcroît d’activité induit ne leur rapporte, et cela dans des
proportions phénoménales. [...] La campagne grand public ne sert qu’à
faire croire au marché que « tout le monde » connaît cette
entreprise. » Le meilleur exemple en fut sans doute l’encart
publicitaire « Moi puissance nous » que s’offrit le site d’achats
groupés Clust, prometteur alors, défunt depuis, dans l’édition du Monde
diplomatique de février dernier : « ensemble, en direct et en toute
liberté, on fait la révolution du pouvoir d’achat. Sur clust.com, elle
commence bien et elle n’est pas près de s’arrêter ». L’inadéquation
entre le concept niais vanté par la start-up et le mensuel dans lequel
elle s’invitait était patente, et on imaginait mal le lecteur du Diplo
s’adonner aux joies de l’achat groupé, trépignant devant son ordinateur
à l’idée exaltante d’acheter une trottinette électronique à prix réduit.
Assurément, les retombées de cette publicité, en termes de ventes ou de
fréquentation de leur site Internet, seraient quasiment nulles.
Symboliquement, pourtant, Clust faisait passer le seul message
réellement important : le lecteur, même s’il ne s’abaisserait
probablement pas à visiter ce site-là, allait intérioriser le fait que
de nouveaux modes de consommation étaient effectivement en train de
naître sur Internet, que Clust était un acteur majeur de cette
révolution et donc une valeur d’avenir, sur laquelle il pouvait être
intéressant d’investir.
Clust n’aurait malheureusement pas la chance d’abuser le moindre petit
porteur : dès le mois d’avril, le retournement de tendance sur le
Nouveau Marché allait donner un sérieux coup de froid à tous ceux qui,
comme elle, comptaient s’y introduire. Et à cette conjecture défavorable
s’ajoutait une faiblesse plus personnelle : le profond désintérêt des
internautes pour ce concept apparaissait publiquement, et sur leur
propre site. En effet, si la majorité des sites Internet peuvent
annoncer en toute impunité des statistiques de fréquentation
outrageusement gonflées, si la plupart des sites de commerce
électronique gardent un silence pudique sur le chiffre d’affaires
effectivement réalisé, la particularité des sites d’achats groupés était
qu’il leur était impossible de mentir : le visiteur constatait de
lui-même le nombre ridiculement faible, souvent proche de l’unité,
d’internautes tentés par l’achat groupé d’un même objet. Un tel concept
tenait peut-être sur le papier mais il ne résistait pas à l’épreuve du
réel.
Aujourd’hui, avec la défiance persistante des investisseurs pour toutes
les valeurs de la « nouvelle économie », c’est l’ensemble du secteur qui
risque l’asphyxie. Des milliers de start-up, aux activités fortement
déficitaires, sont désormais proches du dépôt de bilan : leur unique
objectif, leur unique échappatoire, était leur introduction sur le
marché. Il ne faut plus y compter. Leurs bailleurs de fonds, les
gestionnaires de capital-risque, savent désormais que le marché ne
pourra plus les absorber. Pourquoi continuer à miser lorsque l’on sait
très bien qu’on ne peut plus gagner ? Dès lors, il n’est pas étonnant
que 90% des start-up ne parviennent plus à trouver de financement.
Pour les grands groupes, c’est le moment rêvé pour faire son marché :
les « entreprenautes » sont dans une situation critique, les prix sont
cassés. Inutile de gaspiller ses liquidités : celles que l’on appelle
désormais « les start-down » se contentent, contraintes et forcées, des
actions de leur prédateur, elles-mêmes souvent fort incertaines. Les
acteurs établis de la « nouvelle économie » peuvent ainsi compléter, par
ces rachats à bas prix, leur panoplie de services. Les entreprises de
« l’ancienne économie », elles, en profitent pour s’adjoindre à moindre coût
les compétences techniques qui leur manquaient. Les « entreprenautes »
n’étaient au fond que des pions corvéables à merci dans ce Monopoly dont
la partie se finit. Les chercheurs d’or en faillite seront bientôt prêts
à réintégrer humblement, même sans stock-options, les grands groupes
« sclérosés » qu’ils avaient bruyamment quittés et à leur faire profiter
des compétences que cet excitant intermède leur aura indéniablement
apporté.
Après avoir externalisé tour à tour ses services internes et sa
production, le monde de l’industrie n’aura finalement, en faisant
miroiter ce nouvel Eldorado, qu’externalisé la formation dans un domaine
où le manque de compétences était criant. Il aurait en effet été
infiniment plus coûteux de former, par les méthodes traditionnelles, les
salariés qui sauraient faire profiter l’entreprise des bénéfices des
nouvelles technologies, moderniser son système d’information et de
communication : mieux valait les laisser acquérir ces compétences par
eux-mêmes, « sur le tas », avec la motivation que peut parfois donner le
vertige de l’argent facile. Si le marché n’a nullement besoin de sites
d’achats groupés ou de portails pour possesseurs de caniches, nul doute
que la personne qui aura su les réaliser sera parmi les mieux placées
pour construire le système de communication d’une entreprise. Ainsi, la
participation de cette personne dans une entreprise ratée ne sera pas
perçue comme un échec par le monde de l’entreprise, mais comme une sorte
de stage diplômant dont l’environnement de travail et les indemnités
auront été financées par un organisme extérieur (le fonds de
capital-risque). « Tous ceux qui ont créé seront absorbés avec délice
par les états-majors des grandes entreprises ou des cabinets de
conseil », résumait Etienne Krieger, responsable du cours « Créer et
financer sa start-up » à HEC. [3]
Si, pour les acteurs de l’économie traditionnelle, on peut ainsi parler
d’externalisation de la formation, pour les principaux acteurs du
multimédia, opérateurs de télécommunications en tête, on peut
véritablement parler d’externalisation des activités de recherche et
développement. Car dans cet univers en perpétuel mouvement, où nul n’est
capable de percevoir clairement quelles seront demain les tendances du
marché, les services réellement porteurs, les technologies employées, il
serait extrêmement coûteux d’engager ses propres salariés, sur ses fonds
propres, dans des axes de recherche qu’ils peinent à définir. Là encore,
la « nouvelle économie », avec son darwinisme exacerbé, apportait une
réponse toute trouvée : il suffisait de se tenir sagement à l’écart, de
laisser la nuée de chercheurs d’or tenter leur chance dans la voie qui
leur semblait la meilleure, chercher frénétiquement, par tâtonnement,
les bons filons. Seuls les meilleurs survivraient. Il serait toujours
temps, alors, de les racheter ou de les imiter. Tous les risques étaient
externalisés : l’industrie récupérait prestement les succès, elle ne
finançait plus les échecs.
Mais l’euphorie s’estompe. Les chercheurs d’or sont déprimés. « La
bulle Internet a éclaté », titrait tristement Le Monde, le 2 décembre
dernier. Et de nous expliquer : « Le Nasdaq a perdu la moitié de sa
valeur ; 3000 milliards de dollars sont ainsi partis en fumée aux
Etats-Unis ». [4] Certes, 3000 milliards de dollars ont bel et bien fui
les valeurs du Nasdaq ces dernières mois ; la métaphore de la fumée,
pourtant, prête à sourire. Si souvent employée lors des krachs
boursiers, ladite fumée a en effet cette sympathique particularité de ne
profiter à personne et, partant, de faire intervenir une sorte de
volonté divine, de masquer toute responsabilité. Car ces 3000 milliards
de dollars, on s’en doute, ne se sont pas évaporés : les investisseurs
les plus inspirés les ont tout bonnement reportés sur des placements
moins risqués, laissant les petits porteurs avec des titres laminés. Et
les « entreprenautes » avec leurs rêves de richesse évaporés.