J’ai rendez-vous avec La Croix. J’angoisse un peu à l’idée de l’accueil
que je vais recevoir. L’entrée est en simili marbre, l’accueil ennuyé.
Il y a au dessus de la tête de l’hotesse black à tresses décolorées un
panneau qui prévient que le batiment est sous surveillance vidéo, comme
dans les banques ou les supermarchés. Ca rend l’accueil moins sympa.
Déjà qu’elle a l’air d’enregistrer des poireaux après la pesée. Il faut
laisser ses papiers comme à la préfecture et prendre un badge, puis un
tourniquet.
C’est au premier, là encore il est tôt, 14h30, la rédaction est quasi
déserte. Peut être que c’est toujours comme ça. Avec les aides de l’Etat
que le journal reçoit on devrait se sentir un peu chez soi, puisque
c’est nos impôts et la TVA sur notre folie consommatoire ou notre survie
dérisoire. Et ben c’est pas du tout le cas. Rien n’est fait pour qu’on
se sente chez soi. Si vous y allez un jour, jetez un oeil après le
second virage à droite. Il y a un type avec un casque genre obligatoire
pour faire du marteau piqueur qui rame pour se concentrer et tenter
d’accoucher d’un papier. Il pourrait écrire chez lui, inverser le sens
de son bureau pour ne pas être dérangé. Et ben non, il doit préférer
jeter un regard noir au passant qui passe et le distrait.
Le service photo est au fond après la rédaction, face à un escalier qui
sert pour les sorties d’urgence. Le silence règne là aussi. On regarde
mes photos en silence, la cheftaine n’est pas là. Quand j’ai essayé de
la joindre par téléphone on m’a simplement dit qu’elle était très prise,
qu’elle allait partir déjeuner avec un photographe célèbre. La fois
d’avant on ne pouvait pas la déranger : elle était en réunion avec un
photographe. Et moi je suis quoi ? Patissier, vendeur d’aspirateur ?
La cheftaine de la photo vient de monter avec deux autres chefs de la
photo et... un journal de photo. Le énième, joli, bien fait, mais force
est de constater qu’avant de l’ouvrir on sait déjà ce qu’on va y trouver
à 75 %. Comme avec les autres journaux de photos, les photographes, trop
heureux de voir qu’on leur consacre plus d’une demi-page, acceptent de
« prêter » leurs photos. C’est à dire de ne pas être payés. Je ne suis pas
sûr pour celui là, mais je ne vois pas de raison pour que ce soit différent.
Voilà, on a regardé mes photos, sans commentaires. Interrompus deux fois
par un chef journaliste, qui ne dit pas bonjour en entrant, ne sourit
pas. On a la charité chrétienne pingre en sourires à La Croix. Même
quand on est payé sur le budget de l’Etat, c’est des choses qu’on doit
préférer oublier. A moins que ce soit le rythme du quotidien qui veuille
ça. En plus, à La Croix, comme ils sont toujours en retard de deux actus
et de deux-trois lecteurs, ils ont beaucoup à faire, et donc pas le
temps de dire bonjour. Comme le journal perd des lecteurs et de
l’argent, il survit pour les raisons que j’ai décrit plus haut, et par
ses abonnés de province, qui vieillissent et disparaissent un à un.