C’est loin d’abord, pour aller montrer des photos dont on sait d’avance
qu’elles n’ont qu’une infime chance de passer. Quand on se lève le
matin, ça ne motive pas. Match est installé à Levallois, dans une
« Yuppie-Valley » aseptisée, qui est à la communication et aux entreprises
de la nouvelle économie ce que La Courneuve a été en son temps pour les
mal logés du centre-ville : une espérance de confort et de bien-être au
quotidien.
L’entrée est somptueuse, en face deux hôtesses plus ou moins souriantes
suivant les jours. À gauche un agent de sécurité qui semble beaucoup
s’intéresser à elles, mais reprend un regard sévère pour jauger le
visiteur un peu hirsute et débraillé que je suis. À droite enfin, au
bout d’un couloir, les ascenseurs. Comme le monde entier se presse ici
pour montrer des photos, ça n’arrête pas, et empêche un peu tout le
monde de discuter tranquille. Ça se sent.
Après un couloir où les « unes », et les images qui font la gloire de la
profession, et un groupe très prospère, sont affichées, il faut regarder
les noms sur les portes pour arriver enfin à la photo. Au début personne
ne s’intéresse à vous. A la fin non plus d’ailleurs. Mais bon, je le
disais au début, tout le monde discute, ça laisse le temps de se faire
une idée. On se raconte ses vacances, des trucs qu’on a vus à la télé,
on plaisante, on parle des enfants. L’ambiance est sympa, détendue. Sauf
pour celui qui attend, qui n’existe pas, comme à la sécu ou à l’ANPE
avant qu’on les ait obligés à faire des stages « accueil du public » pour
« gérer » ceux qui craquent.
Après un troisième « bonjour », alors que tout le monde se dit « merde
encore un casse-couille », et qu’on devient moins transparent, on dit qui
on est et qui on vient voir. On doit alors attendre encore un peu car il
se passe des choses importantes dans ce journal. « Tout le monde le
sait », ne serait-ce que les salles d’attente des coiffeurs et les
services de communication des ministères. Dans le bureau les images
trainent partout, des gens vont et viennent avec des tirages à la main.
C’est plein de couleur et en général pas beau à voir. Qu’il s’agisse de
guerres ou de célébrités qui s’offrent dans leur intimité, très très
simple, et toujours de très bon goût.
Un homme au regard grave m’a demandé de le suivre. Il regarde mes ektas
une première fois avec rapidité, survolant mes images. Puis une seconde
fois avec attention, en regardant plus longuement certaines d’entre
elles. À côté ça continue à discuter foot. Comme un robot téléguidé mon
interlocuteur se détend d’un coup de sa position penchée pour me tendre
mes images. « C’est pas pour nous », dit-il brièvement. « Merci, au
revoir. » La rencontre a duré entre une minute trente et deux minutes.
Pour choisir des photos choc il faut un oeil exercé, alors forcément
c’est intense et fatiguant. Mon interlocuteur est parti se rasseoir et
se prépare à reprendre sa conversation avec les autres.
J’ai envie de lui demander s’il ne veut pas me passer commande d’un
reportage sur Karl Zéro ou la reine Mère. J’aime beaucoup l’Angleterre
et Canal+, mais je n’ose pas, je dois être trop timide. Je reprends
l’ascenseur et repasse par l’accueil. L’agent de sécurité surveille
toujours les hôtesses. Peut-être qu’il a peur qu’elles se sauvent. Ou
bien a-t-il été chargé de les surveiller pour les empêcher de partir si
elles en ont marre. Je sais pas, moi, elles ont l’air de tellement
s’ennuyer...