Je viens enfin rassurer les gens de cœur qui avaient manifesté compassion et sollicitude pour Julien, lors de la grotesque tragédie des temps présents qu’un destin vindicatif lui avait imposée il y a peu (voir n° 528).
Julien, que je continue d’appeler Nickname bien qu’il eût changé de nom depuis, avait fait en sorte de regagner un peu d’intimité. Il avait jeté sa machine, qui datait un peu d’ailleurs, déménagé sans laisser d’adresse, abandonné carte vitale et toute vélléité de remboursement de soins, renoncé à posséder une voiture ou un mobile, changé de fournisseur d’accès et de carte de crédit. Ce n’est pas tout, bien sûr (les banques, le fisc, l’éducation, l’armée, la police, EDF etc. possédaient encore des données sur son compte), mais ça aide un peu à retrouver quelque sérénité, en prenant en main son devenir.
La chance lui avait doublement souri d’un coup, aidée par son ex copine qui bossait à présent dans un petit cabinet de chasse de petites têtes. Une filiale de filiale de filiale d’un grand groupe multimédia recherchait un webmaster, et elle lui proposa gentiment le poste, sans dire quelle part des 20% du futur salaire brut annuel de Julien, ainsi engrangé par son cabinet pour cette diffcile prestation, lui revenait sur cette affaire (très peu d’ailleurs).
C’est ainsi que Julien travailla à happyzob.biz, un nouveau concept porteur. Il s’agit, comme vous l’avez deviné, d’animation de joyeuses obsèques (ambiance musicale, blagues désopilantes, photos souvenir, cotillons, sites perso multilingues pour défunt, funtherapy etc.), service de qualité professionnelle, et gratuit en échange de quelques données personnelles d’héritiers (la filiale chargée de la gestion de patrimoine au sein de la même maison en faisait le meilleur usage, dans la dicrétion et l’efficacité).
L’ambiance de travail le séduit aussitôt. Comme le disait le panneau fluo de l’entrée, "happyzob, the funbiz". D’abord, il y avait de très bonnes machines, ce qui contribue notablement à la satisfaction des gens comme Julien. Ensuite, le patron, très sympa (d’ailleurs il le tutoyait) et ne regardant pas à la dépense pour le confort des collaborateurs, permettait l’accès au travail à toute heure. Et ce, notez le bien, sans aucune pression syndicale dans ce sens, juste par saine conception de management adapté aux désirs des salariés (comme quoi, hein… suffit de les choisir bien au départ).
En outre, la proximité du livreur de pizza permettait un service continu et quasi temps réel, le coca et le jus d’orange étaient en libre service (gratuit !), les massages et exercices musculaires sur simple demande. Même, si quelqu’un voulait fumer, il avait le droit de sortir s’adonner à son vice devant la voie ferrée longeant les locaux. Un petit espace y était réservé, sous un panneau pédagogique "regarde le train, il ne fume plus, lui…". Comble du luxe, une salle de douche permettait de se laver plusieurs fois par jour, et d’écrire des blagues sur un tableau spécial (genre "erase unemployed files, clean registry, cyber is safer, wellcum" etc. des trucs à mourir de rire).
Evidemment, ça manquait un peu de filles, juste les stagiaires de l’accueil, et de temps en temps, la prestataire RH, une dame mure d’environ 30/33 ans, mais bien conservée.
Les équipes étaient supercool, tous s’amusaient de propos subtils et profonds qui renforçaient la cohésion de leur groupe… Les 35 heures, héhé les cons, France Telecom, ah putain, les fonctionnaires, lol,les syndicats, lolol, putain man, ça existe encore ça…Ils étaient heureux d’avoir échappé aux loisirs, à la retraite et autres conneries de vieux. et d’attardés prémillenium.
Le bonheur de Julien lui parut à son comble quand il rencontra une veuve, par l’intermédiaire de Lucname, un commercial à BM, mais sympa néanmoins, qui connaissait des blagues d’enfer. En peu de temps, il put loger chez elle et ainsi regagner plus d’anonymat, en se passant d’abonnements téléphone et électricité à son nom. Il essaya de changer un minimum de son mode de vie, notamment il rentrait plus tôt du boulot pour être présent à domicile, mais se mettait sur sa machine…du travail à finir. Elle ne disait rien, sympa vraiment...
Mais bien sûr le temps fait son oeuvre et l’herbe ne reste pas longtemps rose sur la prairie de la vie à deux, vu qu’il faut supporter l’ignardise du conjoint à qui l’on ne peut pas parler de système d’exploitation (elle pensait que c’était le capitalisme), ni dire soft, bit, harware ou backdoor, qui font vraiment salace. Quoique, pour backdoor, elle lui avait dit de pas la prendre pour une conne qui connaît rien, qu’elle avait eu un copain américain, et qu’elle voulait bien, mais à condition qu’il soit doux et précautionneux.
Julien commença à trouver sa compagne un peu moins fréquentable, vu qu’elle ne comprenait rien, et préférait parler de trucs comme le développement du râble, ou lire des bouquins (y compris des machins deg à coup sûr, vu le name de l’auteur, genre Capote c’est vous dire) plutôt que de bonnes BD.
De son côté, elle finit par prendre un chien pour pouvoir regarder la télé, ou se promener, à deux, ce qui convenait bien à Julien (malgré le chien qu’il haïssait en silence, notamment pour cause d’épanchement sur le filtre adsl). Il résolut aussi avec astuce la difficile question des week end et des vacances en prétendant ne supporter aucun mode de transport, ce qui lui permit de rester tranquille à domicile pendant qu’elle allait à la plage ou à la montagne avec ses copines, chanceusement issues de la catégorie des épouses d’informaticiens motivés et performants.
Mais il est connu que le destin sonne toujours plusieurs fois à la même porte... De la même manière qu’il l’avait précédemment enfoncé dans le noir cloaque du gouffre du desespoir, il l’élevait désormais progressivement vers un impensable nirwana… Elle finit en effet par se résoudre à aller vivre à sa campagne, 800 bornes carrément…
Le soir de son bienheureux départ, Julien rentra soulagé et après avoir commandé la pizza, il s’approcha de la machine, passa sa main sur son crane, pardon, sur le haut du moniteur, avec délicatesse et peut être un brin d’affection…Contact. Il regarde l’écran s’allumer et lui murmure : "enfin seuls…"