Une des raisons de la dévirtualisation des fiançailles de Julien Nickname et Rosa Granduché, qui avaient copulé in real life comme vous l’avez su par mes soins dès le 20 avril ici même, tenait à l’estime qu’elle lui portait comme militant inépuisable du net. Ils en avaient discuté et discuté en ligne, de tout ce qui se passait à présent sur le réseau, de ce qu’il convenait de faire, des pourris de toujours et des néo pourris, les pires, sans compter les pourris putatifs, dont on scrutait attentivement les menées...
Cette intimité intellectuelle, lentement construite, faisait passer au second plan les quelques défauts qu’ils auraient pu se trouver en se connaissant d’entrée dans la brutalité immédiate du monde réel. Lui n’était pas le cousin d’apollon, ne savait pas dire ce qu’il fallait. Oui, est toujours à contre temps, discourant sur les backdoors quand on se demande quand il va se décider enfin à dire son désir dans des termes sans fioritures, ou mettant sa main plus bas qu’il ne faut quand on attend un geste tendre. Ceci dit, il n’entrait pas en relation en ne sachant dire que « putain, t’es bandante », pour finir post coïtum par « putain, t’es bonne »... Un mec normal, quoi, mais pas trop bas de gamme. Emouvant, même, ce qui est infiniment séduisant pour les Rosa mater.
Elle aurait pu lui paraître un peu plate et introvertie, chlorotique aussi, et avec en prime un sein plus petit que l’autre (pas comme sa petite sœur de lait, Lili, qui elle, a un sein plus gros que l’autre, ce qui la désole d’ailleurs pareillement, comme quoi la symétrie prime le volume), et aussi peu attentive à ses demandes affectives silencieuses et à sa pudeur des mots dans le face à face. Une fille normale, quoi.
Mais ils s’étaient montré leur séduction de passionnés solitaires et sauvages, ce qui vaut plus, on est bien d’accord. Après ça, que leur rapport sexuel originel puisse être vu, extérieurement et du point de vue de la durée, de la surprise et de la variété, comme tristement conventionnel et fatigué, quasi conjugal si on veut, importe peu. Je voudrais bien voir, les mecs, si vous bandez comme un taureau, après six heures de discussion sur les versions du noyau... Ou, au cas où il y aurait ici une lectrice, si vous avez envie de sortir le grand jeu dans de telles conditions d’irritation et de fatigue. Non, non, ils ont fait au mieux... Ce d’autant que les préoccupations s’accroissaient dans la vie du réseau, ce qui ne dispose pas un militant on line à la bagatelle, comme calculé dans la recherche de Cyberglan publiée sur son site perso, au risque de 5%, selon l’usage.
Julien militait de manière apparemment brouillonne et inconséquente, mais d’une très constante logique de mise en oeuvre. Le déclenchement de ses actions solitaires, mais envahissantes, résultait d’un état émotionnel soudain, éclos dans le terreau d’une sensiblerie basique. Par exemple, en février 1999, il avait vite signé la pétition de soutien à Ternal, ignoblement conduit en justice en tant qu’hébergeur, et avait écrit un grand nombre de lettres (électroniques) à des parlementaires, sans compter son action en forum et dans les chats. Non qu’il considérât que l’intermédiaire technique ne devait pas être responsable des sites qui utilisent ses services, il n’en avait pas trop idée, mais parce que là, c’était dégueu point final.
De même quand il avait défendu l’association culturelle Nardoléo, attaquée par une société financière du même nom, ou quand il s’était sorti les tripes sur les amendements Cheblo, les décisions du juge Mezgo, qui voulait faire la loi à l’ouest du Pecos, ou des propos malvenus d’un rédacteur en chef de revue, des mecs qui ont même pas un site et qui causent sur l’internet, faut pas déconner trop quand même, il y a des limites à l’indécence... J’en oublie car je ne sais pas tout de sa vie, mais ça ne m’étonnerait pas qu’il ait signé des trucs et animé des chats sur des questions de contrefaçon de logos, invoquées par des boîtes alimentaires, pour faire fermer des sites, ce qui est bas en plus d’être bête.
Il est comme ça Julien Nickname, il ne supporte pas... Evidemment, il ne faut pas lui demander d’analyser les choses politiquement ou socialement, il se méfie de la politique, et ne distingue pas trop les effets sociaux de des sentiments du moment. Il s’en tient aux fondamentaux, le net c’est notre affaire, faut pas faire chier, j’écris ce que je veux, et je défends mes copains. Il était d’ailleurs très mal à l’aise quand les copains en question n’étaient pas d’accord entre eux sur une analyse, et ne pouvait se situer, même quand le différend était pour de rire, histoire d’occuper le temps avant de passer...
Il lui manquait quelques éléments argumentaires pour participer pleinement aux débats. C’est pourtant simple, lui avait dit son vieux beau-frère préféré du moment, tu dis les mots que tu ne comprends pas, voilà tout, t’es dans le coup, si tu sais pas trop, tu le dis quand même, mais de façon assertive, surtout, sinon ça fait pas couillu. Julien, entre autres bons côtés, n’est pas frimeur, bien que normalement couillu, il aime bien s’en tenir à ce qu’il sait, alors forcément, il n’est pas trop médiatique, sauf chez certains open sourciers hétérodoxes, et, bien entendu, dans son chatroom de potes, où on ne cause pas trop de sociolophisme et autres calembredaines décadentes de parisiens oisifs.
Il se méfiait aussi de l’action collective organisée, qui lui semblait limiter sa propre parole, et même insupportablement la dicter, mais avait bien aimé les manifs contre les marchands libéraux capitalistes qu’ont des paradigmes pourris côté ontologie, parce que les gars qui savent faire chier bien, c’est forcément des potes. C’est un bon gars, Nickname. Rosa aimait beaucoup ses indignations basiques, ses analyses fondamentalistes à deux ronds, et tant pis pour la cohérence ou la vision de l’avenir, c’est chouette au présent, ça fait du bien.
Eventuellement, elle le reprenait avec douceur pour ne pas le vexer, sur quelques points de culture générale ou de raisonnement, sa fougue lui faisant trouver d’inédits raccourcis permettant de déduire avec nécessité des conduites individuelles privées de complots mondiaux hasardeux. Genre rapports entre les motifs de la chute de la Bourse de Hong Kong et la détumescence des agriculteurs de plus de 40 ans les nuits sans lune dans la Bretagne du sud.
Et elle aimait aussi quand il la disputait d’oser envisager de prendre une boîte mail gratos chez des marchands, gratuits qu’ils disent, ce dont n’avaient d’ailleurs pas idée les idéologues on line de ses wzines préférés, dont la faconde l’irritait, tout en lui faisant impression et inhibait ses capacités de réaction. Logos, t’as le bras long...
Rosa n’était pas sans influence sur la manière de militer de Julien. Outre le fait qu’elle attirait son attention sur des fautes de français et les maillons manquants dans le raisonnement, elle lui expliquait que pour communiquer, il faut bien que l’autre comprenne avec sa cervelle à lui, et pas celle de Julien. Ce type de propos le plongeait dans une grande incertitude, car pour Julien, le vrai qui est dans sa tête est universel, et le con, ben faut lui dire et soit il comprend, il déconifie, soit il comprend pas, et il s’enfonce dans les profondeurs, tant pis pour lui.
Lili, sa petite sœur, certes de lait pour cause de remariage de veufs consolables qui avaient mis ensemble leurs salaires de prolos qui passaient la wassingue dans les wagons, et leurs chiards, en vertu d’un principe d’économie efficace, mais sa petite sœur quand même, avait moins d’influence désormais. Elle était heureuse que son frère lui lâche la grappe, comme elle disait inconsidérement, et militait à sa manière pour les droits à la recherche éperdue d’amour et de réassurance, avec le soutien actif de son fiancé du moment, qui ne lui disait pas « tu es bonne », mais lui chuchotait in process des choses à tomber par terre le ventre ouvert.
L’avantage du vieux fiancé de l’heure, outre l’absence de crainte d’une éjaculation précoce, c’est ce genre de complicité, où on sait se dire exactement ce qu’il faut quand il le faut, y compris se faire traiter de belle comme un rêve de pierre, et de fleur du mâle, ou pleurs du mâle, elle avait pas bien saisi, mais les deux sont chouettes, et autres fantaisies qu’elle s’empressait de mailer à ses copines, bonne militante des libertés fondamentales et de l’éducation des jeunes gens.
Sous leurs influences respectives, acceptées et aimées parce que choisies dans l’amour partagé, et réciproques, les Nickname évoluaient lentement, mais sûrement. En échange, ils apportaient leurs passions respectives, autrement plus fortes que celles de leurs partenaires, plus reflexifs, intellos quoi. Ce système eut quelques effets concrets, comme le détachement progressif de Julien de son nombril technique, et celui de Lili de son nombril tout court. Leur manière de militer évoluait, pour l’un vers une tolérance qui lui facilitait les rapports sociaux, pour l’autre vers une structuration de ses projets et une vision plus large des plaisirs et offrandes. Ils militaient mieux, à leur manière, trouvaient de l’efficacité dans leurs choix, séparaient l’essentiel de l’accessoire. Bien sûr, ce sont des militants d’à peu près rien, socialement parlant, mais ça leur plaît comme ça, et c’est l’essentiel pour eux. Et c’est peut être essentiel pour tous, qui sait...
Cependant, à ces jeux d’emprises soft trop bien réussies, certains laissent des plumes, comme on sait. Julien délaisse Rosa dans la vie virtuelle, elle est loin, et Lili son vieil amant qui ne lui offre pas d’avenir, préoccupation récente, mais très radicale. Et savoir comment dire à l’autre qu’on l’aime, mais que c’est différent, et ceci grâce à lui, et qu’avec reconnaissance infinie on s’en sépare tout en lui gardant tendresse, et en lui demandant la pareille car on ne veut pas le perdre, je crois que c’est impossible. Une happy end eût consisté en la rencontre de Rosa et du fiancé de Lili, mais non, ils ne se connaîtront jamais. Que voulez vous, la vie est une garce, et au moment où Julien et Lili sont un peu mieux dans leur bottes, il n’étonne pas que quelque part, quelque souffrance s’épande.
Vous bilez pas, ce sont des gens solides, ces belles gens, vous verrez... D’ailleurs, Julien prépare des textes terribles, il a la pêche, sur tous les sujets d’actualité où son point de vue doit être impérativement donné, avec la radicale sincérité qui compense la vacuité et les raccourcis, c’est bien connu. Alors, hein, les émissions télé à la con, la version complète d’Apocalypse Now, l’augmentation du tarif du gaz et la mort du pape, ça allait balancer dans les wzines... Lisez, lecteurs, c’est Nickname qui vous en cause, pour votre bien et le malheur des pourris. Je ne lui dis rien, il est sympa, Julien, mais qu’est qu’il va se manger comme avanies, en tant que néo penseur de chez indigné and co...