Julien est parti à …, non, je ne vous dit pas où, il faut toujours penser à la confidentialité. Non, non, ce n’est pas pour un nouveau boulot, juste le GT [1] de son chatroom préféré, enfin de sa communauté virtuelle, ses potes quoi. Il va voir peut être sa fiancée virtuelle Rosa Granduché irl [2] wow ! . C’est que mon ami, est un vrai internaute. Déjà que, comme vous le savez par indiscrétion, il avait une page web perso en 1995 (merdique, d’ailleurs, il faut bien l’avouer), en plus il est dans plein de newsgroups, et de chats IRC [3] depuis longtemps.
Comment vous croyez qu’on peut passer 15 heures jour sur le réseau ? Pas rien qu’en bossant, tout de même…Maintenant, on appelle internaute n’importe quoi, pensait souvent Julien, tiens ça le ferait rire si c’était pas si tragique, n’importe quel crétin qui a une connexion, c’est un internaute, ben merde alors, pourquoi pas n’importe qui qui vote, c’est un homme [4] politique…mdr [5] . Le réseau était devenu une vaste merde, où des mecs qui savaient tout juste envoyer un mail avec une boîte pourrie, et naviguer sur le web avec un browser pourri de la même marque, se la jouaient, style prout ma chère, viens chez moi y a un accès, on va se connecter. Ouais ben, quand on sait même pas faire une partition, paramétrer un firewall ou ajuster un nuke [6] très proprement, on s’écrase, voilà tout ! .
Mais aujourd’hui, Julien n’est pas travaillé de pensées négatives, il va au GT (wow). Même la perspective de laisser son appartement et ses machines à sa petite sœur ne le soucie pas trop. Oui, Lili doit venir pendant son absence, elle a laissé sa chambre à des amis roumains qui viennent direct de Cluj-Napoca, et qu’elle connaît par #carpathesbdsm, des vrais vampires qui mettent les canines virtuelles dans le cou comme personne. Sans compter qu’il peut toujours y avoir une émule d’Elizabeh Bathory, alors là, alerte, se faire prélever trois gouttes pour le bonheur d’offrir, ok, mais cinq litres pas question. Non, non, non, elle ne reste pas avec cette nuit, en plus vu le nombre, faudrait la santé, et elle a envie d’une soirée calme au tel avec les copines, et de la machine à laver de son frère, qui est quand même un bon grand frère, et elle lui pardonne de ne pas voir le côté poétique de son travail, comme le fait que dans un octet, il y ait huit bits, chapeau, Mr. Octet, c’est mieux que Mr. Ascii.
Mais les choses sont incertaines, surtout chez Lili, et surtout avec son amant de printemps, ce vieux vicieux, qui avait combiné un rendez vous suite à annonces on line [7] avec une fille qui souhaitait ne pas mourir idiote, et comme effectivement elle n’avait connu, au sens biblique, que des gars, on la comprend. Lili était déjà assurée de ne pas mourir idiote, et elle mettait la main à tout ce qui pouvait concourir au développement de l’intelligence, avec tendresse, générosité et humour, et sans aucun compromis conventionnel (sauf laver les culottes, par conditionnement éducatif hygiéniste, alors que c’est dommage tellement ça sent bon, mais enfin elle ne se voit demander des comptes à sa mère…).
Et les choses étant devenues certaines, elle échangeait donc ce soir là des bisous, des regards et des rires avec sa nouvelle amie Juju pendant que son gars faisait cuire un kilo de nouilles au jus en se demandant combien il restait de poses dans l’appareil photo. Juju, elle est tellement fondante, et avec de si belles expressions d’abandon au désir que Lili mit un temps à répondre au téléphone. Son frère lui demandait de lui rediriger quelques fichiers sur l’adresse de Rosa Granduché (wow) qui va dans les GT avec le portable, au cas où le sort du monde nécessiterait son intervention immédiate.
Lili comprend que les GT sont dans la continuité de la relation virtuelle, et que les mêmes rôles y sont tenus (le blagueur, le taciturne on line, le maudit, la stroumpfette, l’Op [8] , le râleur, l’obsédé, et les fiancé(e)s…). Elle a tort, Lili, elle a tort, en ce moment ils préparent un coup fumant pour décrémenter des compteurs de cons, enfin je veux dire des compteurs sur des sites administrés par des cons. Ah bon, s’il s’agit de cons, ben ça change tout, pense l’infidèle princesse...
Elle retourne dans la cuisine demander à ses amours préférés du jour comment on pourrait faire pour kicker [9] dans un GT. Et elle ajoute, sans rire : lol [10]. Juju interrompt la caresse douce entreprise pour ne pas risquer une décrémentation libidinale en attendant, répond machinalement « mdr lili » et tous trois se plongent dans la difficile résolution de cette énigme, pour conclure que l’Op 500 [11] lui même ne peut plus banner [12] ni kicker, mais qu’en échange il pourrait sans doute niquer Rosa et son portable dès que la discussion sur les mérites comparés des versions de linux serait achevée. C’est à dire vachement tard.
L’évocation de la fête à Rosa ayant mis Lili dans l’émoi, mes amis diffèrent le moment du repas, et les filles peuvent commencer leur DCC chat [13] irl, sans besoin des smileys [14] pour échanger les amours des yeux, les chavirements des odeurs et des goûts, et la comparaison manuelle de l’état de température et d’hygrométrie de toutes muqueuses accessibles par les voies naturelles. Bon gars, lui s’occupe durant ce temps de répondre à la demande de Julien, puis en profite pour aller chatter un petit coup sur #bucuresti, pour avoir des nouvelles du front roumain en ligne (les conversations y sont strictement les mêmes que sur #france ou #italia, mais pas avec le même accent).
Evidemment, ce genre d’occupation réactive des réflexes, et quand il entre dans la chambre pour participer au développement de la connectivité, qui est la mission sacrée du vrai internaute, ainsi qu’à l’incrémentation du compteur de Lili, il crie « asv titkokines » [15] . Les coquines sont dans l’extase des profondes et tendres explorations de backdoors (comme au même instant Julien à son GT, mais de manière un peu différente) et l’une marmonne « op, kick ce kon », quand l’autre, plus complaisante récite « 25/f/paris ». Après long débat de conscience, on censure ce qui s’ensuivit, pour conserver la confidentialité des belles choses et l’intimité des belles gens, ainsi qu’une certaine tenue de bon aloi à cet endroit. On rassurera néanmoins le lecteur inquiet sur le sort de nos amis, tout va bien pour eux.
Pour Rosa26, Tiger19, DonEnzo et Cyberglan, qui forment, avec Julien, l’équipe des règlements de comptes des cons, ça va bien aussi. C’est avec émotion qu’ils apprennent de l’Op 450, chargé des archives, que les logs du chatroom pésent désormais plus de trente giga... Rosa, mutine de la Baltique, fait observer que si l’on enlève tous les "lol, mdr, ca va, alp, a+, any slut, zzzz, bonjour, salut et bye", on doit bien gagner plus de la moitié du volume, ce qui les fait rigoler in real life (lol, Rosa :). Beaucoup plus tard, après la querelle inévitable sur la Red Hat, ils vont se coucher en disant bye, a+ ou alp, et je ne peux en dire plus sur les activités des chatteurs in bed, par correction. On notera que l’ancienneté de l’état de fiançailles virtuelles de notre ami joua un rôle essentiel dans l’affectation des places, et que le portable, bien qu’il apparut comme un être vivant et complice, ne fut pas sexuellement sollicité, sans doute du fait de difficultés opératoires.
Julien est donc rentré crevé et plein de pizza coca, mais gonflé comme douze. Il a appris quelques trucs géants, qu’il va immédiatement mettre en œuvre. Il pousse la porte de sa chambre pour dire bonjour à sa petite sœur, vu qu’on est déjà tard l’aprem, découvre que tout le monde dort ici (comme sur un chat triste), et ne peut se retenir… « quelle salope ». Lili se retourne en gémissant et murmure « oui mon chéri, rien que pour toi » (menteuse, mais gentille et bonne connaisseuse des âmes post adolescentes ), Juju, décidément moins sympa, « putain, le lag [16]…op kik ce kon », et lui, « maudit fatigant…banlist 10 jours » [17] . Julien ressort désemparé…putain, 10 jours, ils rigolent pas sur ce canal…sont pas près de me revoir.