C’est au volant de sa béhème de fonction que Julien Nickname mit le pied sur la terre de Pierre Loti et autres astronomes bretons réputés. C’est que depuis son premier emploi de webmaster de happyzob.biz (joyeuses obsèques, free 4all !) du coca avait coulé sous les ponts. Son patron, le gars si sympa qu’il tutoyait tout ce qui bouge et rachetait le reste, lui avait fait l’honnête proposition de gagner plus, que Julien, brave mec, n’avait pas su comment refuser.
Gagner plus, dans le bizness, c’est passer de la technique au commercial (ou au management, bien sûr, mais c’est plus dur). Evidemment, il y a un ennui qu’il ne faut pas sous estimer, finies les 12/15 heures par jour sur la machine. Il faut téléphoner, se déplacer, discuter, faire les cahiers des charges…Mais qui peut affronter les tourments quotidiens des relations in real life se trouve par ailleurs récompensé. Jugez plutôt : une béhème de fonction, un beau portable itou, zewap, et un doublement de rémunération ( si ça marche, vu que c’est en « part variable », enfin même si ça marche pas, reste la moitié du double, ce qui est à peu près équivalent au revenu initial). Et un stagiaire s’il en a besoin.
Julien Nickname (je continue à l’appeler ainsi, son vrai nom demeure confidentiel à sa demande) avait pesé le pour et le contre, en écrivant sur un des innombrables bouts de papier , qui sont l’outil annexe préféré des gens de sa corporation.
Bon, pour : 1. le pognon, 2. la bagnole même pas à moi, donc pas de fichage carte grise, héhé, le portable, 3. mettre un peu plus de distance avec ma copine, vu que l’économie du râble pour que le développement local ait les reins solides, et ses autres fantaisies, ça me gave. Et en cas de besoin, le cyber sexe, c’est pas fait pour rien, d’ailleurs c’est meilleur et moins salissant. 4. le son du biniou
Contre : 1. comment faire pour rester en contact avec la machine, 2. penser à ne pas utiliser le mobile, vu le flicage, 3. ne pas prendre de prune par les flics, vu les fichiers police, 4. ne pas avoir d’accident qui mène à l’hopital, vu les fichiers sécu.
Julien se mit donc en quête d’un modèle convenable, avec l’aide de Lucname, le commercial supercool de happyzob.biz, qui est un expert. D’abord, faire le maximum du boulot à distance (facile). Ensuite, faire faire le maximum du chiant au stagiaire (facile). Enfin, travailler in real life au restaurant aux heures de repas. Et surtout, bien penser à s’arrêter, tout en paraissant occupé, dès que le quota visé est atteint, sinon gare aux cadences infernales.
Après tout, c’était tentable, d’autant qu’ il était dans l’idée, comme nombre de ses camarades, que les boulots de fonctionnel et autres commerciaux, c’est que du pipeau, suffit de bien causer et voilà tout…Pas comme développer par exemple, ou sécuriser, ou administrer une belle plate forme, ou concevoir des applications que tu les vois tu meurs tellement c’est beau, ça c’est du travail.
Voilà comment il se retrouve à essayer de vendre les fameux sites perso pour défunts (photos aux différents âges, livre d’or, citations, curriculum, bannières de pub sélectionnées, webring « Toujours dans nos coeurs » …) qui faisaient la notoriété naissante de happyzob. Muni d’une bonne liste de contacts destinée à lui faciliter la mise en relation (prêtres bretons, croque morts, élus municipaux, menuisiers, marbriers, notaires etc.), il gare la belle béhème devant le domicile de son premier contact, une partenaire négociante de galette aux saucisses et d’andouille fermière du Trégor, qui joue du biniou aux enterrements et connaît tout le monde en ville : «
Bonjour, Pascalou, EDHEC…
Enchanté, Nickname, IUP de Mézy
Ca me dit quelque chose votre nom…ah oui, c’est pas vous l’auteur d’une page perso merdique en 95 dont on a parlé…
Euh…non , ça doit être un homonyme…
Oui, sans doute, comme on dit, y a plus d’un âne sur le web qui s’appelle Martin... »
Julien est pétrifié, son changement de nom n’a donc servi à rien, un fourbe aura vendu la mèche en ligne quelque part, il y a tant de sites (à la vérité, son ex collègue Adhename le sournois avait tout dit à un groupe de hackers belgo-turkmènes plus abrutis que la moyenne. S’il croyait que tout ne se savait pas si quelques uns décident de faire savoir…no privacy, man, tu es nu on line).
S’ensuit une conversation de mise au point stratégique, qui finit avec le gâteau au beurre tiède, vu que les galettes, ça laisse une petite faim. Julien a vite son planning plein de rendez vous aux heures de repas (galette aux saucisses pour tout le monde), son hôtel réservé. Il peut y aller incontinent et même sans délai pour se laver et tester la connexion (merci France Telecom pour les cartes de débit sur d’autres lignes). Il consulte ses mails, va dans ses chatrooms revoir les copains, navigue un peu de ci de là, lit les webzines, laisse quelques messages définitifs en forum, et un peu de PHP, bref la vraie vie.
Il passe une fin de journée apaisante après tant de soucis, calmé par la machine et une petite séance cyber avec une certaine Pamela95D, dont il n’est pas très sûr de l’identité, mais bon…
Les affaires bretonnes sont difficiles. Pourtant, le pays est bien du point de vue connexions, il y a même des points d’accès publics pour les pauvres. Et les sites pour défunts qu’il propose, avec vue du cimetière très beau, Flash et interactivité (oui, oui, pas de la blague) sont de qualité, pas comme sa page perso de 1995. Mais il a du mal, pas avec les galettes, pas avec la présentation de son affaire, pas avec l’élevage de porc d’à côté, mais avec il ne sait quoi d’indéfinissable. Pourtant, il fait un max sur la machine, le matin, les fins d’après midi, les soirées, mais ce n’est plus pareil.
Bien sûr il fréquente toujours ses webzines, participe à des forums tragiques, intervient abondamment et sous divers pseudos (pour le fun)… Ses amis virtuels sont bien là, ils ont plein de problèmes, même se disputent entre eux, Julien les aide, il est utile, il est un militant anonyme du web solidaire. Mais…il doit lui manquer d’être chez lui, dans sa maison, avec sa machine, son fournisseur de pizza, et de n’avoir d’autres sollicitations que choisies. Il devient nerveux, engueule le stagiaire, sa copine, et même son patron le gars sympa qui le tutoie. C’est à n’y rien comprendre, Julien a toujours été gentil, vraiment.
Pascalou lui a conseillé d’aller voir les éléments déchaînés à la pointe du Raz, dans la Bretagne du bout de la Bretagne, ou bien de marcher dans la forêt de Brocéliande, des endroits où il y a relativement peu d’élevage de porcs et d’élèves de l’ENST, mais rien n’y fait.
Malheureux et résolu, il rappelle son patron, qui est sympa. Peut-il reprendre son poste ? Il rend la béhème, il rend le portable (après formatage), il rend le wap (sans problème), il rend les parts variables, il rend tout sauf l’âme…L’autre soupire au bout du fil. « Fais chier, Julien, fais chier…fais toi nerd abruti, bien qu’il y ait de la concurrence, t’as des talents…tiens je t’offre un concours de cassage de clé, que tu te remettes dans le bain ».
Le bonheur, c’est le moment où l’on sait enfin…Sur la route du retour, Julien se regarde dans le rétroviseur. Il y voit la tête d’un abruti, mais sympa, et gentil, et tout…et qui s’aime comme il est. Et qui va retrouver ses copains, les discussions sur le kernel, PHP, les backdoors, les blagues, la vie quoi. Happyzob, the funjob. Juste un petit trouble, ils font quoi les autres en ligne pendant qu’il est dans l’auto…
Mais je l’aime bien aussi, allez pas croire…Et vouloir retrouver ses copains et sa maison, c’est bien qu’on est en chemin pour devenir un humain…