Un nouveau spectre hante l’information, le journalisme, leur éthique et le pluralisme d’opinion. Sur fond de révolution technologique et culturelle portée par l’internet, des pratiques séculaires en matière de collecte, mise en forme et diffusion de l’information volent déjà en éclats. S’y substitue, par voie « d’agrégation » massive de contenus informatifs de toute nature et de toute origine, et au travers de nouvelles fonctions « d’intermédiation » entre producteurs et diffuseurs d’information, la circulation effrénée sur le réseau numérique mondial de nouveaux « produits » commercialisés par les acteurs d’une « nouvelle économie » de l’information en pleine expansion.
Cette rupture brutale remodèle déjà l’exercice de la profession de journaliste. Elle tend à transformer nombre d’entre eux, à terme, en travailleurs indépendants, privés des garanties statutaires de la profession et conduits, en dehors de tout cadre déontologique, à proposer leurs services de « producteurs de contenus multimedias multisupports » à toutes les entreprises exerçant une activité marchande dans les secteurs de l’information, de la communication et de la publicité. Soutenue par les investissements massifs des très nombreux fonds de capital-risque qui interviennent dans le secteur des Nouvelles technologies de l’information, tant en France et en Europe qu’aux Etats-Unis, cette offensive brutale d’un nouveau « journalisme numérique » peut redessiner en quelques années des pans entiers de l’économie de l’information.
Le débat et les interrogations sur l’avenir et les enjeux de l’information sur internet semblaient il y a peu circonscrits en France aux difficultés de règlement de la question des droits d’auteur des journalistes, membres de la rédaction d’un média classique, qui exigent de se voir allouer une rémunération complémentaire dès lors que leurs articles sont reproduits sur le site internet du média qui les emploie, voire revendus à d’autres entreprises offrant un service d’information en ligne. Aux stratégies des éditeurs traditionnels (presse écrite, radio, télévision), face aux portails d’accès à l’internet (Yahoo !, Wanadoo, Voila, Nomade, Alta-Vista...), portails en position dominante en termes d’audience, et qui « agrègent » déjà sur leurs sites dans le cadre de « partenariats d’audience » les contenus produits par les éditeurs « classiques » [1]. Ou aux spécificités de l’écriture journalistique sur internet, qui constituent depuis peu le fer de lance des enseignements dispensés par les différents centres de formation de journalistes.
Droits d’auteur et Internet : un conflit persistant
Versant droits d’auteur, les négociations engagées depuis deux ans dans nombre de médias français se déroulent difficilement, et les conflits judiciaires se multiplient [2]. L’AFP annonçait le 8 novembre dernier la signature du premier accord de branche relatif aux droits d’auteur des journalistes, notamment sur internet, accord conclu entre le Syndicat de la presse quotidienne régionale (SPQR), et quatre syndicats de journalistes. Signé pour deux ans, il fixe les conditions de réutilisation des articles ou photos, à la fois sur papier, en ligne et hors-ligne (CD-Rom), moyennant une rémunération au titre du droit d’auteur. Lorsqu’intervient une revente à des tiers, une convention doit être conclue avec le journaliste. Le document prévoit une rémunération forfaitaire annuelle, collective et non hiérarchisée, d’un montant de 400 francs. Une négociation au niveau de l’entreprise doit déterminer la partie variable de cette rémunération « sur la base de deux enveloppes », l’une destinée aux journalistes permanents et l’autre aux CDD et pigistes. Signataire de l’accord, la CFDT estime que le texte « reconnaît qu’indépendamment du paiement du salaire, les journalistes disposent de leur droit d’auteur (moral et patrimonial), qui ne peuvent se confondre avec une quelconque notion d’ ?uvre collective mise en avant par les éditeurs. » Mais la CGT et le Syndicat National des Journalistes (SNJ), majoritaire dans la presse quotidienne régionale, ont refusé de parapher ce texte qui concerne 33 titres de la presse quotidienne régionale et 4600 journalistes. Pour le SNJ en effet, il s’agit d’un « mauvais accord, insuffisant sur les problèmes de fond », qui « ne répond pas au droit moral des journalistes » et « rémunère de façon précaire le droit d’auteur. » Jusqu’à cette date seuls des accords d’entreprise avaient été conclus, généralement pour une période de deux ans, aux Echos, au Monde, aux Dernières Nouvelles d’Alsace, à l’Est Républicain, au Médecin Généraliste et à Radio France Internationale. Auxquels se sont ajoutés en décembre 1999 puis en février 2000, des accords concernant les groupes Expansion, VUnet, éditeur hollandais qui publie en France de nombreux titres de presse informatique, puis Ouest-France.
Intervenant le 26 octobre dernier au cours d’un colloque organisé au Sénat par la Sacem, intitulé « La gestion collective des droits d’auteur à l’ère du numérique et de la mondialisation », M. Olivier Da Lage, journaliste à Radio France Internationale, président de la Commission de la carte d’identité professionnelle des journalistes et membre du secrétariat du SNJ, y affirmait avec force ses attentes et ses inquiétudes : « Si un amendement subrepticement déposé dans quelques mois à l’assemblée donnait droit aux revendications des éditeurs qui souhaitent voir avalisée par la représentation nationale leur conception de « l’ ?uvre collective », qui priverait les journalistes-auteurs-salariés de leurs droits moraux et patrimoniaux sur leurs ?uvres, nous irions au-devant d’un grave conflit ».
Ces inquiétudes ont été avivées par certains des propos tenus par M. Lionel Jospin à Hourtin, lors de l’Université d’été de la communication le 26 aout dernier. Après y avoir annoncé que le Gouvernement présentera au Parlement au début de l’année 2000 un projet de loi sur la Société de l’information, le Premier ministre reprenait en effet certaines des propositions contenues dans un rapport établi par le Conseil d’État en juillet 1998 [3], et déclarait : « J’entends parfois dire que les mécanismes complexes de la mise en ?uvre du droit d’auteur sont un frein au développement d’une véritable industrie des contenus français et européens. Autant je suis convaincu qu’il ne faut pas transiger sur les principes qui fondent ce régime, autant je pense qu’il faut être prêt à des adaptations ponctuelles si celles-ci sont indispensables à l’essor des contenus français. C’est pourquoi j’ai demandé à la ministre de la Culture et de la Communication, en liaison avec les ministres concernés - la ministre de la Justice, le secrétaire d’état à l’Industrie -, de conduire une réflexion et une concertation sur la notion d’ ?uvre collective, sur le statut de la création salariée et, de manière générale, sur les conditions de dévolution des droits dans un cadre contractuel. Je souhaite que les conclusions de cette réflexion me soient remises avant la fin de l’année. »
Un communiqué de Matignon diffusé le 19 novembre dernier annonçait par ailleurs que M. Lionel Jospin avait confié au député PS de la Nièvre, M. Christian Paul, une mission sur la création d’un organisme de « corégulation » des réseaux internet, associant acteurs publics et privés. Mission devant être réalisée en concertation avec les représentants des pouvoirs publics, des éditeurs de contenus, des prestataires de services en ligne, des utilisateurs et des intermédiaires techniques d’internet. Soulignant qu’il désirait disposer de conclusions « pour la fin mars 2000 », le Premier ministre expliquait dans la lettre de mission adressée à M. Paul que cette mission aura « pour tâche de définir le contour exact des compétences que pourrait exercer le futur organisme de corégulation ainsi que les modalités concrètes de sa mise en place. » Cet organisme de corégulation, dont l’objectif est notamment de « favoriser la mise en place de la déontologie des contenus », s’inscrit dans le cadre de la future loi sur la société de l’information qui devra permettre une adaptation du cadre législatif existant à l’internet.
Le débat engagé mobilise fortement les journalistes et leurs syndicats redoutant que, sous la pression des éditeurs qui arguent de la non-rentabilité immédiate de leurs sites d’information sur internet, le gouvernement, puis l’assemblée, ne restreignent sensiblement les droits et prérogatives attachés aux droits d’auteur des journalistes, fussent-ils salariés d’un média, et déjà rétribués à ce titre pour les articles qu’ils produisent [4]. Et n’autorisent peu ou prou les éditeurs et les conglomérats du multimedia à recommercialiser comme bon leur semble les ?uvres de leurs salariés ou collaborateurs, sur un modèle qui se rapprocherait de celui du copyright américain, qui prive les auteurs de tout contrôle sur l’utilisation qui peut être faite de leur ?uvre.
Dans un ouvrage à paraître aux éditions de l’Harmattan [5], M. Eric George, doctorant en communication à l’École Nationale Supérieure de Fontenay-Saint-Cloud confronte deux modèles de rémunération des créateurs en matière de ce que l’on définit comme « les ?uvres de l’esprit ». Avec le développement de l’internet, ces deux modèles se retrouvent confrontés l’un à l’autre : « Le premier courant, qualifiant le système juridique des pays de droit civil, permet la protection d’une ?uvre dès lors qu’elle porte l’empreinte de la personnalité de son auteur. C’est l’existence de cette empreinte qui fait que son auteur bénéficie, du seul fait de sa création, d’un droit exclusif d’exploitation. Nous retrouvons ici le cas français. Du côté des droits patrimoniaux, les articles L-122-2 alinéa 1 et L-122-3 du Code de la Propriété Intellectuelle français confèrent à l’auteur d’une ?uvre les droits exclusifs d’en autoriser la reproduction et la représentation. » Et de citer un article de M. Lionel Thoumyre, publié sur le site d’information canadien Multimedium, qui rappelle que « de nombreuses décisions jurisprudentielles sont déjà intervenues en France pour faire respecter le droit de reproduction d’une ?uvre dans le cadre des réseaux numériques (...) Mais l’essence des droits d’auteur s’exprime plus particulièrement au travers du droit moral visant à protéger la part de personnalité de l’auteur contenue dans son ?uvre. Il s’agit notamment du droit de divulgation, du droit à la paternité et du droit au respect de l’intégrité de l’ ?uvre interdisant toute mutilation, déformation ou modification de l’ ?uvre originale ».
M. Eric George poursuit en soulignant que « le système anglo-saxon du copyright relève davantage d’une logique marchande tournée vers la protection de l’ ?uvre elle-même, et non plus directement de l’auteur. Défini comme étant le droit exclusif de reproduire, de distribuer et d’adapter une production artistique, le copyright exclut en général toute référence au droit moral de l’auteur. La primauté est accordée ici au producteur. On trouve donc, d’une part un système qui privilégie l’auteur, et d’autre part un système qui accorde la primauté au producteur. Autrement dit, la question essentielle devient la suivante : la place des Etats-Unis étant si dominante en matière de production de contenus culturels, le concept français plus respectueux de l’acte même de création va-t-il survivre à cette intercontinentalisation qui s’effectue notamment via le « Net » ? Ou la situation des auteurs va-t-elle se dégrader encore un peu plus à l’image de la précarisation plus globale des conditions de travail au sein des sociétés occidentales ? »
Agences de presse et Internet : crise ou mutation ?
Les enjeux de ce débat, parfois stigmatisé par les éditeurs comme la revendication « corporatiste » d’une profession somme toute « privilégiée », n’apparaissent en fait pleinement qu’à l’examen de la très rapide montée en puissance d’un « nouveau journalisme numérique » qui tente de s’imposer sur internet. Les « modèles économiques » des dizaines de start-up qui ont récemment fait leur apparition sur le marché de l’information numérique aux Etats-Unis, en Europe et en France y introduisent en effet à grande échelle de nouvelles fonctions « d’agrégation » et « d’intermédiation » qui soulèvent nombre d’interrogations et d’inquiétudes.
Sur fond de projet de restructuration de l’Agence France Presse, aux fins d’adaptation de l’une des grandes agences de presse mondiales aux enjeux de l’internet et du numérique, projet vivement contesté par les salariés de l’AFP qui dénoncent depuis septembre dernier une future privatisation de l’agence, qui la conduirait à céder aux diktats du « marché de l’information » et à y perdre son indépendance [6], nombre d’initiatives comme d’incidents survenus en l’espace de quelques mois dessinent d’ores et déjà les contours inquiétants de ce nouveau journalisme numérique.
Pour M. Olivier Da Lage, membre du SNJ, l’un des risques majeurs de la rapide croissance de l’offre d’information sur internet réside dans la multiplication de ce qu’il qualifie de nouvelles « fausses agences de presse », s’affranchissant des contraintes qui conditionnent légalement le fonctionnement d’une agence. Le statut, réglementé par l’état [7], des agences de presse les engage, notamment, à réaliser 50% de leur chiffre d’affaires par le biais de la revente des contenus informatifs que produisent leurs journalistes à d’autres médias titulaires d’un numéro de commission paritaire [8]. Le solde du chiffre d’affaires étant généralement réalisé par la vente de contenus informatifs « clés en mains » à des entreprises (communication et presse d’entreprise). C’est cette disposition qui conditionne l’octroi à une agence de presse légalement reconnue comme telle d’un numéro de commission paritaire, et des avantages y afférents (exonération de taxe professionnelle, abattement de 30% sur les charges sociales des journalistes, TVA de 5,5%, accès aux aides publiques, et notamment le Fonds de modernisation de la presse quotidienne et assimilée d’information politique et générale [9], doté par l’état de 340 millions de francs pour 1998 et 1999).
Les quelques 140 agences de presse françaises légalement reconnues comme telles, qui comptent près de 4000 salariés et sont organisées en cinq syndicats professionnels au sein de la FFAP (Fédération Française des Agences de Presse), ont réalisé en 1998 un chiffre d’affaires global de plus de 3,5 milliards de francs. On estime généralement que les contenus informatifs qu’elles produisent et commercialisent représentent près de 50% du contenu des medias français, presse écrite, radio et télévision. Or ce secteur économique dont l’importance est souvent méconnue semble en passe de revivre une grave crise structurelle, à l’image de celle qui l’a affecté au début des années 1970. Il s’agissait alors pour les agences d’investir massivement afin d’intégrer de nouvelles technologies de production, et surtout de diffusion de l’information : informatique, télécopie et/ou télex, numérisation, RNIS, satellite... Nombre d’agences ont alors disparu. Depuis deux à trois ans les agences de presse françaises sont à nouveau confrontées aux défis que pose internet en matière de production et de diffusion de l’information : nouvelles technologies, nouveaux acteurs, nouveaux modèles économiques, et surtout croissance fulgurante de l’information accessible et disponible gratuitement (en apparence), sur le réseau.
C’est dans ce contexte que, coup sur coup et en l’espace de quelques mois, la société Corbis, propriété personnelle de M. Bill Gates, rachetait l’agence photographique française Sygma. Puis que le groupe Hachette Filipacchi Media, premier éditeur mondial de magazines, prenait le contrôle en novembre dernier de l’agence Gamma, fleuron du photojournalisme, en annonçant sa volonté « de prendre part activement à la restructuration du marché de la photo ». Et semble en passe de faire l’acquisition de Sipa Press, dernière grande agence photographique indépendante française qui emploie près de 180 personnes.
On pourrait voir un indice de la gravité persistante de la situation dans le fait que la dernière étude consacrée à ce secteur d’activités date de 1990. Il est vrai qu’on pouvait déjà y découvrir un inquiétant état des lieux : « Les agences de presse n’ont pas eu, pour la plupart, de politique prospective et se sont souvent contentées de développer leurs fiefs sans voir l’évolution rapide des medias, leurs clients. Aujourd’hui elles subissent en quelque sorte leur dictature (en particulier pour les tarifs) et sont, au bout du compte, les dernières victimes de la crise de la presse. N’ayant pas su anticiper, elles ont longtemps du s’adapter (...) Dans ce cadre, beaucoup d’agences vont encore disparaître (...) Pour beaucoup (d’entre elles), à l’exception des règles déontologiques et éthiques de la profession de journaliste, le concept d’agence de presse selon l’ordonnance de 1945 est menacé. Les contraintes des nouveaux médias, les systèmes actuels de télécommunications, la réalité du marché, font qu’elles suggèrent un statut d’entreprise de presse et de communication qui leur permettrait de diversifier leurs produits et de travailler plus facilement sur commande (en particulier les petites agences qui réalisent les journaux d’entreprise). Toutefois, elles ne parviennent pas vraiment à élaborer de projet précis dans la crainte qu’elles sont de trop dépendre de leurs clients, des institutions, ou de perdre plus d’avantages qu’elles n’en possèdent. » [10].
Treize agences de presse françaises réagissaient en décembre 1999, et annonçaient la constitution d’un GIE « destiné à commercialiser une information labellisée auprès des médias. » [11]. M. Jacques Morandat, directeur de la FFAPP, présentait l’initiative en ces termes : « Ce GIE adressera prochainement à l’ensemble des agences de presse françaises les différents documents qui leur permettront d’adhérer au projet, dont une charte déontologique garante de la qualité des informations « labellisées » commercialisées par les agences. » [12]. Doté d’une plate-forme internet commune, le GIE « Agences de presse.net » doit être techniquement opérationnel en juillet 2000. Après des tests effectués dans le courant du mois d’aout, la commercialisation effective des « contenus labellisés » est prévue pour le mois de septembre 2000. Ce projet a reçu le soutien du Fonds de modernisation de la presse quotidienne politique et assimilée, et s’est vu allouer une subvention de 171 000 francs, représentant un peu moins de 50% de l’investissement total de réalisation de la plate-forme, chiffrée à 400 000 francs. Le solde étant pris en charge par les agences parties prenantes du GIE.
L’agrégation de contenus informatifs : un marché en très forte croissance
Mais la fragilité structurelle d’un secteur essentiel dans la chaîne de production de l’information a déjà ouvert la voie aux acteurs d’un nouveau journalisme numérique. Prônant de nouvelles fonctions « d’agrégation » et « d’intermédiation » en matière de production et de diffusion de l’information sur internet, fonctions qui reposent avant tout sur l’utilisation d’outils et de technologies spécifiques au réseau, les projets de développement comme les pratiques concrètes de ces nouvelles entreprises soulèvent de nombreuses questions quant aux ruptures brutales qu’elles introduisent, au regard notamment tant du pluralisme que de l’éthique de l’information.
Un mailing diffusé sur Internet à destination de clients potentiels le 17 octobre dernier par M. Jeremie Berrebi, président de la société française CentralCast, et créateur d’un « nouveau service de veille offrant une revue de presse en ligne et à la carte », Net2one, traduit bien les logiques de ce nouveau journalisme numérique : « Du contenu pour votre site ! Bonjour à tous. Il existe un nouveau service sur Internet qui s’appelle Net2one Content4Web qui permet à n’importe quel webmaster d’intégrer gratuitement sur son site des actualités en français qui se mettent à jour en permanence ! Plusieurs sites l’ont déjà mis en place comme www.neteconomie.fr ou www.radionaze.com ! Pour utiliser ce service, il faut se connecter sur Net2one dans l’Espace Webmasters et s’inscrire... gratuitement ! Après il vous suffit de rajouter une ligne de code minuscule dans votre code html et Hop ! vous avez une zone de contenu avec les dernières actualités... Vous pouvez choisir les actualités parmi 8 thèmes... Avec ça, vous pourrez faire croire que vous mettez à jour votre site en permanence (sic). Sympa non ? A+. Jeremie. »
La société CentralCast a « levé » dix millions de francs en juin dernier auprès du fonds d’investissement en capital-risque Galileo-Partners et du fond de « business-angels » Apollo Invest pour développer ce nouveau produit. Un logiciel spécifique, développé en interne par la jeune entreprise, propose aux internautes des « revues de presse » adaptées à leurs besoins. Un moteur de recherche parcourt en permanence les sites d’information sur internet. Il en extrait automatiquement titres et sous-titres. Une fois par jour les abonnés reçoivent par courrier électronique une liste de nouveaux articles correspondant à leurs centres d’intérêts, précisés lors de leur inscription, gratuite, au service. D’un clic, ils peuvent aller lire chaque article à la source. Le système d’alerte fonctionne sur téléphone portable, Palm-Pilot, ICQ [13] et, avec un logiciel ad hoc, sur un ordinateur individuel connecté à internet [14]. Le marché semble prometteur, si l’on en croit, par exemple, un communiqué de la firme Oracle, annonçant le 4 novembre dernier qu’elle commercialiserait à la fin du mois de décembre 1999 un produit, « Portal-To-Go », qui permettra de diffuser du contenu Internet sur n’importe quel type de terminal mobile : ordinateur de poche, téléphone, pager... L’opérateur français Cegetel le proposera à ses abonnés dès le 15 mai prochain.
Le service Net2one étant offert gratuitement, comment CentralCast va-t-il gagner de l’argent ? « Pour l’instant, nous allons en perdre pendant une année au moins, déclarait M. Jeremie Berrebi, PDG de CentralCast au Journal du Net le 9 juillet dernier. Mais trois types de revenus sont envisagés pour le site : la publicité, l’affiliation et « l’alert shopping », qui permettra aux internautes de recevoir des informations sur les achats qu’ils veulent réaliser. Par exemple, vous voulez une Volkswagen à moins de 200 000 francs. Le moteur cherchera alors sur le Net toutes les offres qui se rapprocheront le plus de ce prix. De notre côté, si la vente se réalise, nous toucherons une commission (...) Par ailleurs, de la publicité sera inscrite dans les alertes, et ciblée en fonction des mots-clés de la recherche. » Interrogé par le quotidien Libération le 5 novembre dernier sur le fait que certains éditeurs ont pu se poser des questions quant à leurs droits d’auteur, M. Jérémie Berrebi « met en avant son système de partenariat avec les webmestres : ils sont déjà - à cette date, le 5 novembre, nda - 600 à avoir installé gratuitement sur leur page personnelle un flash d’actualité, contrôlé par Net2one, renvoyant aux sites d’information. Un bon moyen pour stimuler les visites ». « Pour l’instant, aucun n’a refusé », assurait-t-il à Libération.
À l’instar d’autres nouveaux « tycoons » du journalisme numérique, M. Jérémie Berrebi, en l’absence d’une actualisation de la jurisprudence en ce domaine, semblait pouvoir profiter du flou juridique qui entoure les notions de « revue de presse » et de « droit de citation », pourtant strictement définies par le Code de la propriété intellectuelle. Reste que deux jours avant cette interview accordée par le fondateur de Net2one au quotidien Libération, M. Emmanuel Parody, rédacteur en chef-adjoint du site d’information en ligne ZDNet, édition française du groupe Ziff-Davis spécialisé dans les nouvelles technologies, diffusait le 3 novembre 1999 un inquiétant message sur le forum de discussion Jliste, un « newsgroup » accueillant les échanges de près de deux cent journalistes français qui y débattent quotidiennement des enjeux, pratiques et actualités de l’information en ligne : « Nous découvrons avec horreur cet après-midi que les actualités de ZDNet sont diffusées par Net2one.com sous la signature d’un mystérieux « Computer News ». Copie intégrale des titres et des textes. Bref le plagiat total. Après vérification auprès de Net2one qui s’excuse platement, on découvre que l’origine des actualités est un site suisse, « Computer News ». Je téléphone au rédacteur en chef effaré, qui m’explique qu’il emploie un pigiste qui travaille à distance, et se contente d’entrer les actualités dans une base de données. Il n’a jamais vérifié les informations en question (sic). Le rédacteur en chef, sincère, va couper le fil. Par contre, et c’est le plus drôle, il ne savait absolument pas que Net2one repompait ses actualités pour rediffusion ! Bref, on résume : un service repompe, sans son accord, les actualités d’un autre site web, qui lui aussi fait son beurre sur la repompe d’articles. Au final l’actualité se retrouve servie en France face à son éditeur original. De quoi devenir fou. » [15].
Dans une « Note à l’attention des utilisateurs et des abonnés », le site Net2one précise que « CentralCast décline toute responsabilité concernant le contenu des données d’information diffusées par le service Net2one et l’utilisation qui en est faite par les utilisateurs » (sic). Avant d’indiquer, à l’usage cette fois des éditeurs : « CentralCast extrait de façon automatique des informations en provenance de nombreuses sources éditoriales. Aucun article n’est reproduit intégralement. CentralCast, tenant au respect des droits d’auteurs des éditeurs, se limite à une activité de référencement et de courte citation des titres en provenance de nombreuses sources éditoriales, auxquelles le service Net2one renvoie systématiquement par un lien hypertexte. Les titres et résumés éventuels ne se substituent donc jamais à la lecture de l’article. Au contraire, l’intérêt du service est de permettre aux utilisateurs de consulter la page de l’éditeur qui les intéresse. » [16].
La teneur de cet argumentaire illustre bien un élément caractéristique du nouveau journalisme numérique : l’affirmation de la valeur ajoutée supposée d’une nouvelle offre de service d’information, étayée par une démonstration appuyée du caractère juridiquement légal de la prestation de service gratuitement offerte au consommateur final.
Mais ces arguments résistent mal à l’analyse, si l’on se réfère à celle d’un expert de la propriété intellectuelle, M. Pierre-Yves Gautier, professeur de droit à Paris II, et auteur de plusieurs ouvrages consacrés au droit d’auteur : « Internet est caractérisé par les possibilités de liens hypertextes que l’éditeur online peut établir pour renvoyer l’internaute sur un autre site. Dans le cas où il s’agit d’un renvoi vers un article ou un journal, cet éditeur online est-il soumis au paiement des droits d’auteur ? Le lien hypertexte relève du droit de citation et du droit d’auteur. La question est de savoir si celui qui fait une collection de liens hypertextes renvoie à des sites utilisant des ?uvres. C’est une question difficile car cela reviendrait à freiner cette merveilleuse toile qu’est internet, permettant d’aller d’un site à l’autre. Mais je ne suis pas favorable, pour ma part, à l’irresponsabilité complète de ceux qui proposent des sortes de sommaires de base de liens hypertextes. Si un site exploite un article ou une photo sans avoir obtenu les autorisations nécessaires des journalistes et que d’autres sites renvoient sur ce site, cela peut poser des problèmes dans la mesure où c’est presque de la complicité de contrefaçon. De là à être obligé de rémunérer les auteurs, je ne le crois pas, car il n’utilise pas les ?uvres. Il ne fait que donner accès à ceux qui utilisent ces ?uvres. Cela relève donc plus de la contrefaçon que de la rémunération. Dans ces quatre situations, le nom du journaliste doit figurer en bas de l’article... » [17].
Aucun nom d’auteur ne figure dans la base de milliers d’articles dont les titres et les résumés sont journellement « aspirés » sur internet par le site Net2one... De plus, outre qu’elle semble se situer en marge de la légalité, cette pratique soulève nombre de problèmes annexes. D’une part, « l’agrégation de contenu » s’effectue de manière « sauvage », avec une juxtaposition incontrôlée de contenus n’ayant, ni la même qualité, ni le même degré d’authenticité. M. David Sharp, responsable internet au département multimedia de l’Agence France Presse, s’interroge sur les possibles dérives de ce type d’agrégation sauvage de contenus : « Qu’est-ce qui empêche un Net2one de faire paraître le titre d’un article original à côté de celui d’un communiqué de presse ? Qu’est-ce qui empêche un site néo-nazi d’afficher sur sa page d’accueil une suite d’articles consacrés à la deuxième guerre mondiale ? ».
Mais il y a pis. Récemment « piraté » par Net2one, M. Emmanuel Parody, rédacteur en chef-adjoint du site d’information ZDNet, évoque un autre vice du procédé : « Le principe même du lien hypertexte vers un site est sujet à caution. Cela ne fonctionne que dans le cas où les articles sont stockés sur une page HTML [18] fixe, et disposent donc d’une URL [19] dédiée. Ce qui n’est pas le cas de nombreux sites qui se contentent de remplacer un fil de « news » par un autre sur une même page HTML. Résultat, les actualités récupérées sur Net2one (ou tout autre système d’extraction), pointent vers des contenus n’ayant parfois plus rien à voir avec l’actualité originale... ».
Pour M. Olivier Da Lage, membre du SNJ : « Bien que la jurisprudence ne soit pas encore établie en ce qui concerne les liens hypertextes, il me paraît évident que Net2one ne peut pas s’en tirer simplement en ayant l’accord des éditeurs (ce qui de surcroit n’est pas le cas en l’état - nda). Car de deux choses l’une : ou bien le lien hypertexte n’est pas la représentation/reproduction d’une ?uvre soumise à autorisation, et en ce cas le problème ne se pose pas. Ou bien une autorisation des titulaires des droits est nécessaire, et en ce cas Net2one se met en bien périlleuse situation en ne demandant l’autorisation que des seuls éditeurs, sans avoir celle des journalistes concernés. On ne saurait exclure une action en justice à cet égard, les décisions du Tribunal de Grande Instance de Paris (avril 1999), et du TGI de Lyon (juillet 1999), sont sans ambiguïté. »
Mais pendant que les acteurs traditionnels s’interrogaient, Net2one accélérait sa fulgurante expansion. Après avoir « levé » 10 millions de francs en juillet dernier, l’entreprise envisageait un second tour de table au premier semestre 2000, qui doit permettre de financer sa première campagne de promotion prévue en février, et son expansion hors des frontières de l’hexagone. A la mi-décembre 1999, plusieurs partenaires avaient déjà intégré les « briques d’information » de Net2one Content4web à leur contenu : TF1, Spray, Caramail, Libertysurf, Pagefrance, Ifrance... M. Jérémie Berrebi annonçait en outre le 7 décembre 1999 une implantation aux États-Unis courant décembre et des projets d’extension en Angleterre et en Suède avant la fin de l’année 2000. La société, qui comptait 65 000 abonnés à son « service d’alerte gratuit » en février, prévoyait de toucher un million d’utilisateurs dans un an, et d’étendre la fonction d’alerte de Net2one aux services de la vie quotidienne : petites annonces, sites marchands, résultats sportifs, enchères, etc... Et M. Berrebi d’ajouter : « Notre modèle économique, c’est la publicité. Notre service nous permet d’offrir aux annonceurs un ciblage très précis en fonction des choix des utilisateurs. Pour eux, il devient inutile de remplir un questionnaire trop intrusif sur leurs goûts, leur choix d’informations nous renseigne suffisamment. » Et, très logiquement, Net2one sélectionnait courant décembre une régie publicitaire qui prendra en charge la commercialisation des espaces.
La presse française au pillage
Ce type de dérive n’a rien d’exceptionnel. Il semble bien plutôt devenir la norme fonctionnelle du nouveau journalisme numérique. Dans son édition du 27 octobre dernier, « Le Monde Interactif » dressait un saisissant portrait de M. Jean-Michel Billaut, qualifié de « gourou de l’internet » en France. Fondateur de l’Atelier, cellule de veille technologique du groupe Paribas, du Club de l’Arche, de l’Association des villes numériques, de la Fête de l’internet, des Cahiers électroniques de doléances, et de l’e-parti. Dessinant les contours d’un personnage considérable de la « Nouvelle économie », Le Monde Interactif n’hésitait pas, dans un encadré consacré à la « nébuleuse Billaut » à lui prêter une influence telle que la « pensée Billaut » aurait ainsi été reprise par M. Lionel Jospin à Hourtin en aout 1999 : « La France est entrée dans la société de l’information. » « Internet est un secteur qui modèle notre société. » « Le centre de gravité de l’économie se déplace, au point que se dessine ce que certains appellent une « nouvelle économie ».
Parmi les nombreux services offerts depuis plusieurs années par l’Atelier-Paribas aux cadres dirigeants, hauts fonctionnaires et entrepreneurs néophytes désireux de s’initier à la « Nouvelle économie », figurait une « revue de presse quotidienne ». Un communiqué diffusé le 27 octobre par l’Atelier sur internet annonçait en ces termes sa transformation : « Important : ne m’appelez plus « revue de presse ». En effet, l’Atelier se met à l’heure de la Netéconomie. Petit rappel, l’Atelier a été créé il y a vingt ans (déjà, quel bel âge !), au sein de l’ex-Compagnie Bancaire. Il est devenu l’an dernier l’Atelier Paribas, puis cette année celui de la BNP-Paribas. Nouveau logo (mais le « nounours » restera tout de même toujours dans un coin), nouvelle mise en page du journal de l’Atelier, nouveau site web, qui va devenir le web de la netéconomie. La « revue de presse » elle aussi se modifie. Elle devient ainsi « La Lettre de l’Atelier ». Comme vous avez déjà du vous en rendre compte, elle ne fera plus expressément référence à la presse papier... Le volume d’informations publiées sur l’internet dépassant de plus en plus celui publié par les médias traditionnels, nous nous transformons donc en une « agence d’informations » reposant principalement sur nos propres collaborateurs qui, au hasard de leurs surfs, de leurs études, etc... me transmettent chaque jour leurs trouvailles, que je remets en forme pour vous. Comme de nombreuses personnes le font déjà, n’hésitez pas, vous aussi, à me transmettre les informations que vous souhaitez voir diffuser. »
Journaliste à la lettre d’information Stratégie-Internet, M. Thierry Noisette faisait part de son étonnement le 27 octobre dernier sur le forum de discussion de journalistes Jliste après réception de ce communiqué : « On parle souvent sur la liste des problèmes de reprise non sourcée sur le Net. Un cas d’école du genre est la revue de presse de l’Atelier, qui depuis plusieurs semaines avait effacé toute référence aux journaux repris. On y trouve quotidiennement des informations qui viennent bien de quelque part, autrement dit des dépêches d’agences, des articles plus ou moins rewrités et des communiqués de presse. D’où, souvent, un ton très « valorisant » pour les services ou sites mentionnés, qui donne à penser qu’il s’agit souvent de copié-collé pur et simple. J’ai l’impression que la suppression de la source était due à des critiques concernant justement cette mention des journaux. Critiques qui ont entraîné la suppression des mentions de source (pratique au demeurant naïve : on peut effacer le nom du peintre sur un tableau volé, l’ ?uvre n’en est pas pour autant la propriété de son nouveau détenteur...). Mais la citation in extenso largement pratiquée dépassait quelque peu le droit de citation. Cette idée qu’on peut piocher sans se poser de questions dans des contenus créés par d’autres pose pour le moins problème. Par ailleurs, ce qui est frappant dans cette ex-revue de presse est la mise à égalité, sans aucune distinction d’origine, d’informations reprises, de communiqués de presse et d’informations originales... »
Cette récente « mise en conformité » de l’ex-revue de presse de l’Atelier pourrait être liée au lancement en septembre dernier au sein de Paribas d’un très ambitieux projet, celui de « Marianne-Village ». Son directeur général, M. Jean-Charles Bossard, Directeur du marketing de l’UFB-Locabail, est déjà à l’origine de la création de « Business-Village », une autre entité du groupe, à la fin de l’année 1998. Business-Village a développé une offre de services sur internet à destination de « communautés professionnelles en ligne », sur un modèle qui a fait ses preuves aux Etats-Unis. Le coeur de cible sont les PME-PMI de 200 à 600 personnes, à qui sont proposées des services et de l’information à « forte valeur ajoutée ». Les premières réalisations ont visé les professionnels des industries graphiques et les dentistes. Avec Marianne-Village, qui se définit comme le « portail des acteurs locaux », il s’agit cette fois d’apporter de l’information et des services aux élus locaux. Marianne-Village est une société anonyme simplifiée au capital de 5 millions de francs. Son actionnariat est réparti entre le Crédit Local de France - Dexia pour 51%, Vivendi pour 24,5% et Business-Village-Paribas pour 24,5%. Forte du parrainage de l’Association des Maires de France et du Sénat, Marianne-Village lançait le 23 novembre dernier un service de création en ligne de site web à destination des collectivités locales.
Le fil d’information permanent de cette dynamique start-up, élaboré à l’intention des élus locaux, a par ailleurs fait son apparition en septembre dernier sur la page d’accueil « Information » du site de Yahoo !France, où une fenêtre « Local » donne accès à un menu déroulant offrant des dépêches d’actualité - sobrement signées « Marianne-Village » - concernant les 22 régions administratives françaises, ainsi que 6 départements ou territoires d’Outre-mer. Soit au même rang que les dépêches d’agences de l’AFP, Reuters, ou les articles du Monde et des Échos, éditeurs avec qui Yahoo !France a conclu des partenariats. Mais le fonctionnement éditorial de « Marianne-Village » ne laisse pas de surprendre. Aux dires mêmes de son webmaster, Mme Céline Gessier [20], « Nous n’avons pas le statut d’une entreprise de presse, mais nous fonctionnons un peu comme une agence. L’équipe compte aujourd’hui cinq personnes, dont des stagiaires. Nous disposons d’un abonnement au fil général et au fil économique de l’AFP. Et nous recevons chaque jour vingt-trois quotidiens régionaux auxquels nous sommes abonnés. Ainsi que Le Monde et Les Echos. Nous n’avons pas le temps d’aller sur le terrain et de faire de l’enquête, mais nous rédigeons des synthèses d’articles à partir de ces sources. L’inconvénient c’est que nous ne pouvons travailler qu’à partir des articles parus la veille, sauf pour La Dépêche du Midi et Les Dernières Nouvelles d’Alsace, dont l’édition du jour est accessible en ligne sur leur site. Notre partenariat avec le groupe du Moniteur, donc Vivendi qui est au capital de Marianne-Village, nous permet aussi d’exploiter Le Moniteur des Travaus Publics et Le Moniteur du Bâtiment. » Le site exploite également les informations de la Gazette des Communes, des Départements et des Régions.
Mme Gessier reconnaît volontiers que Marianne-Village commercialise son fil d’information auprès de Yahoo !France, à un tarif que seul M. Jean-Charles Bossard, Directeur général de Marianne-Village, pourrait décider de divulguer. Et ajoute que ce fil d’information suscite l’intérêt de « portails » actuellement développés en région par des collectivités territoriales. Le problème de l’exploitation d’articles produits par des titres de presse, et protégés au titre du droit d’auteur, ne sera pas abordé. Et Mme Gessier de conclure que Marianne-Village « a déjà été contacté par des journalistes travaillant en région qui offraient leurs services, mais pour l’instant nous ne sommes pas organisés pour travailler avec des journalistes. » (sic). En résumé, en « synthétisant » des informations parues, notamment, dans vingt-trois des plus grands quotidiens régionaux français, sans que ces derniers reçoivent une quelconque rétribution à ce titre, l’ambitieuse start-up créée par Paribas et Vivendi à déjà réalisé le tour de force d’apparaître comme un acteur incontournable de l’information de proximité à l’échelle nationale sur Internet.
Il est vrai que l’enjeu est d’importance. Le marché de l’information locale sur l’internet français ne manque pas de challengers [21]. Lors même que ses protagonistes « naturels », les grands titres de la presse quotidienne régionale, ont tardé à y affirmer leur présence puisque c’est seulement le 8 novembre dernier qu’ils ont conclu des négociations engagées à l’échelle nationale pour convenir d’un accord en matière de droits d’auteur de leurs journalistes.
Capital-risque et information
UELQUES SÉQUENCES instructives d’un reportage diffusé par « Capital », l’émission-phare de la chaîne M6 en octobre dernier, dans le cadre d’un dossier consacré aux jeunes « milliardaires en baskets » de la Nouvelle économie, en témoignaient à l’envi. L’équipe de M6 accompagnait quelques jours durant un autre jeune « tycoon », M. Alexandre Dreyfus, 21 ans, créateur et président de la société Web-City. Née à Lyon il y a deux ans, cette société produit et diffuse dans 8 villes françaises un service d’informations de proximité sur internet. Les affres de M. Dreyfus, que nous suivions alors qu’il s’efforçait de convaincre des sociétés de capital-risque de lui allouer les 10 millions de francs nécessaires au développement de Web-City faisaient peine à voir. Lors même que depuis deux ans sa jeune entreprise n’a pu, selon lui, survivre que grâce à l’engagement d’une équipe de jeunes « journalistes » et techniciens qui ont accepté de participer à l’aventure sans être rémunérés, M. Alain Rodermann, alors chargé d’affaires multimedia auprès du Fonds d’investissement Innovacom 3 qui le recevait, refusait d’accéder à sa demande, en soulignant que le « business-plan » élaboré par le créateur de Web-City mentionnait explicitement que la production des contenus informatifs diffusés par les 30 nouveaux sites d’information que M. Dreyfus prévoyait d’ouvrir en France avant la fin de l’année 2000, serait effectuée par des « stagiaires ». Le reportage de « Capital » permettait toutefois de constater qu’une semaine plus tard un autre fonds de capital-risque, Dassault-Développement, acceptait d’investir 7 millions de francs dans Web-City. Quelques semaines plus tard ce sont 5 millions de francs supplémentaires qui seront accordés par des capital-risqueurs à Web-City. Entre ces deux moments forts du reportage, quelques images fugitives de M6 permettaient d’apercevoir une jeune rédactrice-stagiaire de Web-City, fort occupée devant son écran à recopier studieusement un article du Progrès de Lyon...
Cette brève séquence était évoquée sur un ton réprobateur par l’un des journalistes intervenants à un débat intitulé « Quelle formation pour les journalistes en ligne ? », rencontre organisée le 21 octobre dernier à l’Institut Français de Presse à Paris par les fondateurs et animateurs du forum de discussion Jliste. Un compte-rendu du débat mis en ligne quelques jours plus tard sur ledit forum suscitait une réponse véhémente de M. Alexandre Dreyfus, PDG de Web-City : « Il est important de savoir que le reportage a été tourné fin mai 1999, avant notre levée de fonds (plus importante que celle citée dans Capital - bref). Je regrette que Gilles Klein (journaliste participant au débat précité, nda), critique ce qu’il a vu (tourné par un cameraman « journaliste"), et non la réalité », (sic). Webcity est une jeune entreprise de dix-huit mois, fondée sans moyens financiers... Au départ nous étions trois salariés, dont une journaliste. En juin nous étions treize salariés et autant de stagiaires. Non pas pour les exploiter ni se faire de l’argent, puisque de toute façon on n’en gagne pas sur internet ! Ce que je veux dire c’est que si la PQR, les groupes de presse, etc... prennent des stagiaires, là il y a un problème. Mais quand une bouate (sic), d’un gars de 21 ans fait travailler des mecs (non pas gratuitement, car indemnités de stage minimum) qui veulent apprendre, où est le problème ? De toute façon, c’est cela ou pas de site. Quand au recopiage de la PQR, vous ne m’en voudrez pas..., mais les infos que l’on traite ne se trouvent pas dans la PQR. Cf www.webcity.fr. Aujourd’hui, nous avons les moyens de nos ambitions. Pour info, aujourd’hui il y a trente-cinq salariés, dont vingt journalistes, dont la plupart travaillaient chez la PQR (sic), ou autres supports locaux ! Je reprends le terme d’Emmanuel Parody (rédacteur en chef adjoint du site ZDNet, nda) : le capital est avant tout humain ! Evidemment qu’il est humain, c’est le discours que j’ai tenu devant tous les investisseurs que j’ai rencontré. Mais tout travail mérite salaire. Et quand on n’a pas d’argent, il faudra m’expliquer comment on paye des salariés. Pour info, nos investisseurs sont entre autres : Dassault Développement. Vous croyez que des gens comme Dassault investissent sur des boites à stagiaires, qui n’ont donc pas de pérennité ou de professionnalisme. Aujourd’hui plusieurs de nos journalistes ont des cartes de presse, et même renouvelées ! C’est facile de casser des jeunes entreprises quand on travaille dans des groupes de presse, mais je n’ai pas vu beaucoup de journalistes monter leur propre entreprise (et prendre des risques), de contenu sur le Net ! (...) Webcity a produit en un an 5642 articles de 2000 signes... Et croyez-moi que si ce n’était que du repompage, il n’y aurait pas de business model. Si demain la PQR n’existait plus, oh mon dieu... Comment Webcity pourrait continuer... Tout cela parce qu’on est sur le seul marché que plus personne n’attaque : le local - un monopole de vieux. Et voui, on n’a pas choisi la facilité ! C’était plus facile de faire de la mode, de l’informatique... Mais bon, avoir en face de soi des dinosaures de plus de cent ans. J’aime bien cela. Enfin, si on reçoit plus de vingt CV de journalistes pro chaque semaine ce n’est pas un hasard. PS : Si vous lisez cette ligne, c’est que vous aurez eu le courage de comprendre Webcity. » [22].
Forte des 12 millions de francs de capital-risque qui lui ont été attribués dans le courant de l’été, Web-City lançait à partir du 25 octobre sa première campagne de publicité grand public. Un investissement de 9 millions de francs, répartis entre presse, radio et internet. La jeune société ne souhaite pas communiquer le montant de sa masse salariale. Mais annonçait au début du mois de décembre, à l’occasion de la semaine des Telecoms organisée au CNIT à Paris, qu’elle allait adapter le contenu de ses produits pour qu’ils soient accessibles depuis des téléphones mobiles à partir du mois de janvier 2000. C’est la société Nokia France qui a fourni matériel et logiciel de développement pour convertir ce contenu au format WAP (Wireless Application Protocol). L’un des responsables de la société, M. Philippe Gilbert, Directeur du développement de Webcity, précisant au CNIT « être en discussion avec deux opérateurs français de téléphonie mobile pour installer Webcity sur leurs bouquets de services WAP actuellement en préparation. » La diatribe de M. Alexandre Dreyfus, PDG de Webcity, dessine en creux l’une des problématiques récurrentes des promoteurs du nouveau journalisme numérique. Face à la « sclérose » des institutions installées, en l’espèce les médias traditionnels, seules l’audace, l’inventivité, l’abandon des pratiques établies et des modèles traditionnels « obsolètes » permettraient à de jeunes entreprises pionnières sans moyens, dont les créateurs consentent à de durs sacrifices, « travaillant gratuitement » vingt quatre heures sur vingt quatre aux côtés de leurs employés bénévoles habités du même feu sacré, de défricher les sentiers ouvrant sur l’avenir radieux de l’information numérique de demain, qui invente ses nouveaux paradigmes dans l’urgence de l’instantanéité, érigée en nouvel impératif catégorique... La lecture d’un numéro hors-série « Spécial capital risque » de la lettre d’information hebdomadaire « Capital Finance » fait toutefois apparaître, au détour d’articles laudateurs, le caractère fortement idéologique des « merveilleux contes de fée de la Nouvelle économie » qui relatent depuis quelques mois dans l’ensemble des medias [23] l’irrésistible prise de pouvoir de la nouvelle nomenklatura du journalisme numérique. On peut y lire en effet sous la plume de M. Pierre-Alexandre Sallier, rédacteur à Capital-Finance, que : « Si la fin de la décennie s’annonce comme celle du capital-risque, elle s’annonce aussi comme celle d’un nouveau type de créateurs d’entreprise. Ils sont jeunes et ont souvent échappé aux voies royales destinées à former l’élite économique française. Bien sur une bonne formation est souvent le meilleur moyen de nouer des liens, de créer un réseau qui pourra s’avérer inestimable. Une formation scientifique poussée s’avère indispensable pour qui veut être crédible dans les domaines les plus pointus comme les biotechnologies. Il n’empêche. Cette Nouvelle économie voit fleurir de plus en plus de profils « atypiques » qui sont le gage d’une certaine fraicheur et créativité. Alexandre Dreyfus, fondateur du portail de proximité Webcity, vient de fêter ses vingt et un ans. Il avait dix-huit ans - et pas encore le bac - lors de la création de sa première société de conception de sites web. Jeremie Berrebi de CentralCast - la société derrière (sic) le moteur de recherche Net2one - est plus jeune de quelques mois. Ces entrepreneurs de moins de trente ans sont même réunis au sein d’un réseau informel baptisé - tout un symbole - la « dream team ». Ceux-ci comprennent mieux que personne les nouvelles technologies : ils y baignent depuis qu’ils sont en âge de taper sur le clavier de leur Commodore 64. Certes, beaucoup de ces nouveaux entrepreneurs avaient de bonnes « prédispositions », qu’il s’agisse d’un milieu familial aisé, d’un père entrepreneur, ou d’un bon carnet d’adresses. Dans l’univers français des affaires, le changement est néanmoins de taille. » (...) « La recherche de partenaires actifs commence parfois dès la constitution d’un premier tour de table auprès de business-angels [24]. Jeremie Berrebi avait ainsi réussi à attirer autour du berceau de CentralCast des investisseurs privés comme Laurent Asscher (Tekelec), Yaacov Gorst (Cibox), tous deux membres d’Apollo Invest, un fonds de business angels. Jean Guetta, le fondateur de Saari, est entré à la fondation de la société, à hauteur de 25%. « Il nous a aidés au niveau du business-plan, nous a conseillés sur ce qu’il fallait dire aux investisseurs, et nous a présenté un avocat qui nous a permis de tout blinder juridiquement. » Comme le résume Jeremie Berrebi, « on a parfois l’impression que les investisseurs font partie de la société. » (...) « En France les boites qui récupèrent du capital ne viennent pas de nulle part et leurs dirigeants ont derrière eux tout un réseau relationnel ou familial, qui cautionne le projet, et leur donne le coup de pouce initial », note de façon un peu désabusée un créateur. » [25]. Les « coups de pouce » aux hérauts du nouveau journalisme numérique n’ont pourtant pas manqué au cours de ces derniers mois. L’une des principales sociétés mondiales de capital-risque, Apax Partners, a ainsi investi en juillet dernier 20 millions de francs, pour 27,7% du capital, dans la société française Cyperus, créée en 1995. Un communiqué en date du 5 juillet dernier précisait que « Cyperus est un média sur internet, spécialisé dans le secteur des hautes technologies : diffusion d’informations professionnelles, couverture d’événements... Avec une audience de plus de 250 000 connexions par mois, près de 200 sociétés clientes, et des partenariats de rediffusion avec les plus grands portails internet, Cyperus s’est très vite positionné comme le nouveau média en ligne des entreprises high-tech. (...) Des bureaux devraient être ouverts en Europe (Grande-Bretagne, Allemagne, Espagne, Italie) et aux Etats-Unis avant la fin de l’année 1999. (...) Le service informe régulièrement en « push e-mail » [26]. 3000 professionnels et journalistes. ». Cette fois nul problème de droits d’auteur. Ce « média sur internet » diffuse exclusivement les communiqués de presse des entreprises du secteur high-tech... Communiqués de presse qui figurent journellement aux côtés de dépêches de l’AFP ou de médias classiques, dans les rubriques « d’information » des portails Yahoo !France, Lycos, MSN, Compuserve et Nomade.
Autre « modèle économique » du nouveau journalisme numérique, celui du site d’actualité Actualinfo. Implantée à Londres, l’entreprise Actualinfo Limited revendiquait en octobre dernier un effectif de 6 personnes. Dans une interview au Journal du Net en date du 20 octobre 1999, M. Jean-Claude Francispillai, fondateur du site créé en novembre 1997, déclarait « utiliser les dépêches de l’AFP comme matière première pour couvrir l’actualité, avec une volonté de développer l’information au sens large. (...) 400 dépêches sont ainsi affichées chaque jour sur le site, et 10% d’entre elles font l’objet d’un traitement spécial (sic). (...) L’une des grandes spécificités dans l’organisation d’Actualinfo est sa décentralisation : les journalistes sont dispatchés entre Paris, Montpellier et la Grande-Bretagne. La supervision technique est assurée par un webmaster Outre-Manche. (...) Cette décentralisation s’explique également par le fait que deux investisseurs vivant en Grande-Bretagne ont des projets d’extension européenne pour Actualinfo. « Raisonner en termes franco-français serait une hérésie », soulignait M. Jean-Claude Francispillai. Une première déclinaison devrait apparaître au Royaume-Uni, puis viendra le tour de l’Espagne. La société, actuellement en quête d’investissement, espère boucler un tour de table d’ici la fin de l’année, et lever 25 millions de francs. »
Les futurs collaborateurs de cette « start-up » sont clairement avertis des conditions dans lesquelles ils exerceront leur profession. La consultation d’une annonce d’Actualinfo publiée sur le site « Emploi » du Journal du Net dans le courant du mois d’octobre est exempte de toute ambiguïté : « Domaine d’activité : Internet. Lieu : Télétravail. Descriptif de l’offre : Internaute averti(e), le collaborateur sera chargé(e) de la gestion de l’une ou l’autre de nos rubriques : high-tech/internet/multimedia/sciences/santé/culture/économie/politique. Il devra avoir une excellente connaissance du ou des domaines concernés et une qualité d’écriture parfaite. Une connaissance succinte d’un éditeur html est suffisante. Disponibilité rapide de 2 à 6 heures/jour selon le domaine de compétences. Rémunération à définir. » Mais l’Agence-France Presse mettait un coup d’arrêt au développement d’Actualinfo en mars 2000. Elle a en effet suspendu la livraison de son fil, au motif du non-paiement depuis plusieurs mois de l’abonnement souscrit par la start up, ainsi que des modalités de recommercialisation de ses dépêches par Actualinfo, qui lui paraissaient contrevenir aux termes du contrat signé par les deux parties.
Une autre jeune start-up française, Cyberguide, mélange elle aussi allégrement communiqués de presse d’entreprises et « clips d’information ». Le premier service « permet aux entreprises membres de la communauté Cyberguide de publier gratuitement et de manière automatisée leurs communiqués de presse dans la rubrique Espace Entreprise. Il permet également la diffusion en temps réel par E-mail de ces communiqués à une liste sélective de journalistes et d’abonnés ayant choisi de les recevoir ». Le second offre « aux webmasters professionnels et privés de dynamiser le contenu de leurs sites en intégrant nos Clips d’Infos, extraits directement de notre Revue de presse, au sein de leurs pages sans le moindre souci de mise à jour, Cyberguide s’en charge. Il s’agit d’une simple ligne de code à placer dans leur page HTML. Elle fait apparaître sur leur site les titres de l’actualité mis à jour régulièrement à distance par notre équipe. Le format des clips est simple et flexible, ce qui permet de les adapter au format du titre qui les intègre. Le contenu des clips est personnalisable sur demande ». Le site de Cyberguide propose en effet la lecture de « résumés de dépêches et d’articles », qui émanent du Monde, de CNN.com ou de ZDNet-France...
Agrégation de contenus : un modèle anglo-saxon
« Agrégation » de titres d’articles de presse, de dépêches, voire de simples communiqués de presse émanant d’entreprises, se développe donc très rapidement ces derniers mois sur internet. Elle vise à permettre à des sites très divers d’afficher ces « contenus informatifs », le plus souvent gratuitement. Mais ces pratiques se situent clairement en marge de la légalité, eu égard à l’actuelle jurisprudence française en matière de droits d’auteur. Les auteurs de ces dépêches, pas plus que les éditeurs les publiant sur leur propre site n’étant pas informés de leur reprise à des fins commerciales. Car, si ces « services » sont offerts gratuitement, leurs éditeurs se rémunérent bel et bien grâce à la publicité que génére leur site, et à différents services « à forte valeur ajoutée » qu’ils proposent parallèlement.
Le développement de ces pratiques puise directement ses sources d’inspiration aux Etats-Unis. Un précédent qui éclaire les logiques fondamentales du journalisme numérique, actuellement « importé » en Europe et en France. Responsable Internet au département multimedia de l’Agence France Presse, M. David Sharp décrit la montée en puissance de ce phénomène « d’agrégation » dans le monde anglo-saxon : « La plus grande entreprise de ce type est l’américain ISyndicate, qui affirme fédérer les informations d’environ 3000 fournisseurs de contenu pour les livrer sur plus de 130 000 sites web dans le monde. ISyndicate poursuit actuellement une politique de promotion très active autour de son concept de « syndication électronique » en organisant des conférences à travers les Etats-Unis. Deux autres services sont britanniques, Newsnow, et Moreover. Le principe de base est toujours le même : ces services « fédèrent » les titres d’articles paraissant sur des sites tiers, avec, ou parfois sans, l’accord de ces derniers. Ils proposent par la suite aux sites clients - qui peuvent aller de petites pages personnelles d’internautes à des gros sites institutionnels - d’afficher ces titres sur leurs pages d’accueil. Le lien mène en général vers le site d’origine, dont la page s’ouvre dans le plupart des cas dans une nouvelle fenêtre. Lorsqu’ils prennent les titres sans l’accord des sites d’origine - souvent grâce à des technologies du type « spider » ou « webcrawler », semblables à celles utilisées par les moteurs de recherche -, ces services exploitent le fait qu’aucun copyright ne protège les titres, qu’ils peuvent donc citer selon le principe du « fair use » (droit de citation). C’est notamment le cas de Newsnow. Les sites dont les titres sont ainsi indexés trouvent en général un avantage évident au système car il leur attire des visiteurs. La plupart de ces services offrent une option de base qui est gratuite pour le site qui affiche les liens. Dans ce cas le service se rémunère en général en faisant payer le site vers lequel ils pointent leurs liens. Plusieurs services, dont ISyndicate et Newsnow, offrent également des prestations plus sophistiquées, qui sont payantes pour le site qui affiche les informations. Ainsi, Newsnow, qui ne demande pas d’autorisation préalable aux sites vers lesquels pointent ses liens, offre un service de base à partir de 250 livres (un peu plus de 2000 francs), par mois. Isyndicate accepte également comme fournisseurs de contenus des individus, aussi bien que d’importantes agences, comme Reuters ou Associated Press. Offrant plusieurs formules à ses sites clients, dont un service gratuit pour les petits sites, il se positionne en fait pour des services plus conséquents en intermédiaire entre les fournisseurs de contenus et leux clients. »
Il n’en demeure pas moins, qu’y compris aux Etats-Unis, l’ampleur et la rapidité de propagation de ces pratiques suscitent des questionnements. C’est ainsi que le 13 octobre dernier M. Éric Meyer, professeur de journalisme à l’Université d’Illinois et responsable du site de « l’American Journalism Review », plaidait pour une modification de la jurisprudence, voire de la loi américaine sur la propriété intellectuelle, afin de protéger les sites des éditeurs. En faisant observer que les études conduites sur les habitudes de lecture des internautes qui consultent des sites d’information en ligne révèlent qu’ils ne font le plus souvent que parcourir les titres des articles, sans les lire plus avant. A cet égard une liste de titres d’articles pourrait représenter ce qu’il qualifie de « méta-article », et relever pleinement à ce titre de la législation sur la propriété intellectuelle. Par ailleurs un tribunal écossais s’est déjà prononcé en 1997 sur un conflit de ce type. « The Shetland News » reproduisait sur son site les principaux titres d’actualité de son concurrent « The Shetland Times », lequel l’attaqua en justice sur le fondement d’un délit de contrefaçon. L’honorable juge Lord Hamilton, semble-t-il peu au fait en la matière puisqu’il qualifia un site internet de « réseau cablé », n’en avait pas moins accepté d’examiner le conflit. Ce qui conduisit les parties à transiger. L’accord ainsi conclu portant sur l’identification du site cible et la profondeur des liens autorisés. Ce qui revenait à décider d’un régime d’autorisation préalable, dès lors que le nombre de liens pointant sur un site devient trop important [27].
Reste qu’un rapport publié le 3 novembre dernier par un comité du National Research Council américain propose aux législateurs d’Outre-Atlantique de surseoir à l’adoption de toute nouvelle disposition destinée à protéger la propriété intellectuelle, du moins « jusqu’à ce que les marchés aient eu le temps de s’ajuster aux nouveaux modèles économiques et que l’on ait eu le temps d’approfondir la recherche relative aux incidences des nouvelles technologies, des nouveaux modèles économiques et de nouvelles technologies servant à protéger la propriété intellectuelle ». Le rapport prône également « une plus grande sensibilisation aux problèmes de droits d’auteur, susceptible de constituer des mécanismes plus efficaces que des amendements aux lois actuelles ». M. Randall Davis, professeur au Massachussets Institute of Technology (MIT), et président du comité formé pour étudier la question estime qu’il faut privilégier une approche radicalement nouvelle. Selon lui, « l’information devient un événement à vivre, et non un objet à conserver. (...) La gestion de la diffusion et de l’utilisation de l’information dépasse dès lors le cadre strictement juridique car le droit, le commerce et la technologie sont en interaction. Toute approche limitée à un de ces secteurs sera donc inadéquate. »
Les éditeurs français se mobilisent contre le pillage de l’information sur Internet
Directement confrontés à la rapide montée en puissance de l’agrégation, les éditeurs français ont réagi au début du mois de février 2000. A l’intitiative des quotidiens Le Monde, La Tribune, Les Echos et l’Agefi, le Groupement des éditeurs de services en ligne [28], a élaboré une « Charte d’édition électronique. » Elle vise à lutter contre la reproduction abusive d’article par des « sites d’information personnalisée » et des « plate-formes d’agrégation », qui ont conquis en quelques mois d’importantes parts de marché au détriment des éditeurs traditionnels. Et ses promoteurs espèrent qu’elle va très vite être adoptée par l’ensemble des éditeurs français. « Dans ce domaine il n’y a pour l’instant aucune jurisprudence, soulignait le 22 février dernier M. Michaël Boccaci, directeur du marketing et des partenariats du Monde Interactif. Des dizaines de sites et de « newsletters » reprennent nos articles sans même nous prévenir. Nous ne voulons pas l’interdire, mais tout simplement défendre nos droits d’éditeurs ! » [29]. La tension allait croissant depuis quelques mois et deux start up, Net2one et Newsinvest sont directement visées par les promoteurs de la Charte. Créé en juin 1999, le site d’informations boursières Newinvest prévoyait déjà en janvier dernier de s’introduire en bourse avant l’été... Son service, aujourd’hui mis en cause par les éditeurs, tient davantage de la revue de presse papier. A cela près qu’elle est diffusée sur internet. Un service interrompu depuis le 8 février sous la pression des éditeurs avec qui il n’a pu trouver de terrain d’entente. Son PDG, M. Jean-Pierre Leborgne, soutient lui aussi que le concept de revue de presse sur internet s’inscrit pour l’heure dans un « vide juridique. » Il affirme avoir, dans un souci d’apaisement, adressé des lettres ouvertes au CFC, l’organisme chargé de gérer les droits de reproduction « papier » des journaux. Comme au syndicat professionnel des éditeurs du CNPF. Courriers auxquels il n’aurait pas reçu de réponses. Et il ajoutait, dans une interview accordée à Internet Professionnel : « Derrière la discussion sur le droit des éditeurs, on tombe très rapidement sur celle des droits d’auteur sur internet. Et cette question est loin d’être résolue entre éditeurs et journalistes. »
Mais au-delà des pratiques des deux start up mises en cause par le Geste, la mobilisation des éditeurs français a aussi une dimension économique. Cette contre-attaque vise également à défendre leurs intérêts sur deux marchés en très forte croissance. Celui de la diffusion d’information sur les réseaux internes des entreprises, les « intranets ». Et celui des services d’information, via internet, sur les téléphones mobiles. Selon le commissaire européen à l’Industrie, Erkki Liikanen, l’Union européenne comptera entre 170 et 220 millions d’internautes en 2003, contre 20 millions aujourd’hui, essentiellement grâce à l’internet mobile. Les deux tiers des habitants de l’Union devant alors posséder un téléphone portable. Dont 85% seront capables de se connecter à l’internet [30]. Un marché évalué à près de 60 milliards de dollars. Or, plusieurs des start-up contre lesquelles se mobilisent les éditeurs français se positionnent clairement sur ces deux marchés en très fort développement.
L’autre marché sur lequel les éditeurs traditionnels sont également menacés par de « nouveaux barbares » est celui de la diffusion d’informations sur les réseaux internes des entreprises, les « intranets ». Créée en juin 1999 par trois professionnels de l’informatique, dont l’ex Directeur marketing d’IBM pour l’Europe de l’Ouest, M. Laurent Binard, et l’ex-PDG de Lotus-France, M. Didier Rochereau, la société Mediapps a « levé » 14 millions de francs de capital-risque en juin 1999 auprès des fonds Partech International et 3I Technologies Holding. Se définissant comme « la première des infomédiaires », Mediapps a reçu une bonne dizaine de clics, souris et « trophées d’or » en moins d’un an. L’entreprise affirme fédérer déjà plus de 1000 sources d’information. Quotidiens, titres spécialisés, bases de données publiques, appels d’offre, veille technologique... Là aussi des « aspirateurs » récupèrent en permanence des données mises en ligne par les sites d’information. Mais le service « Net Portal » de Mediapps ne se borne pas à reproduire des titres et résumés d’articles. C’est un projet « industriel » et les articles sont donc reproduits dans leur intégralité. L’entreprise cliente peut s’abonner à l’un des 80 thèmes offerts, qui recouvrent tous les champs d’activité : BTP, bourse, agriculture, automobile, chimie... Pour 25 000 francs, l’entreprise recevra automatiquement par internet tout ce qui a été publié et concerne le secteur d’activité choisi. Un déluge d’informations, actualisées quotidiennement, et dont chaque collaborateur de l’entreprise pourra disposer à son gré. Y compris en les utilisant dans ses contacts commerciaux avec ses clients. Les créateurs de Mediapps ont en outre conçu un ingénieux dispositif de « licence d’utilisation », sur le modèle des licences de logiciel en informatique. Les tarifs de commercialisation du service Net-Portal augmentent donc à due proportion du nombre d’utilisateurs.
Mais lors même que le site internet de Mediapps précise en toutes lettres que le service Net-Portal est accessible aux entreprises intéressées, moyennant un abonnement de base d’un montant de 25 000 francs, les démarches « commerciales » que la start up effectue auprès des éditeurs dont elle souhaite rediffuser les informations ne prévoient aucunement qu’ils seront rétribués à ce titre... Pas plus que les journalistes auteurs des articles « agrégés ». Comme en témoigne une « proposition de partenariat » adressée en février dernier à un éditeur français [31]. Plus encore, le site de Mediapps mentionne au rang des « partenaires producteurs de contenus » plusieurs médias qui n’ont conclu aucun accord avec leurs journalistes si leurs articles sont reproduits sur internet. Voire plusieurs titres qui ont récemment été condamnés pour avoir reproduit des articles de leurs journalistes sans leur autorisation, et sans les rétribuer à ce titre...
Là aussi, ce « modèle économique novateur » séduit les fonds de capital-risque et d’importants acteurs de l’internet. Mediapps annonçait en mars 1999 la conclusion d’un accord avec Microsoft, et l’intégration de Net-Portal, son « générateur de portail d’entreprise », déjà disponible en 5 langues, dans la « suite logicielle Windows 2000. » Après avoir multiplié les partenariats, notamment avec IBM, Matra-Grolier Networks et Business-Objects, Mediapps, déjà présente en Allemagne et en Angleterre, prévoit de s’implanter en Italie et en Espagne, avant de s’installer aux Etats-Unis dans le courant de l’année 2000. Au début du mois de mars la société a finalisé un second « tour de table » d’un montant de 80 millions de francs. Paribas Affaires Industrielles y a investi 40 millions de francs. AGF Private Equity et Artemis, la holding personnelle de M. François Pinault, six millions de francs chacun. D’ores et déjà « valorisée » à hauteur de 350 millions de francs, Mediapps prévoit que sa capitalisation boursière pourra atteindre les 30 milliards de francs, après son introduction en bourse prévue à l’automne 2000... Des montants sans commune mesure avec les capacités d’investissement des éditeurs français, qui s’efforcent de se diversifier sur internet.
Une autre start up, concurrente de Mediapps, N-Factory, a été créée à Paris en octobre 1999 par des publicitaires, M. Michaël Khoi, ex Directeur marketing de Tech Data, et M. Guillaume Besse, précédemment en poste au sein du groupe Publicis. Affichant le logo de « première usine de contenus sur Internet » (sic), elle affirme agréger des données collectées auprès de 1600 sources d’information. Soit 18 000 informations classifiées chaque jour, avant d’être segmentées en « 16 bouquets de 1200 chaînes ». N-Factory prévoit « d’analyser près de 400 000 données d’ici à six mois, au fur et à mesure de l’ouverture de ses filiales en Europe. » La vingtaine de personnes qui travaillent déjà à agréger ces informations sont installées au Maroc. Assurant avoir engagé des négociations avec les éditeurs, N-Factory propose plusieurs types de services. L’import des informations brutes sur l’intranet d’une entreprise est facturé de 10 000 à 50 000 francs. La rediffusion des simples titres d’articles sur un site web 2000 francs par mois. Celle des titres accompagnés de résumés 2000 francs par mois, et 2 francs par article. Et 2000 francs, plus 5 francs par article, si ceux-ci sont repris intégralement.
L’industrialisation croissante de la production de contenus menace le pluralisme de l’information
ETTE très rapide montée en puissance des pratiques d’agrégation en ligne, et plus encore les perspectives de croissance exponentielle d’offre de nouveaux services, très bientôt accessibles sur des téléphones mobiles et des assistants personnels, voient donc émerger de nouveaux concepts éditoriaux et de nouveaux modèles économiques. Réduite à sa plus simple expression, de plus en plus standardisée, cette nouvelle « offre d’information » repose essentiellement sur la production « industrielle » de « dépêches », résumés d’articles ou de titres d’articles, diffusés en même temps que des communiqués de presse et des publicités. Un flux continu de messages, constamment réactualisés, produits et diffusés par de nouveaux acteurs qui s’exonèrent de toutes les règles qui permettent traditionnellement au consommateur d’information de la hiérarchiser et de lui conférer un sens. Cette rupture brutale sonne aussi le glas du mythe originel de l’information gratuite et accessible à tous sur internet. Sa marchandisation croissante dessine de plus en plus clairement les contours d’une « place de marché mondiale », dont les logiques mercantiles posent un redoutable défi à la démocratie et à la liberté d’opinion.
Car cette offre massive et indifférenciée de « contenus » rompt brutalement le « pacte » traditionnel qui associe un lecteur ou un téléspectateur a un média qu’il a choisi pour sa ligne éditoriale, sa qualité et son éthique. « Il est parfaitement possible de résumer le meilleur journalisme à un slogan irrésistible. Mais la force de son argumentation disparait. C’est un peu comme réduire une nouvelle de Tchékhov à sa morale », souligne M. Illan Greenberg, collaborateur du Los Angeles Times et d’US News and World Report, dans l’édition de février 2000 du mensuel américain de critique des medias Brill’s Content. Le risque de ghettoïsation est évident, avec des sélections de nouvelles qui confinent leurs lecteurs dans un univers de plus en plus restreint. » Un risque notoirement accru par les conditions mêmes de production de cette nouvelle offre d’information. Ce ne sont plus des équipes éditoriales composées de journalistes qui définissent le contenu de ces nouveaux services. Mais des techniciens de l’internet, associés à des spécialistes du marketing. La promotion, la publicité et la « communication » imposent dès lors leurs logiques à une activité éditoriale, une quête de sens et une hiérarchisation de l’information, qui cèdent la place aux exigences de rentabilité du commerce électronique.
Ces impératifs conditionnent déjà totalement les nouvelles modalités d’accès au réseau via le téléphone mobile. Les opérateurs de télécommunications qui préparent leurs nouvelles offres d’accès à internet sur portable dans l’ensemble de l’Europe entendent tous se transformer en « producteurs d’information ». Déjà l’an dernier, M. Tim Berners-Lee, l’inventeur du web, témoignait de son inquiétude à cet égard : « Je crains toujours que le web perde sa neutralité. J’ai peur que le fournisseur d’accès à l’internet vous incite à ne lire que certaines informations, et vous dise où acheter vos chaussures. » [32]. Et de fait les « packs mobiles internet » qui vont être massivement commercialisés dans les tous prochains mois évoquent bien davantage les offres de « bouquets de programmes » de la télévision que l’accès à internet depuis un ordinateur. Tous les grands opérateurs de télécommunications vont influencer très fortement les « services d’information » offerts à leurs clients. Ainsi que leur présentation et leur tarification. Ceci, notamment, en pré-formatant l’accès « par-défaut » aux services qu’ils contrôlent. Services produits en interne par les opérateurs, ou sélectionnés aux fins de favoriser le développement du commerce électronique. Une logique lourde qui entraîne déjà en réaction un alignement des éditeurs traditionnels. TF1 Interactif annonçait ainsi le 14 mars dernier un développement de son offre de services accessibles sur mobiles. Des services qui privilégient la bourse, la météo, le loto, le football, l’horoscope ou l’actualité de l’internet mobile... Pour M. Guy Lafarge, directeur du marketing de France Telecom Mobiles : « Sur un ordinateur, les gens vont à la découverte des sites, mais sur les mobiles, ils sont tout à fait d’accord pour qu’on les aide à choisir. ».
Dès 1997 M. Bernard Miège, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Université Grenoble-Stendhal formait l’hypothèse que la mise à disposition de contenus gratuits sur internet pendant un certain temps était une façon d’étudier le développement des usages des internautes, de façon à pouvoir mettre au point de nouvelles modalités de valorisation, voire de marchandisation, de l’information. Prévision partagée par M. Gary S. Becker, prix Nobel d’économie en 1992, et professeur à l’université de Chicago : « L’internet gratuit est une des utopies de ce début de siècle. Avant dix ans au maximum, les activités liées à la Toile seront essentiellement mercantiles. » Consultant français spécialisé dans le commerce électronique, M. Alain Fonssa résume lui aussi d’une phrase lapidaire la marchandisation croissante d’internet : « La gratuité, c’est pour mieux ferrer le futur consommateur, et constituer des fichiers commerciaux à moindres frais. Elle disparaîtra le jour où l’on considérera que les parts de marché sont figées, et qu’il est grand temps de gagner de l’argent sur le dos du client. »
Un nouveau journalisme numérique au péril de la dérégulation
EST au moment où la structure de diffusion traditionnelle de l’information enregistre ainsi des mutations radicales sur internet, qu’un autre type d’acteurs du journalisme numérique fait également son apparition. Il s’agit cette fois d’entreprises développant des sites « d’intermédiation » offrant à des « producteurs de contenus » du monde entier, journalistes, pigistes, écrivains, publicistes ou « communicants » d’héberger gratuitement leurs articles, ou leurs résumés ou propositions d’articles. Et de permettre dans le même temps à tous les types de diffuseurs de « contenu » sur internet d’entrer en relation avec les auteurs qui auront déposé leurs propositions sur le site. Celui-ci prélèvera au passage une commission sur l’éventuelle transaction qui pourra être conclue, par leur intermédiaire, entre « auteur » et diffuseur.
A l’image du site Content Exchange, développé par M. Steve Outing, journaliste américain spécialiste de l’édition en ligne, qui édite depuis plusieurs années différentes publications consacrées à la presse online, une dizaine de plate-formes « d’intermédiation » américaines permettent d’accéder aux coordonnées et offres de services de plusieurs milliers « d’auteurs » avec qui tout producteur de contenus sur Internet peut entrer en relations aux fins de convenir d’une prestation de services [33].
Le modèle n’a pas tardé à franchir l’Atlantique puisque le 6 octobre dernier l’entreprise European Press Network conçue par M. Duncan Barclay, son actionnaire unique, annonçait la création à Paris, où elle est domiciliée, d’une nouvelle agence en ligne, EPNWorld [34]. Elle se propose de mettre en relation journalistes, pigistes et éditeurs. Les premiers sont invités à déposer leurs articles en ligne sur le site, à fixer leurs tarifs et préciser les droits qu’ils cèdent à cette occasion. Les seconds auront accès à des synopsis classés en 40 rubriques thématiques. EPN prélevera 15% du montant des transactions qui seront réalisées. Interrogée par le quotidien Libération le 6 octobre dernier, Mme Joan Weibel, directrice des opérations d’EPNWorld précisait que : « Les journaux ne peuvent plus se payer un réseau de salariés, nous leur permettons de diversifier leurs ressources, et notamment de revenir à l’information internationale. » Et d’ajouter « qu’une agence internationale ne peut gérer les statuts professionnels et les conditions fiscales de chacun. Nous laissons cette question à la discrétion des utilisateurs. » [35]. L’auteur de l’article publié par le quotidien Libération concluait son enquête en soulignant que « pour le droit français, seuls les travailleurs indépendants inscrits au registre du commerce, une minorité, pourront facturer leurs services à l’agence. Une révolution pour les pigistes ? ».
Publié en octobre 1998 sous la direction de M. Alain Accardo, l’ouvrage « Journalistes précaires » [36], analyse en profondeur le processus de précarisation croissante qui touche désormais l’emploi dans les entreprises de presse de plus en plus soumises à la loi du marché, avec des effets le plus souvent désastreux, tant au plan de l’activité professionnelle - et donc de la qualité de l’information -, qu’au plan de l’existence personnelle des précaires, pigistes et CDD. La « révolution » que représenterait, aux Etats-Unis mais aussi en France, l’apparition de ces « Digital marketplaces for online content creators and publishers » (places de marché digitales pour créateurs de contenus online et éditeurs), constitue à cet égard l’aboutissement d’un processus multiforme engagé depuis de longues années. Elle abolit cette fois radicalement l’ensemble du dispositif contractuel qui régissait les relations d’un journaliste avec un média. Une rupture sans précédent dans l’histoire de l’information depuis des décennies. S’il est encore trop tôt pour en mesurer les tous premiers effets, ces « innovations » s’inscrivent dans le droit fil des impératifs marchands qui imposent chaque jour un peu plus leur présence sur internet.
Les journalistes et les éditeurs français sont-ils en mesure de faire face à cette dérégulation croissante de l’information sur le réseau ? M. Philippe Jannet, directeur délégué du quotidien Les Echos en charge des Editions électroniques, et rédacteur en chef du quotidien, semble en douter : « Lorsque l’édition électronique deviendra, comme cela est prévu dans cinq ou dix ans, une source de revenus non négligeable, tandis que l’édition papier baissera - c’est une cannibalisation inévitable -, les éditeurs devront continuer à payer les journalistes au même tarif, tout en leur versant un complément de salaire au titre de l’édition électronique. Du coup, la marge des quotidiens, qui est déjà souvent négative, ne cessera de s’amenuiser sous l’augmentation mécanique de la masse salariale. Les journaux vivront alors très mal. J’estime que la publication des Echos sur le site internet et celle dans sa version papier ne font qu’une. Il n’y a pas de raison de payer en plus les journalistes qui ne font aucun travail supplémentaire. Les droits d’auteur devraient s’appliquer aux écrivains ou aux pigistes qui, eux, prennent des risques et ne sont payés qu’au résultat. Il me semble qu’il est indécent de la part d’un journaliste salarié en interne, avec les conditions et les avantages dont il bénéficie, de venir réclamer de l’argent pour ce qu’il n’a pas fait. (...) Aujourd’hui, les éditeurs sont en train de prendre des risques pour mettre les journaux sur le web, et nous sommes en train d’assurer la survie d’une partie de la presse dans la mesure où, dans 5 à 10 ans, une bonne partie des revenus des grands quotidiens viendra du web. Si les patrons de presse renoncent à aller sur le web parcequ’il faut payer les droits d’auteur, il y aura beaucoup de journalistes au chômage qui seront finalement exploités par des Monsieur Yahoo, Excite ou Microsoft, mais pas au même tarif et pas avec la même protection sociale (...) C’est une erreur de se contenter de mettre nos journaux tels quels sur internet, en se polarisant sur les droits d’auteur et la convention collective. Il ne faut pas créer de différences entre les journalistes spécialement affectés sur web et les journalistes « papier ». Si cela continue nous aurons des journalistes en dehors de la convention collective et moins bien payés, qui écriront exclusivement pour internet. Et le jour où les journaux « papier » seront en difficulté, il ne faudra pas que leurs journalistes s’étonnent de la mauvaise volonté générale lorsqu’ils voudront passer à la version électronique. » [37].
Le Parlement français devait examiner dans le courant du premier semestre de l’année 2000 un projet de loi sur la Société de l’information. Il ne sera en fait présenté en conseil des Ministres qu’à l’automne prochain. Pour être débattu au Parlement en 2001... Annoncée en novembre 1999 par Mme Catherine Trautmann, ministre de la Culture, la création d’un Conseil supérieur de la propriété intellectuelle semble elle aussi remise aux calendes... Et les conclusions d’un énième rapport sur le droit d’auteur des journalistes sur internet, confié à M. Philippe Gaudrat, n’ont pas davantage été soumises au ministère de la Culture [38]. Inquiétant décalage entre la gestion institutionnelle des problématiques liées à la très rapide croissance de l’offre d’information sur internet et les logiques conquérantes des brutaux fourriers d’un nouveau journalisme numérique. Si les inquiétudes que suscitent les premières manifestations de cette dérégulation sauvage ne trouvent pas rapidement de réponses garantes de la pérennité de la déontologie du journalisme et du pluralisme d’opinion, l’information, constituant fondamental de la démocratie, encourt désormais un risque réel de muer en l’espace de quelques années au rang de pure marchandise, seulement régie par les diktats de l’offre et de la demande d’un marché des « contenus » qui enregistre une croissance exponentielle sur le réseau des réseaux.