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Droits d’auteur des journalistes

La grande arnaque

par Marc Laimé

C’est LA rengaine obligée, lancinante : « Les sites des medias français ne se développent pas, ne font pas d’audience, et la culture française est en péril, parce que les journalistes ont engagé une guerilla effroyable contre les gentils éditeurs qui n’en peuvent mais, et voient leurs louables efforts de diversification sur internet pénalisés par l’insupportable prétention des journalistes à être rétribués pour leurs oeuvres mises en ligne... »

On nous l’a servi à toutes les sauces : articles à n’en plus finir, colloques, séminaires, rapports, missions d’étude... Petites phrases rassurantes ou inquiétantes de M. Jospin, Mme Trautmann, Mme Tasca aujourd’hui... Douce plaisanterie. Après trois ans de procès à répétition, un vague consensus mou finit par émerger. Les éditeurs se font régulièrement étendre par la justice pour non respect des droits d’auteur des journalistes et de la propriété intellectuelle. Alors on négocie. Ou plutôt les syndicats de journalistes négocient avec les éditeurs. Nuance.

Une quinzaine de procès plus tard, bilan mitigé mais assurément « globalement positif » : les négociations avancent. Des accords sont signés, les communiqués de victoire fusent régulièrement. En résumé : côté éditeurs on a lâché petit à petit le minimum. Plusieurs barêmes de rémunération co-existent : forfait, pourcentages sur le chiffre d’affaires, intégrant ou non la publicité drainée par les activités « online », révision des accords tous les deux ans, et réjouissantes perspectives « d’extension de la lutte »... Certes, on débat encore de l’opportunité de l’entrée en lice ou non de la Société Civile des Auteurs Multimedia (SCAM), qui gérerait les droits d’auteur des journalistes. Des différentes « catégories » d’auteur réputées pouvoir recevoir une part de gâteau. « On ne va pas filer la même chose aux pigistes et aux CDI, faut pas déconner ! ». Et en face, côté éditeurs, le lobbying continue tranquillement. Un rapport commandé par Mme Catherine Trautmann à un éminent professeur de droit, M. Gaudrat, circule discrètement dans les cercles concernés. La représentation française des éditeurs qui s’étaient déplacés à Rio au Congrès Mondial des Éditeurs en mai dernier a réitéré son souhait d’aménagement vers un néo-copyright inspiré du réjouissant systême yankee : « Niquons ces emmerdeurs ! » Un improbable Conseil Supérieur de la Propriété Intellectuelle est toujours dans les tuyaux. Une nouvelle « Commission de la copie privée » a vu le jour sous les auspices du Service Juridique et Technique de l’Information, rattaché à Matignon. La cacophonie continue de plus belle à Bruxelles, où les pays de la Communauté ne parviennent décidément pas à s’accorder sur la rédaction d’une Directive, supposée en finir une bonne fois pour toutes avec ce merdier dans tout l’Euroland... Bref, rien de nouveau sous le soleil, mais les négociations avancent, vous-dis-je...

Sauf que de l’avis, très autorisé, de plusieurs juristes tous les accords collectifs qui ont été signés à ce jour ne peuvent valablement être opposés à UN journaliste d’une quelconque des rédactions concernées, qui remettrait en cause le dispositif adopté. Au motif, évident, que les droits moraux et patrimoniaux sont attachés à l’auteur en sa qualité de personne physique. L’auteur-journaliste doit donc accepter et signer, personnellement, les modalités de cession qui lui sont proposées par son employeur, après négociation engagées avec les instances représentatives du personnel. Or c’est loin d’être le cas...
Alors qu’un retors « procédurier d’habitude » rue dans les brancards, et tout notre bel édifice se casse la gueule. Et oui ! Mais ce n’est pas le plus beau !

Oyez, oyez ! Et partagez mon ravissement. Depuis le début du feuilleton nos amis éditeurs n’ont eu de cesse de se lamenter, à Matignon, rue de Valois, devant les cours d’Appel, à Bruxelles, dans les journaux : « Nos activités "online" sont déficitaires, trouvons un compromis sinon ce sont les portails et les contenus anglophones qui l’emporteront (...) La culture française est en danger (...) Halte au feu ! » Et toutes ces sortes de choses. Croustillante arnaque ! Avis aux fins limiers que l’affaire intéresse. Vous ne manquerez pas d’être passionnés par le montant de la valorisation de ses activités « online » que votre employeur fait désormais discrètement apparaître dans son bilan, sous l’appellation « d’actifs immatériels », en anglais dans le texte « goodwill ». Un sport qui fait fureur dans toutes les E-companies, qu’elles aient vocation à être introduites en bourse ou pas. Et qui n’a pas tardé à passionner nos amis éditeurs ! Dans la novlangue des contrôleurs de gestion, experts comptables et autres commissaires aux comptes, ça s’appelle de « l’ingiénerie financière ». Ca, pour être ingénieux, c’est ingénieux ! Il suffit en effet qu’un quelconque sous-Merril Lynch bien de chez nous certifie que le « know-how » (savoir-faire), de la squelettique « net-équipe » qui trime au troisième sous-sol « vaut » 40 millions de francs, pour qu’en un petit coup d’Excel et en un rapport « d’expert » fumeux, l’exploitation, hélas déficitaire, du pôle internet de l’éditeur se transforme tout à fait magiquement en machine à lisser les pertes et conférer d’agréables couleurs bénéficiaires au fameux bilan...

Traduction : « Moi, trucmuche, éditeur vieille économie bien connu sur la place, en train de couler because les NMPP explosent, et que ces enfoirés de lecteurs n’achètent plus ma feuille de chou, j’ai créé un site-portail d’information avec des tas de partenariats "hype", parce que sinon mes actionnaires me balancent à la poubelle. Mais ça me coûte la peau des fesses ces conneries, et ça me rapporte pas un radis. Et en plus ces emmerdeurs de la rédaction veulent toucher des tunes, en plus de leur salaire, quand leurs articles sont balancés sur internet. Putain ! Bon, heureusement, mon brillant conseil fiscal et financier spécialiste jeune pousse fusion acquisition et toutes ces merdes, que m’a présenté mon directeur des éditions électroniques, a trouvé l’embrouille géniale pour me sortir de la nasse. Le "goodwill" !... Il suffit d’un rapport avec des tas d’absurdités en amerloque de cet abruti d’expert ingiénerie jeune pousse fusion acquisition et tout ce bordel (je ne comprends rien à ce qu’il raconte, mais ce branleur à gagné 150 MF au Nasdaq, il paraît, enfoiré !), qui certifie dans le bilan que toutes ces conneries de site portail et partenariats de mes deux avec des petits cons qui vendent du vent, ça vaudra 50 MF dans trois ans, et je nique tous ces connards. C’est génial dans le fond. Si le regretté Hersant avait connu ça, le Figaro aurait racheté Yahoo ! » Quelques coups de tableur Excel et rapport « Goodwill+++ » plus tard : que valent donc les fameux « forfaits droits d’auteur », agrémentés de calculs bizantins sur les revenus publicitaires ou la revente de « contenus », négociés par les vaillants syndicats de journalistes, à l’aune de ces admirables cabrioles comptables ?

En clair : comment, à terme, continuer à négocier des accords qui font l’impasse sur les astucieux tours de passe-passe comptables des éditeurs ? Ne pas se leurrer : la logique du « goodwill » qui commence à affleurer est irréversible, puisque c’est l’une des portes de sortie momentanées des impasses diverses et variées dans lesquelles se sont fourvoyés nos amis les éditeurs. Donc, question : les perspectives de rentabilité de tous les sites d’information en ligne ne doivent-elles pas, très logiquement, s’apprécier systématiquement au regard de la valorisation actuelle, et future, des activités « online » que ledits éditeurs font apparaître dans leurs bilans ?

Evidemment on change d’échelle. Dans cette hypothèse ça va devenir difficile de convenir d’un forfait annuel de 400 francs par journaliste, par exemple, agrémenté de diverses rémunérations « individuelles », si dans le même temps la discrète valorisation de l’Eldorado à venir se chiffre en dizaines de millions de francs ! Lors même que le chiffre d’affaires réel n’excède pas quelques millions de francs dans le meilleur des cas... À vos calculettes, camarades !

L’une des réponses à l’angoissante question ci-dessus est peut-être à rechercher en s’interrogeant sur les très pragmatiques préoccupations des appareils syndicaux qui négocient avec les éditeurs la délicate et épineuse question des droits d’auteur des journalistes... Un soin extrême est en effet toujours apporté dans ces merveilleux accords, aux fins que leurs bénéficiaires en soient, non seulement les journalistes lambda dont les articles sont repris sur un site internet, mais aussi tous les « professionnels de la profession » qui contribuent à la production du titre ou de l’émission. O surprise, ce sont généralement ces « professionnels de la profession » qui constituent le noyau dur des appareils syndicaux qui négocient les droits d’auteur avec les éditeurs...

Alors on ne va pas risquer de fâcher nos amis éditeurs en s’intéressant de près par exemple à leurs bilans, relookés « Nouvelle économie » et « Goodwill ». Des fois qu’ils se fâchent, ça pourrait menacer nos petites rentes, qui permettent d’ores et déjà à nos amis les « professionnels de la profession » de toucher tranquillement 1000 ou 2000 balles chaque année, après qu’un glorieux accord « droits d’auteur » aît été signé...

Et c’est ainsi que notre empoisonnant dossier progresse à pas de géant ! Mais nul doute que l’un des titres-phares de la presse française ne confie sous peu à l’un de ses vaillants limiers le soin de revisiter le dossier « droits d’auteur des journalistes » à l’aune du « goodwill »... Avec un peu de chance, l’impétrant décrochera même le prix Albert Londres. On parie ?

 
 
Marc Laimé
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Journaliste, coordinateur du dossier « La Folie de l’Internet » du Canard Enchaîné

13 septembre 2000
 
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