On a coutume d’invoquer et de défendre la liberté d’expression en se référant à des textes fondamentaux, qui en définissent l’étendue et les limites. À l’heure de la marchandisation croissante de l’ensemble des activités humaines, de nouvelles modalités de régulation de la liberté d’expression se font jour. Particulièrement opaques, elles font appel à des instruments juridiques qui privent les citoyens de l’accès à des débats cruciaux pour l’avenir de la démocratie.
Droit universellement reconnu, la liberté d’expression a trouvé dans l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 son expression la plus catégorique : « 1- Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression. 2- Ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen que ce soit. » Toutefois, cette affirmation vigoureuse est mitigée par le paragraphe 3 du même article 19 qui déclare que : « L’exercice des droits définis au paragraphe 2 de cet article implique des devoirs et des responsabilités spéciales. Il peut donc être soumis à certaines restrictions, mais qui ne seront autres que celles définies par la loi et nécessaires : (a) au respect des droits et de la réputation d’autrui ; (b) à la sauvegarde de la sécurité nationale ou de l’ordre public, ou de la santé et de la moralité publique. »
Il a généralement été admis depuis lors que la liberté d’expression, et son corollaire le « droit de savoir », devraient « être considérés comme la règle, leur limitation comme une exception, la responsabilité de se justifier incombant à ceux qui souhaitent imposer des restrictions. » [1]. Ceci notamment au regard de l’article 29 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, stipulant que toute restriction imposée aux principes de l’article 19 doit être « définie par la loi, et par elle seule, afin de garantir la reconnaissance et le respect des droits et des libertés d’autrui et de satisfaire les justes exigences de la moralité, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique. »
La liberté d’expression est donc classiquement appréciée comme un « droit-liberté » : droit de se réunir, d’aller et venir, de manifester, et donc de s’exprimer. Tous droits qui bénéficient de garanties très fortes, notamment constitutionnelles, dans l’ensemble des pays démocratiques. Auxquelles il faut adjoindre les différentes conventions internationales réaffirmant elles aussi ce principe fondateur de l’exercice démocratique. Et à l’opposé des « droits-créances », tels que le droit au travail, à la santé, à l’éducation. Tous « droits à », qui supposent une intervention active de l’Etat. Alors que les « droits libertés », dont le droit à la liberté d’expression, s’accommodent d’une régulation étatique minimale [2].
En matière de liberté d’expression cette régulation étatique s’exerce classiquement, au sein des sociétés démocratiques, en référence et par l’application des lois qui en déterminent les conditions d’exercice, et partant les limites : intérêts supérieurs de l’Etat, droit de la presse, de la communication, respect de la vie privée, protection de la jeunesse, du secret de l’instruction en matière judiciaire, lutte contre le racisme et l’antisémitisme (loi « Gayssot »), etc.
Il apparaît peu contestable, qu’ainsi définie, la liberté d’expression ait sensiblement progressé en France depuis plusieurs décennies. Les interdictions de livres ou de films et la censure des journaux tendaient à se raréfier. Ceci lors même que nombre de problèmes demeurent [3]. Ainsi du poids croissant des intérêts financiers obérant l’indépendance des medias. Du marché faisant peser de multiples pressions sur le secteur de l’édition. De l’emprise croissante de l’appareil judiciaire sur la liberté des journalistes, avec des juges et des cours décidant de plus en plus fréquemment des informations qu’il est opportun, ou non, de publier. Dans un autre registre, les pressions qu’exercent certains élus sur les responsables de bibliothèques publiques ont suscité ces dernières années un important débat [4].
Depuis lors, la montée en puissance du nouveau vecteur d’expression qu’est l’internet a suscité de nouvelles interrogations, bousculant et fragilisant les dispositifs de régulation traditionnels. Des questionnements nouveaux se sont fait jour, notamment autour de la responsabilité des différents acteurs concernés par les nouvelles formes d’expression qu’autorise le réseau des réseaux. Ainsi de la responsabilité des « hébergeurs » et des « fournisseurs d’accès » qui vient tout récemment, et au terme de près de trois ans de débats d’une rare âpreté, d’être définie par le législateur [5].
Ce débat, loin d’être clos, oppose farouchement par ailleurs tenants d’une régulation étatique de l’internet aux partisans de son « auto-régulation » ou de sa « co-régulation » par l’ensemble des acteurs concernés : citoyens, associations, secteur privé et État. Pour l’opinion publique, et pour ses protagonistes, il s’inscrit néanmoins très classiquement dans le champ du débat démocratique autour des « libertés publiques ». C’est ainsi que, lors même des problèmes nouveaux affleurent-ils, le modèle traditionnel de régulation conserve-t-il toute son efficience : mobilisation des différents acteurs concernés, débat public, travail législatif et adoption de nouvelles dispositions qui s’imposent à tous. Renvoyant au concept d’un « bien commun » dont nul ne songerait à révoquer la légitimité, en l’espèce ici celui de la liberté d’expression.
Mais cet aggiornamento apparent ne doit pas trop vite rassurer les citoyens attachés au principe fondamental de la liberté d’expression. Il apparaît en effet de plus en plus clairement que de nouvelles modalités de « régulation » prétendent contraindre, voire obérer, par le biais d’instruments et d’actions qui n’intervenaient pas jusqu’à présent dans le champ des libertés publiques, le principe même de la liberté d’expression.
Un nouveau paradigme se fait jour. Il oppose désormais la liberté d’expression à la toute-puissance de l’économie, sous l’espèce du droit de propriété. Et de ses différentes modalités d’application en autant de « droits » spécifiques. Soient des instruments juridiques multiformes, complexes, de plus en plus fréquemment convoqués, aux fins de circonscrire, voire dénier toute effectivité à la liberté d’expression. Le débat classique en matière de liberté d’expression, jusqu’ici circonscrit à la sphère des libertés publiques, des droits constitutionnels, se déploie en effet de plus en plus massivement dans la sphère du « droit commercial ». Avec les instruments que sont le droit des sociétés, de la propriété intellectuelle, des marques, du droit à l’image, à la consommation, de la concurrence, communautaire... Ce dernier s’imposant par ailleurs de plus en plus nettement aux instruments législatifs purement nationaux.
Une mutation insidieuse et dévastatrice, encore mal perçue, renvoyant à l’actuel procès de la marchandisation de l’ensemble des activités humaines : « Aujourd’hui l’individu n’est plus prioritairement défini comme un citoyen, mais comme un propriétaire. Les droits patrimoniaux l’emportent sur les droits sociaux que confère l’appartenance au salariat et à la nation (éducation, santé, retraite, sécurité sociale, RMI). (...) Au fondement de ce bouleversement on trouve un renversement complet des valeurs : l’espace public est dominé par les questions économiques et financières, tandis que le débat politique est rejeté dans la sphère privée. Le règne de la marchandise y est complet. » [6].
Les exemples abondent depuis quelques mois d’un nouveau type d’entraves à la liberté d’expression, dont l’analyse ne peut plus être circonscrite à ses grilles traditionnelles. On y perçoit en effet la montée en puissance d’instruments dont l’efficacité est encore très peu percue par l’opinion, ou les acteurs traditionnels de la défense de la liberté d’expression. Instruments qui présentent toutefois la caractéristique de promouvoir un nouvel absolutisme du droit de propriété. Qui tend à imposer son imperium dans tout l’espace public.
C’est ainsi que la rentrée littéraire est assombrie par plusieurs procédures faisant obstacle, au nom du « respect de la vie privée », à la publication de plusieurs ouvrages s’inspirant, sous couvert de la fiction, de faits divers récents. Pour Mme Françoise Chandernagor et « Le Figaro littéraire » de « l’affaire Godard », pour M. Marc Weitzmann de « l’affaire Turquin », pour M. Paul Smaïl de « l’affaire Rezala ». Après la condamnation intervenue au printemps dernier de M. Mathieu Lindon, qui avait mis en scène le président du Front national dans un roman, ces incidents ont inspiré à M. Michel Houellebecq, auteur des « Particules élémentaires », un pamphlet intitulé « La privatisation du monde », à paraître à l’automne [7].
Il ne s’agit en l’espèce que de l’illustration la plus visible d’un processus bien plus étendu d’instrumentalisation croissante du droit, et de droits renvoyant à la sphère de la régulation commerciale, par des acteurs qui prétendent contraindre par ce biais la liberté d’expression. Et témoignent pour ce faire d’une surprenante inventivité procédurale. Dont la conséquence immédiate est que leur action soustrait au débat démocratique le « bien commun » qu’est la liberté d’expression, dont la définition même, et les contraintes qu’elle se voit désormais imposer, sont édictées par des instances dont l’action apparaît en l’état fort peu susceptible d’être contrôlée par les citoyens, leurs représentants démocratiquement élus, et la société civile.
En la matière les exemples abondent qui témoignent de la montée en puissance de ce nouveau paradigme. Car ce sont bien les « droits patrimoniaux » qui apparaissent comme les vecteurs privilégiés d’inédites et fort surprenantes nouvelles modalités de « régulation » de la liberté d’expression. Une rupture dont la singularité s’inscrit par ailleurs dans le développement lui aussi de plus en plus massif de procédures « d’arbitrage » privées qui dénient aux juridictions traditionnelles le soin de trancher les conflits commerciaux opposant, le plus souvent à l’échelle internationale, des entreprises mondialisées. C’est une procédure d’arbitrage de ce type qui a été à l’origine de la saisie momentanée cet été, ensuite exercée par différentes juridictions françaises, des avoirs de la Fédération de Russie sur le territoire français. Dont celle du Sedov, navire-école russe qui participait à la rencontre « Brest 2000 ».
Ainsi du droit des photographes à exercer leur métier, ouvertement battu en brèche depuis plusieurs années par des particuliers, des institutions, des entreprises, voire même l’Etat, qui leur contestent, avec succès, devant les tribunaux, au nom de la vie privée et du droit de propriété, la faculté de publier tout cliché n’ayant pas reçu leur aval préalable, et dont la publication pourrait ou devrait entraîner une rémunération quasi-automatique des ayant-droit du « droit à l’image » ainsi invoqué. En ce domaine la situation ne cesse de se détériorer et menace gravement le concept même de photo-journalisme. Les propriétaires de parcelles agricoles situées sur les contreforts d’un volcan du Massif-Central ont ainsi pu s’opposer à la prise de tout cliché de leurs propriétés. Incident qui a déclenché il y a quelques mois une très forte mobilisation des photographes de presse. Pour M. Ivan Levaï : « De dérive en dérive, un nouveau personnage s’est inscrit dans la chaîne de l’information : le juge. Les juges ont tout fait pour discréditer l’homme politique et avoir un droit de vie et de mort sur les journaux. On va vers un arbitraire absolu des juges. » [8].
Mais là encore, les termes mêmes du conflit, et ses enjeux, renvoient à un espace de délibération ressortissant peu ou prou de l’« agora ». La résolution des différends interviendra après que les instances judiciaires traditionnellement compétentes en la matière aient tranché, au vu des arguments que pourront y faire valoir les parties concernées. Plus surprenant assurément, une initiative très controversée de la Commission des opérations de bourse, intervenue au printemps dernier. Mme Nazarine Ravaï, journaliste économique au Figaro, publiait dans les colonnes de ce quotidien un article évoquant la stratégie d’un important groupe industriel français. Ceci deux jours avant l’annonce officielle de ces décisions par ledit groupe. Quelques jours plus tard deux représentants de la Cob, organisme de régulation qui s’est vu attribuer par l’Etat d’importants pouvoirs d’investigation, tentaient de se faire communiquer, dans le cadre d’une quasi-perquisition effectuée dans les locaux du quotidien, les carnets de notes de Mme Ravaï. Demande à laquelle M. Chaisemartin, PDG de la société éditrice du Figaro, opposera un refus sans équivoque. Mais il apparaît que le groupe industriel concerné avait fait valoir auprès de la Cob que les informations publiées dans le Figaro avaient occasionné un grave préjudice à l’entreprise. Informations que le groupe estimait avoir pu être recueillies par la journaliste auprès de représentants syndicaux, à qui l’entreprise aurait divulgué ces informations, dans le cadre des communications légales prévues dans le fonctionnement des institutions représentatives du personnel. Il apparaît donc que les « intérêts supérieurs » de l’entreprise concernée ont pu légitimer des investigations conduites par des représentants d’une autorité de régulation boursière auprès d’une journaliste. On peut redouter que cet argumentaire ne préfigure le déploiement massif de nouvelles modalités d’encadrement de l’information, légitimées par l’impératif catégorique de la préservation des intérêts patrimoniaux qui se considéreraient lésés par l’activité de journalistes, dont le métier est pourtant d’informer leurs lecteurs... Et ce sont ici les modalités d’intervention des représentants de la Cob, au même titre que leur démarche, qui sont dignes de retenir l’attention.
Dans un registre voisin, le Tribunal de commerce de Paris confirmait le 4 septembre dernier la création, intervenue il y a quelques mois, d’une chambre « consacrée au multimedia et à l’internet. » Aux dires de M. Jacques Peskine, l’un des sept juges de la huitième Chambre du Tribunal de commerce de Paris : « Bientôt toutes les chambres du Tribunal de commerce seront amenées à juger ce genre d’affaires, car les nouvelles technologies auront complètement pénétré l’économie. » Le traitement des affaires s’en trouve accéléré, une procédure prenant de quelques semaines à quatre mois, selon M. Jacques Peskine. Or, ici aussi, insidieusement, des procédures ayant trait à la liberté d’expression, au sens large, sont désormais mises en œuvre par le Tribunal de commerce. C’est ainsi qu’elle a eu récemment à trancher d’un différend relatif « à un problème d’engagement en matière de transport de données sur Internet. » Ou à statuer « sur des cas de concurrence déloyale, avec un bureau d’étude lié par une clause de non-concurrence et qui ne la respecte pas. Un autre cas lié à l’internet tournait autour d’un magazine en ligne dédié au tennis. Comme il n’y avait aucune précaution contractuelle au départ, il y a eu des conflits lorsque l’équipe s’est séparée et que chacun a voulu garder le concept. » [9].
Ces nouvelles modalités de régulation, judiciaires comme para-judiciaires, font fréquemment appel aux concepts de « clause contractuelle » et « d’accords de confidentialité », réputés être des instruments pertinents dans le cadre de différends qui peuvent aussi toucher à la liberté d’expression. C’est en fait toute la logique implicite de cette « nouvelle régulation » de la liberté d’expression par des intérêts strictement marchands qui s’exprime ici.
Les agents de l’état peuvent être, de longue date, liés par le devoir de confidentialité pour des raisons de sécurité nationale, ou afin de garantir aux citoyens que leurs dossiers et demandes demeurent confidentielles. Mais les industries privées ont adopté depuis plusieurs années ce principe, en imposant à leurs employés des contrats de confidentialité. Aux États-Unis, dès 1988, 1 455 430 employés du secteur privé, essentiellement dans les industries travaillant pour la défense nationale, avaient dû signer ce type d’engagement. Dès 1991 la Columbia Journalism Review soulignait que : « Cela représente un glissement notable, sinon largement ignoré, dans l’équilibre des forces au détriment des corps législatifs et du peuple, et en faveur d’un pouvoir exécutif de plus en plus secret. » [10].
Illustration toute récente de cette dérive en France. Le libraire en ligne américain Amazon y a imposé, non seulement à la centaine de salariés qu’il a recrutés, mais à toutes les personnes ayant postulé auprès de sa future filiale française, la signature d’un engagement de confidentialité. Il leur interdisait de révéler à qui que ce soit, et sous quelque forme que ce soit, non seulement les informations qui auraient pu être portées à leur connaissance, mais jusqu’au fait même qu’ils aient pu être en contact avec la future filiale hexagonale d’Amazon... Aucun média n’a donc pu offrir à son public la moindre information sur l’arrivée d’Amazon en France, lors même que cet évènement s’inscrit dans le cadre de débats de fond, relatifs à l’avenir de l’édition. Et donc à la liberté d’expression...
Tout récemment aussi, un opérateur de télécommunications, le fournisseur d’accès Onetel, a obtenu le 30 août dernier, dans le cadre d’une procédure en référé, la fermeture de sites personnels créés par des internautes mécontents, semble-t-il à juste titre, des prestations que s’était contractuellement engagé à leur livrer ledit opérateur. Le Tribunal ayant considéré que les contestataires occasionnaient un grave préjudice commercial à l’opérateur.
Autre manifestation de l’inventive compulsivité procédurale dont font montre les tenants de « l’information-marchandise », la décision rendue le 9 juin dernier par le Conseil de la concurrence [11]. Une société du même nom l’avait saisi au motif qu’elle s’était vu refuser par l’Afnic (Association française pour le nommage en coopération), l’enregistrement du nom de domaine « concurrence.fr », ce qui constituait à ses yeux un abus de position dominante. Sur ce point le Conseil a débouté la société plaignante. Mais ce n’est pas le plus important. La même société Concurrence reprochait aussi à plusieurs annuaires et moteurs de recherche de « tromper les utilisateurs », tant en ne les informant pas des critères, sélectifs, qu’ils utilisent pour édifier l’architecture des listes de sites qui leur sont présentés, qu’en manipulant des codes secrets, les « metatags », qui permettent de mettre particulièrement en valeur certains sites, moyennant rémunération versée à l’annuaire ou au moteur de recherche. Là encore la plaignante, la société Concurrence, a été déboutée par le Conseil éponyme. Au motif, notamment, que « la fonction d’annuaire ou moteur de recherche sur internet ne peut être tenue pour indispensable à la rencontre de la demande émanant du consommateur et l’offre de produits et services vendus sur internet. » (sic). Sans entrer dans le détail de controverses juridiques complexes, il n’en demeure pas moins, qu’à nouveau, un débat fondamental pour la liberté d’expression est « régulé » par une instance dont les décisions s’imposent aux différents acteurs concernés, sans que l’opinion publique ait pu prendre part à un débat majeur. En l’espèce, le Conseil de la concurrence prend acte que les acteurs dominants en matière de classement et hiérarchisation de l’information accessible sur les réseaux, soit les annuaires et moteurs de recherche, hiérarchisent leurs listes de sites, en fonction notamment d’une contrepartie financière à un référencement privilégié. En filigrane, c’est donc bien une question de toute première importance, et qui mériterait de connaître un vaste débat public, qui est « régulée » dans la plus grande discrétion, sur la base d’une jurisprudence qui ne retient aucun critère afférent à la sphère de régulation des libertés publiques - ici la liberté d’expression -, mais y apporte une réponse uniquement déterminée par des critères d’appréciation renvoyant au domaine de la police qu’exerce le marché, aux fins d’éviter de trop violents débordements du « renard libre dans un poulailler libre »...
Plus anecdotique en apparence, la Française des Jeux, organisme para-public, vient d’assigner en justice à la fin du mois d’août dernier un éditeur de jeu d’argent sur l’internet. Au motif que le nom de celui-ci, « Bananaloto », reproduit la marque « Loto », propriété de la Française des jeux, et déposée à ce titre auprès de l’Institut national de la propriété industrielle. On peut ne voir qu’un lien ténu entre ce différend, motivé par l’insolent succès rencontré par « Bananaloto » auprès des internautes français depuis sa création au printemps dernier, et la liberté d’expression. Mais il témoigne aussi, à sa manière, de l’importance cruciale, stratégique, de l’expression d’une réalité commerciale, en l’espèce conflictuelle, dans l’espace « virtuel » des réseaux. Car là encore, un débat dont on pourrait considérer qu’il relève du « bien commun », à savoir la licéité d’un jeu d’argent, échappe à l’espace public pour être tranché par une instance qui privilégiera, à toute autre considération, des arguments de « droit commercial ».
Mais l’exemple le plus éclairant d’une logique qui voit clairement l’intérêt patrimonial contraindre la liberté d’expression, précédemment régulée par des instances ayant constitutionnellement compétence à trancher de questions relevant des libertés publiques, est peut-être celui des poursuites qui viennent d’être engagées à New-York par les détenteurs d’actions d’une « start-up », victimes des conséquences d’une malversation commise par un jeune étudiant désargenté. L’agence Reuters annonçait le 1er septembre dernier qu’un peiit porteur américain portait plainte contre les sociétés Bloomberg, spécialiste mondial de l’information financière et son partenaire, l’agence Internet Wire, qui avaient diffusé un faux communiqué de presse ayant entraîné la chute du cours de la société Emulex Corp. M. Ron Hart, qui a perdu 15 000 dollars dans l’affaire, a déposé une plainte, au civil, contre les éditeurs précités pour « dissémination imprudente d’informations fausses et trompeuses. » Le titre Emulex, un constructeur d’équipements de réseaux, avait perdu une semaine plus tôt 50% de sa valeur - soit près de deux milliards de dollars -, en quelques heures, et après la diffusion d’un faux communiqué de presse alarmant sur la santé de l’entreprise. Communiqué affirmant que la société avait été contrainte de re-formuler ses comptes, qu’elle était sous le coup d’une enquête de la SEC (Security Exchange Commission), l’autorité de contrôle boursière américaine, et que son directeur général avait démissionné. Le FBI arrêtait le 30 août l’auteur du faux communiqué, ex-employé de l’agence Internet Wire, qui avait réalisé un bénéfice frauduleux de près de 250 000 dollars, en jouant l’action de la société Emulex à la baisse.
Quelques jours plus tard les agences Bloomberg et Internet Wire annonçaient un renforcement drastique de leurs procédures de validation de l’information qu’elles diffusent. Et M. Matt Winkler, rédacteur en chef de l’agence Bloomberg, s’interrogeait en ces termes : « Le problème c’est nous. Sommes-nous suffisamment rigoureux comme journalistes et rédacteurs ? La question tourne autour du discernement à l’égard d’une information, et non du recours à une source extérieure. » Une déclaration tout à fait normale en la circonstance. Mais cet incident doit aussi s’apprécier à l’aune des controverses et actions juridiques qu’il entraîne. Non pas tant un débat public sur les conditions de production de l’information économique et financière, qui le méritent pourtant, mais une action « au civil », visant à obtenir réparation financière d’un préjudice, certes incontestable. Le débat qui s’est ouvert s’inscrit donc immédiatement dans une logique de « réparation » patrimoniale, d’indemnisation du préjudice subi, qui supplante très largement dans les medias, et donc dans l’espace public, les interrogations de fond qu’il soulève tout autant quant aux conditions de production de l’information. Débat renvoyant lui-même à la liberté d’expression, comme enjeu démocratique fondamental.
Un type de glissement insensible, mais qui s’érige déjà en norme. Ainsi, comme en écho, un communiqué en date du 2 septembre dernier annonçait-il, fort opportunément, que la société américaine Webclipping, « spécialisée dans la surveillance des contenus publiés sur toutes les couches d’internet », s’apprêtait à commercialiser une nouvelle solution logicielle « qui alertera les entreprises abonnées au service dès que leur nom apparaîtra quelque part. » Objectif : lutter contre la désinformation professionnelle sur internet. Et, notamment, la nouvelle forme de délinquance économique qui consiste à publier des informations erronées sur une entreprise et ses activités. ». De très nombreux services de ce type sont déjà à la disposition des entreprises, qui peuvent désormais déployer des stratégies de communication extrêmement sophistiquées, à l’échelle mondiale. Et recourent elles-mêmes de plus en plus fréquemment à la désinformation, justifiée par la « guerre économique. »
Dans un contexte global de marchandisation croissante des échanges sur fond de dérégulation, l’information se voit de plus en plus clairement réduite au statut de pure marchandise. L’actuelle montée en puissance de « nouveaux modes de régulation » de la liberté d’expression et de la communication s’appuie sur de nouveaux instruments juridiques, qu’elle privilégie. Ce ne sont plus les garanties constitutionnelles classiques, et pas davantage les lois et réglementations spécifiques qui déterminaient l’usage et les limites de la liberté d’expression. Ils se voient désormais supplanter par des instruments juridiques axés sur la préservation d’intérêts strictement patrimoniaux : droit à l’image, droit des marques, droit de la consommation, droit de la concurrence, droit commercial, droit communautaire... Auxquels il convient d’adjoindre les pouvoirs que l’Etat a délégué à nombre d’organismes de régulation. Autant d’instruments encore très peu et très mal perçus, à fortiori maîtrisés, par les citoyens et la société civile.
Faute d’en mesurer l’impact, déjà très sensible, et de se donner les moyens d’exercer les pouvoirs qu’ils confèrent, les citoyens attachés à la défense de la liberté d’expression, enjeu fondamental de la démocratie, encourent le risque de voir les indispensables débats et régulations qui accompagnent l’évolution des conditions d’exercice de la liberté d’expression échapper à l’espace public de la délibération. Et la possibilité même d’exercice d’un débat aussi fondamental se dissoudre très bientôt dans « les eaux glacées du calcul égoïste. »