Un vent de panique souffle sur la tant célébrée Nouvelle Economie. Faillites en cascade, licenciements massifs, sarabande de « profits-warning », fusions et rachats accélérés, apparitions de « fonds vautours » qui se partagent les dépouilles, prévisions dantesques... Le sauve-qui-peut ne fait que débuter. Mais qui va payer la note ? A l’instar des précédents du Crédit Lyonnais ou de la bulle immobilière des années 90, le risque est grand que le contribuable ne soit de nouveau appelé à passer à la caisse. Alors que les lobbies font flèche de tout bois pour préserver leurs rentes de situation, l’Etat vole au secours des chantres du libéralisme à tout crin. Le grand rêve d’un Internet convivial, citoyen, démocratique, achève de se dissoudre dans « les eaux glacées du calcul égoïste. » Internet 2001 : l’année de tous les dangers.
2001, l’odysée de l’espèce
Le site américain Webmergers.com annonçait le 6 janvier dernier que 210 « dotcoms » US ont déposé le bilan dans le courant de l’année 2000. 66 en Californie, 20 à New York, 20 dans le Massachusetts, 10 à Washington, 9 au Texas... 46 faillites en novembre, 40 en décembre. Un milliard et demi de dollars avaient été investis dans les seules « dotcoms » qui ont disparu en décembre. Pour « pallier au manque de fonds », leurs dirigeants avaient misé, sans succès, sur les partenariats, fusions et alliances. Une tendance elle aussi identifiée en France par Opinion Way. Dans la même période en effet, 58% des dirigeants d’entreprises françaises de la Nouvelle Economie identifient les fusions et les alliances stratégiques comme « des clés essentielles de succès dans un contexte financier difficile » [1].. La consultation du dossier consacré par le Journal du Net aux start up en difficulté témoigne toutefois que la fusion ou le rachat espérés ne sont pas toujours au rendez-vous [2] :
« Je m’attends à un premier semestre douloureux pour les start-up dont le modèle n’est pas établi », confiait M. Bernard Maître, directeur associé chez Galileo Partners au supplément « Les Echos.net » du 8 janvier 2001. Sans doute celles dont les dirigeants n’auront pas appliqué les incontournables recettes de l’auteur, fort médiatisé, des « Business-models de la Nouvelle Economie », best-seller incontesté des années 1999-2000 dans toutes les écoles de commerce...
Avant de poursuivre en précisant que : « L’avantage réservé au premier entrant va jouer encore plus fort que par le passé car l’audience et le marché publicitaire sont tels que l’écosystême à du mal à soutenir plusieurs entreprises sur le même modèle. » Haut les coeurs ! Exception française oblige ! Lors même, soulignent « Les Echos.net », que « la crise sera certainement très sensible aux Etats-Unis, où il y a eu pléthore de nouveaux entrants (...), en Europe la débâcle devrait moins se faire sentir. » [3].
Mme Thérèse Torris, analyste chez Forrester Research, souligne doctement « qu’on n’y compte qu’une poignée de start-up (...) La poule aux oeufs d’or c’est fini. Mais il y a encore des opportunités extraordinaires. Le temps est le meilleur allié. Les gens viennent toujours à Internet et deviennent peu à peu des consommateurs. » [4]. On n’en attendait pas moins de nos amis de Forrester, grands experts es prophéties autoréalisatrices devant le Nasdaq... Leur optimisme à tout crin, c’est nouveau, est passablement tempéré par quelques figures de la « Gourou Net Team » hexagonale.
« Avec le recul, constate l’incontournable Bernard Maître, il y a eu ces deux dernières années deux grandes erreurs : celle de croire que l’apprentissage et l’usage d’Internet seraient rapides et, par ailleurs, qu’on pourrait facilement transformer une audience en dollars. » On nous aurait menti ? M. Maurice Khawam, responsable du fonds ETF Group en France, remarque pour sa part que : « les actionnaires ne sont plus prêts à financer les achats de clients (...) Dans tous les secteurs il va y avoir des gagnants, mais les mauvaises nouvelles vont arriver avant les bonnes. » [5].
Effectivement. Une dépêche de l’agence Reuters en date du dimanche 7 janvier 2001, annonce que « plus d’un tiers des sociétés Internet côtées au Nasdaq risquent de tomber en panne de trésorerie avant la fin de l’année. » Une étude réalisée par l’Institut Pegasus Research International auprès de 335 entreprises du secteur technologique, et publiée le 7 janvier par le magazine financier Barron’s, révèle que ces sociétés ont dépensé deux milliards de dollars au cours du troisième trimestre 2000. Montant identique à celui qu’elles avaient déjà dépensé au trimestre précédent. Reuters souligne que « Les 15 sociétés en tête du classement actuel de Barron’s devraient ainsi se retrouver à court de trésorerie dans leurs résultats du quatrième trimestre 2000. ».
Un capital à très haut risque
L’affaire semble sérieuse. À n’en pas douter, puisqu’elle affecte au premier chef la « pompe à phynances » : le secteur du capital-risque. Le même supplément « Les Echos.net » révèle ainsi que : « la performance moyenne des introductions en bourse est tombée au plus bas depuis treize ans (- 16% sur l’année 2000, contre + 212% en 1999.) Et qu’une centaine des ces introductions ont été reportées au quatrième trimestre 2000. (...) Résultat, le nombre d’introductions en bourse de sociétés américaines soutenues par le capital-risque a chuté de 256 à 199 d’une année à l’autre (...) Les fonds levés n’ont représenté que 18 milliards de dollars au quatrième trimestre 2000, soit seulement 17% des 105 milliards de dollars levés pour l’ensemble de 2000, selon les chiffres compilés par Venture Wire. » [6].
L’équivalent européen de la « National Venture Capitalist Association » américaine, l’EVCA (European Venture Capitalist Association), « ne donnera pas de chiffres immédiatement ». Mais « la société Initiative Europe, spécialisée dans les bases de données sur le capital-risque, a déjà réalisé un premier pointage. Basés sur une comparaison du total des fonds levés sur une période de douze mois, ses chiffres montrent qu’en Europe aussi l’envolée des premiers mois de l’année a été suivie par un tassement puis un recul dès novembre. En amont le montant levé est passé de 30 milliards à 28,5 milliards d’euros entre fin avril et fin novembre 2000. » [7].
Résultat : « les fonds de capital-risque ont laissé des plumes dans la chute des valeurs technologiques en 2000. » On s’en doutait un peu. Mais sans doute n’a-t-on pas encore pleinement mesuré l’ampleur des dégâts... « En plus de ne pas pouvoir revendre leurs parts au prix fort, les investisseurs ont du rajouter un nouveau tour de table dans les sociétés dans lesquelles ils continuent de parier (...) Mais ceux qui ont choisi d’introduire leurs protégés en Bourse au plus mauvais moment y ont peut-être encore davantage perdu de plumes (...) Le risque est d’autant plus fort que les pactes d’actionnaires incluent généralement une clause de verrouillage de 180 jours : pour les introductions effectuées durant les 6 derniers mois de la correction boursière, ils ne pouvaient donc pas sortir du capital (...) Certains investisseurs ont aussi négocié une clause les autorisant à vendre leurs parts si le cours atteignait un certain prix pendant un certain temps. Du fait de la chute des cours, ils n’ont donc pas pu se désengager, indique Mme Madelyne Byrne, de la banque d’investissement Thomas Weisel, qui dispose de 1,3 milliards de dollars aux Etats-Unis. (...) M. Antoine Cahen, « business-angel » et co-fondateur d’Alapage, estime lui que « les capital-risqueurs vont sans doute avoir tendance à négocier des délais de sortie du capital plus courts. Mais surtout, rappelle-t-il : la chute des valeurs Internet a des conséquences souvent graves pour les sociétés non côtées qui bouclent un refinancement. Leur valorisation est parfois inférieure à celle du premier tour de table. Cela pose des problèmes de négociation et de comptabilité parfois inextricables. » [8].
Fusions : fin de partie
Mais ce n’est pas tout. « L’euphorie des fusions et acquisitions appartient au passé. » Le Monde du 4 janvier 2001 titrait ainsi une enquête consacrée à la « diminution des grands mariages d’entreprises. » Cette fois c’est l’une des plus florissantes activités du secteur bancaire, dopée elle aussi par la Nouvelle économie, qui enregistre à son tour une subite désaffection. « La baisse de la bourse, et notamment du Nasdaq, rend les actionnaires de plus en plus réticents. Les banquiers d’affaires, dont les rémunérations ont atteint des sommets, se préparent à des lendemains difficiles. » [9].
(...) « Selon l’agence d’informations financières Bloomberg, le montant total des transactions réalisées à travers le monde serait de 2990 milliards de dollars, en recul de 15% par rapport au record de l’année 1999, tout à fait exceptionnelle avec 3530 milliards de dollars d’opérations (...) Selon Bloomberg, entre le 1er octobre et la fin décembre 2000, le volume de transactions a chuté de 44% par rapport au premier trimestre de l’année. » (...) « Le ralentissement pourrait se poursuivre en 2001. (...) Les investisseurs sont plus sceptiques sur les capacités des entreprises à réaliser des économies de coûts et les progressions de revenus qu’elles annoncent. Dans un marché euphorique, les analystes valorisent immédiatement ces synergies. Dans un contexte plus hésitant, ils attendent, explique M. Michel Zaoui, responsable des fusions-acquisitions pour l’Europe chez Morgan Stanley Dean Witter. » (...) Face à ces incertitudes, les financiers ne fanfaronnent pas, surtout à New York ou à Londres, où les rémunérations et les bonus se sont envolés. Le retournement, s’il se confirme et se révèle durable, sera difficile pour l’industrie bancaire : il n’y a aucune chance pour que ça se passe de façon douce compte tenu du nombre de banquiers qui ont été recrutés depuis dix-huit mois et du prix auquel ils l’ont été. À un moment ou à un autre, il y aura des corrections d’effectifs, appréhende l’un d’entre eux. » [10].
Grande réclame sur la publicité
Inévitablement, les autres « grands gagnants » de la ruée d’hier vers les « jeunes pousses », les agences de publicité, subissent elles aussi le contrecoup, sévère, de cette chute abyssale. Ainsi 01 Net annonçait-il le 8 janvier que « Les charrettes (sont) la nouvelle tendance de la publicité en ligne. » Et d’énoncer les licenciements déjà effectués chez les « grands de la réclame sur le Net : 100 chez MessageMedia, 50 chez RealMedia, 300 chez 24/7 , au moins 100 chez Doubleclick... Dernier en date, Engage, qui regroupe les activités publicitaires de l’incubateur CGMI, lui-même en difficulté : 550 licenciements, soit la moitié des effectifs.
« Finie l’époque où l’étudiant tout frais émoulu de HEC fêtait les millions de sa start-up en engageant des campagnes de pub pharaoniques. Les levées de fonds sont désormais dévolues au développement de la société. (...) En 1999 les annonceurs étaient avant tout des start up, juge M. Lionel Segard, directeur général pour la France de 24/7. En 2000, 30% des clients provenaient d’industries traditionnelles. Et sur le début 2001, nous dépassons les 50% (...) Pour les acteurs du monde de la pub en ligne, 2001 va donc consister à équilibrer la perte des start up par une éventuelle montée en puissance des grands groupes. (...) Elle leur permettrait de compenser la chute des start up et de leurs communications surdimensionnées. Mais ils devront affronter une difficulté supplémentaire : ils se trouveront confrontés aux agences traditionnelles qui ne laisseront pas la voie libre aux acteurs venus d’Internet. » [11].
Les « vautours-capitalists » s’arrachent les dépouilles
Rien d’étonnant dans ce contexte - « destruction créatrice » oblige -, à ce qu’apparaisse une nouvelle génération de grands prédateurs : les « fonds vautours ». Comme leur nom l’indique, ces rapaces ont vocation à prospérer en extrayant de la « valeur ajoutée » de la charogne des « dotcoms » pas encore tout à fait enterrées. Ceci au plus grand profit des fameux dinosaures endormis de la « vieille économie » qui s’apprêtent à croquer à belles dents, et pour un prix dérisoire, jusqu’aux plus célèbres « dotcoms » d’hier, qui ont tant donné la fièvre au Nasdaq...
Rien ne se perd, tout fait ventre ! On croyait avoir tout lu, tout vu, tout entendu quand l’avenir radieux des « entreprenautes » faisait perdre la tête aux medias, aux financiers, aux politiques... Nous n’avions en fait encore rien vu...
« La débacle des jeunes pousses Internet ne fait pas que des malheureux. Leur agonie génère un marché juteux pour les liquidateurs et les financiers spécialisés attirés par « l’odeur de l’échec ». Etrangers au secteur il y a moins d’un an, ces oiseaux de mauvais augure sont en train de devenir des acteurs réguliers de la net-économie, indésirables, mais souvent nécessaires à l’écosystême. (...) Pour M. Keith Shapiro, avocat d’affaires américain, le carnage ne fait que commencer : nous allons voir cette année les grosses « dotcoms », celles qui ont une vraie activité commerciale et des liquidités, déposer leur bilan. (...) Certains m’appellent le croque-mort, mais je ne suis que le plombier, plaisante-t-il. Mon but est d’obtenir le plus rapidement possible le plus d’argent possible pour les actifs des entreprises que je représente. (...) M. Shapiro conseille aussi les capital-risqueurs occupés à faire le ménage dans leurs portefeuilles sur le choix des investissements à soutenir et ceux dont il vaut mieux se débarasser : ils sont amenés en ce moment à prendre des décisions de vie ou de mort.
(...) Pour M. Tim Miller, président de Webmergers.com, société d’analyse et d’étude sur les fusions et les acquisitions de sociétés Internet : « Un élément capital de la stratégie des vautours à l’égard des « dotcoms » est leur anticipation d’une amélioration des marchés financiers d’ici à 2 à 3 ans. » [12].
« M. James Nesfield, créateur de FuckedCompany.com propose sur ce site la liste des « dotcoms » défuntes ou en péril. Moyennant une prise de contrôle des sociétés, il les aide à restructurer leur dette et effectue des consolidations. Dans les cas les plus désespérés, il achète les actifs pour une faible part de leur valeur. (...) En contact avec des investisseurs internationaux, dont il n’indique pas l’identité, il attend son heure en espérant que sa patience paiera (...) Sa stratégie : laisser d’autres acheter les entreprises qu’il convoite et les regarder s’épuiser à injecter des fonds, jusqu’à la prochaine vente, inévitable (...) Je veux être le dernier propriétaire, explique-t-il. La mariée doit souffrir pour être belle, et lorsqu’elle sera belle pour moi, ses souffrances seront largement derrière elle (...) Mon rêve c’est d’acheter Yahoo ! Ils seront à 5 dollars par action d’ici à deux, trois mois, ce qui est largement au-dessous de leur valeur réelle. » [13].
Pour sa part, M. Patrick Byrne est le PDG d’Overstock.com. Sa société achète, à un tiers de leur valeur en moyenne, les surplus ou les inventaires de sociétés en péril, et les revend directement via Internet aux consommateurs en dessous des prix de gros... « La plupart nous considèrent comme des héros, déclare-t-il. Quand on va les voir, ils viennent de passer plusieurs mois à tirer le diable par la queue, ils ne peuvent plus payer leurs factures, et ils n’ont plus rien, si ce n’est un énorme inventaire sur les bras. Ce qu’ils veulent c’est tourner la page et passer à autre chose (...) Je veux être le poisson-chat terré au fond, mieux, la bactérie dans l’estomac du poisson-chat (...) M. Byrne rappelle que l’économie traditionnelle représente pour les liquidateurs un marché de plus de 50 milliards de dollars. Le cabinet d’études américain Forrester Research anticipe que le marché des liquidateurs en ligne atteindra 52,6 milliards de dollars en 2002... » [14].
La France rattrape son retard
S’il est un domaine où l’Hexagone, les yeux de ses « wonder-boys » rivés sur le Nasdaq, rattrappe son fameux « retard » à vitesse grand V, c’est bien celui du naufrage annoncé de la « so call » Nouvelle Economie. Qu’on en juge...
Gaillardement titré « Quand les start up se fédèrent pour passer le cap » [15], un article de l’incontournable Journal du Net, en date du 8 janvier, attaque très fort. « Il faut arrêter de se voiler la face, lance M. Antoine Bloch, PDG d’Oraos, site dédié à l’art. Le marché de l’Internet, que chacun attendait il y a un an pour le début de 2001, n’est pas au rendez-vous. Aujourd’hui, comme beaucoup d’autres start-up, nous avons juste quelques mois de visibilité devant nous. Si rien ne bouge, nous allons tous dans le mur. ».
Pour sortir de cette « spirale start-down », M. Bloch a « pris l’initiative de contacter ses concurrents afin de se fédérer. » Louable démarche saluée par M. Damien Sauer, chargé d’affaires en fusions-acquisitions chez MGT, société spécialisée dans les levées de fonds. M. Sauer soulève pourtant quelques objections : « La chute des valorisations laisse présager une arrivée en force de l’économie traditionnelle dans l’Internet. Pour survivre il faut donc faire partie des leaders (...) Mais attention, la fédération de start up n’est pas pour autant une recette miraculeuse, deux boiteux ne donnant pas quelqu’un qui marche bien. Il faut une vraie complémentarité dans les activités et une véritable entente entre les deux managements. » [16].
Douce litote ! Dans son supplément « Emploi » du 8 janvier 2001, le quotidien Libération dresse un tableau apocalyptique des fusions d’entreprise : « Elles se dévorent entre elles et les salariés trinquent. (...) Dans la course à la position dominante, la compétition est rude. Les batailles de pouvoir et d’ego font la une de l’actualité (...) Mais après le très médiatique combat des chefs, le silence retombe comme une chape sur une réalité moins glorieuse Celle des millions de salariés jetés dans la tourmente des restructurations. (...) Les salariés sont systématiquement négligés, observe Mme Rachel Amato, consultante en management. C’est vrai quand la fusion se résume à acheter des entreprises pour les revendre par appartements. La profitabilité de l’opération est liée aux réductions d’effectifs et ne bénéficie qu’aux actionnaires. Mais les salariés sont également sacrifiés dans les fusions qui relèvent d’une stratégie industrielle. Si la création de valeur est affichée comme finalité de l’opération, la réalité s’avère autre : aujourd’hui des études montrent que deux fusions sur trois ne créent pas de valeur, souligne M. Fabrice Traversaz, chercheur au Laboratoire sociologique du changement des institutions. » [17].
Les syndicats attaquent les start-up
Restructurations, acquisitions et faillites entraînent licenciements et conflits du travail à la chaîne. Longtemps absents, les syndicats français semblent décidés à investir un secteur très mobile, en plein désarroi. Car le tableau longtemps dépeint sous les traits idylliques du « funky business » tourne au cauchemar. Les gentils salariés qui ne comptaient pas leurs heures découvrent soudainement la dure réalité de relations sociales très souvent expéditives...
Envolées les descriptions dythirambiques de « la chouette bande de copains s’amusant à travailler dans une ambiance décontractée, en attendant les stock-options »... Ironiquement, l’amorce d’implantation syndicale doit beaucoup aux négociations sur les 35 heures, qui ont conduit nombre de dirigeants de « dotcoms » à solliciter l’aide des syndicats pour les mettre en oeuvre... [18]
Récession aidant, les conflits les plus « classiques » se multiplient depuis quelques semaines. Souvent à l’occasion d’une restructuration, avec son lot de licenciements ou de reclassements hypothétiques, parfois à l’autre bout de la France. C’est le cas pour les salariés du centre d’appels du fournisseur d’accès Freesbee, depuis son rachat par Liberty Surf. D’autant plus que c’est par le biais d’un communiqué de presse qu’ils ont appris ledit rachat le 27 octobre dernier [19]. Et ce n’est pas fini, puisque l’opérateur italien Tiscali a racheté Liberty Surf le 9 janvier 2001 !
Reste que cette amorce d’implantation syndicale, très classique quand un secteur d’activités nouveau rencontre ses premières difficultés, augure d’une très probable « longue marche », eu égard à l’abîme séparant la culture des salariés concernés et les modalités de régulation traditionnelles entre acteurs sociaux, que maîtrisent les syndicats.
Les « dotcoms » françaises qui résistent encore n’échappent pas au spectre des restructurations. Les fusions qui s’annoncent vont générer de nouveaux départs... Or, comme le souligne une avocate parisienne interrogée par Les Echos.net, « certaines start up, pressées d’amoindrir leurs coûts, ne licencient pas dans les règles de l’art : les dirigeants sont souvent jeunes et n’ont pas le recul d’une culture d’entreprise qui se plie au droit social. Il y a des abus : des pressions pour faire signer des documents ou signer des soldes de tout compte. Des lettres sont tendues de la main à la main, sans respect des délais légaux, et des motifs abusifs justifient parfois les licenciements. Dans un domaine où le bouche-à-oreille est roi, les salariés hésitent à se défendre. Les procédures légales sont souvent percues comme belliqueuses. De plus, étant jeunes, ils manquent d’expérience et d’ancienneté. En deçà de deux ans d’ancienneté, un salarié doit prouver que son licenciement lui porte préjudice. » [20].
« Ils rêvaient d’un autre monde »
La désillusion est sévère. Amertume, colère... Les témoignages se multiplient, qui attestent que la « descente » est brutale. Ainsi d’un ex-cadre licencié par la Webagency Orange Art : « La nouvelle est arrivée comme l’annonce du remboursement d’une carte Orange. Je ne m’y attendais pas. Les bruits de couloir ont circulé. Les gens sont allés s’enquérir à la sortie du bureau du directeur et attendaient comme aux résultats du bac, en se demandant, est-ce que je suis dedans, est-ce que je ne suis pas dedans ? » [21].
L’ancien directeur général de Spray France M. Thomas Fellbom, qui a démissionné de ses fonctions au mois de décembre, suite à la réorganisation de l’entité Lycos au niveau européen, laisse affleurer, au détour d’une interview très convenue : « Nous aurions rêvé d’autre chose pour la société, mais il faut savoir respecter les règles du jeu qu’impose une fusion. » [22].
L’un des membres du tout nouveau Comité d’entreprise de Freesbee confiait ainsi à Libération : « Pour nous, un CE, c’était les tickets-restaurant et les cadeaux de Noël. Et on se retrouve à défendre nos emplois... (...) On croyait qu’un salarié en CDI était intouchable. Surtout qu’on était tous motivés, on restait le soir pour travailler alors qu’on est aux 35 heures. On avait des relations amicales avec l’ancienne direction, et là, à la première fusion tout explose. » [23].
Mais ce sont peut-être les témoignages spontanés les plus inattendus qui dessinent en creux l’ampleur de la désillusion : « Je connais bien l’univers des start up, ces petites entreprises dorées promises à une rapide croissance. Un univers parfait, où le quotidien ressemble à un soap opéra : chips et coca à volonté, salles de gym dans les locaux, séance de relaxation à la fin de la semaine (le dimanche soir après le travail), argent virtuel à volonté (les fameuses stock-options), encore que... J’en sors, Ouf ! Et je reviens de loin. Moi qui croyais en un nouvel espoir, pour nous les jeunes (idiots ? naïfs ?). Moi qui croyais en une expérience magique, un laboratoire universel en pleine effervescence. Une chance unique d’avoir du travail facilement après de longues années où les jeunes étudiaient sans rien espérer, sans rien attendre de l’avenir, si ce n’est la perspective angoissante d’avoir à pointer à l’ANPE. Combien de mes camarades de cours ont mis des mois, de très longs mois, à trouver un petit travail, petitement rémunéré, qui ne leur plaisait pas, après de longues années d’études ? L’Internet, c’était la chance qu’on n’attendait plus. Celle qui ouvrait les vannes de l’espoir. Un avenir serein. Un passé fatiguant, j’en sors. Un passé étrange ? Un univers chaotique frôlant le névrotique. Un passé où chaque seconde était comptée. Une seconde, c’est du travail dans une start up ! Dans la journée il y en a des secondes. Pas une minute pour déjeuner. Pas une pour vivre. Je n’ai rien vu venir. Tout allait trop vite. Mais je vous rassure, je vis. Depuis que j’en suis sortie, de la secte infernale. De la spirale. Et vous savez, je crois bien qu’une start up en vaut une autre. Je connais autour de moi d’autres personnes qui vivent dans une start up. Quand on entre dans une start up, c’est pour y vivre, plus que pour y travailler. » [24].
Les start-up au tribunal
Il n’y a pas que les salariés des « jeunes pousses » pour qui le réveil est brutal. Nombre « d’entreprenautes » ne se doutaient pas une seconde que leur aventure pourrait bien finir par leur coûter très cher. Jusqu’à leur valoir, le cas échéant, une comparution en justice...
La multiplication des faillites va conduire les créanciers des « jeunes pousses » à rechercher les responsables de la déconfiture, qui les laisse créditeurs de factures impayées. Douloureuse perspective. Tout autant que celle qui menace les investisseurs qui ont imprudemment soutenu des start up à la viabilité introuvable. Nombre d’entre eux pourraient sous peu être menacés d’actions en soutien abusif ou fautes de gestion. La notion de « soutien abusif » recouvre le maintien artificiel d’une activité irrémédiablement compromise. Il conduit à accroître le passif, et à créer une apparence trompeuse aux créanciers.
Pour l’heure, les délais requis après un dépôt de bilan, le temps nécessaire à ce que les créanciers fassent valoir leurs créances devant le mandataire-liquidateur, ne semblent pas avoir encore permis que de telles actions visent très directement dirigeants et investisseurs. Mais cela ne saurait tarder... Maître Marie-Laure de Cordovez, avocate, souligne ainsi que : « Le soutien abusif peut-être étendu aux investisseurs, voire même aux fournisseurs qui auraient consenti des crédits-fournisseurs trop importants. Gageons que pour des dépôts de bilan de start up laissant un passif important, le représentant des crénciers voudra faire payer les capital-risqueurs, car ces derniers ont de l’argent. » [25].
Un autre avocat, Maître Frédéric Steiner, prédit que : « les tribunaux de commerce auront à estimer dans quelle mesure les investissements étaient destinés à aider une start up à générer une activité rentable ou s’ils étaient purement spéculatifs. » [26].
En écho, M. Patrick de Giovanni, président de l’Asociation française des investisseurs en capital (AFIC), et directeur associé d’Apax Partners, souligne que « la question de savoir s’il y a soutien abusif ou non devrait être appréciée en fonction de l’aggravation ou non du passif entre les différents tours de financement. Si le passif existant au dépôt de bilan est inférieur ou égal à celui qui existait avant un nouveau financement, le capital-risqueur ne pourra pas être poursuivi. En revanche, s’il y a un accroissement de passif, il aura sa part de responsabilité. » [27].
On conçoit que les mises en garde se multiplient ! Sauf qu’il est peut-être un peu tard pour nombre de jeunes et moins jeunes « aventuriers » dopés au Nasdaq... Maître Daniel P. Kahn, avocat au cabinet Kahn & Associés, multipliait ainsi les conseils de prudence dans un « Forum » publié le 8 janvier dans Les Echos.net. Gare aux amis complaisants qui auront accepté les yeux fermés de figurer à un Conseil d’administration auquel ils auront oublié de participer... Le réveil sera brutal [28].
Ceci quand bien même le Tribunal de commerce de Paris à annoncé, à la mi-décembre dernier, la création d’une chambre spécialisée dans les nouvelles technologies. Cette initiative est réputée « permettre de trouver des solutions de « plans de sauvetage » pour les start up en difficulté, afin d’éviter, notamment, le redressement judiciaire.
Quand on a à l’esprit l’interminable succession de scandales qui ont entâché le fonctionnement de la justice consulaire depuis des années, et qui ont conduit à un projet de réforme drastique de l’institution, qui n’a d’ailleurs toujours pas été mis en oeuvre, les séances de cette nouvelle chambre spécialisée promettent d’être hautes en couleurs... (Une webcam sera bienvenue !).
Bercy au secours des start-up !
Sans doute la situation a-t-elle été jugée suffisamment préoccupante pour que le ministère de l’Economie des Finances et de l’Industrie ne sorte de sa légendaire réserve pour annoncer le 5 janvier dernier une mesure ahurissante, exorbitante du droit commun. La Direction Générale des Impôts vient en effet d’annoncer qu’elle allait « faciliter les tâches fiscales des "jeunes pousses" ».
« Dorénavant, les start-up auront un interlocuteur identifié au sein de leur direction des impôts. Nous espérons que les jeunes entreprises rentreront ainsi dans une relation de confiance avec le fisc, qui fera son possible pour accélérer les procédures, notamment le remboursement de la TVA », explique M. Dominique Gibrat, directeur de la communication de la Direction Générale des Impôts.
Ce traitement de faveur a pour objectif de réduire au maximum les délais de remboursement des crédits sur la TVA (taxe sur la valeur ajoutée), non imputable des jeunes pousses. En effet, selon la Direction Générale des Impôts, là où la TVA représente une somme acceptable pour une entreprise qui réalise un chiffre d’affaires digne de ce nom, elle devient un réel fardeau pour une start-up qui concentre son énergie sur son développement, donc sur l’investissement.
« Il faut six à neuf mois pour être en ligne, commencer à générer du trafic et voir frémir son chiffre d’affaires. Pendant ce temps là, les start-up doivent payer la TVA à leurs fournisseurs. », explique M. Jérôme Traisnel, président de Freever, société qui propose une interface de chat sur téléphone mobile.
Il ajoute : « L’année dernière, Freever a déboursé 600 000 francs en TVA. Cette somme représentait environ 15 % de notre trésorerie d’alors. Total : c’est l’étranglement pour une start-up qui a toujours un besoin urgent de liquidités. »
Le problème réside essentiellement dans la lenteur et de lourdeur de la procédure de remboursement. La direction des impôts estime les délais à deux mois. Pourtant, l’expérience montre que le remboursement prend parfois beaucoup plus de temps : « Dans la société où je travaillais avant, le fisc a mis sept mois à nous rembourser la TVA. » raconte M. Yoann Poupinet, directeur financier d’ eQuesto, site d’experts en ligne.
Même son de cloche du côté de Tradorama, site de vente de produits destockés pour l’entreprise. M. Bernard Grouchko, son président, s’insurge : « Il faut six à neuf mois pour voir un remboursement. Pour la vie d’une start-up, c’est monstrueux. »
La procédure est d’autre part très lourde : « Je suis convaincu que beaucoup de start-up ne récupèrent même pas leur TVA parce qu’ils ne savent pas comment faire. Les créateurs de la nouvelle économie sont souvent jeunes. Ils n’ont pas l’habitude de l’administration et pour eux, c’est très facile de s’y perdre », ajoute M. Bernard Grouchko.
Les chiffres viennent confirmer cette impression. M. Dominique Gibrat donne l’exemple d’une direction des impôts où, sur 47 entreprises créditrices, 9 seulement ont fait une demande de remboursement de TVA. Mais il explique ce phénomène par une habitude française : « Cette tendance à ne pas vouloir s’occuper des formalités est un trait national, que l’on rencontre aussi chez les artisans ou chez les agriculteurs. Les hollandais et les anglais sont très différents dans leur rapport à l’administration. »
Si la mise en place du dispositif porte ses fruits, la Direction Générale des Impôts pense étendre le système des correspondants de start-up à tout le territoire. Reste une question de fond : pourquoi les jeunes pousses de la nouvelle économie et pas les autres PME qui auraient, elles aussi, bien besoin d’un coup de pouce ?
Pour M. Dominique Gibrat, les start-up sont structurellement conditionnées par la vitesse : « Dans la nouvelle économie, ce sont les entreprises rapides qui l’emportent sur les lentes. Dans l’ancienne économie, les gros l’emportent sur les petits. C’est ce changement de paradigme qui nous a fait réagir. »
Si la mesure est généralement bien accueillie, certains acteurs de la nouvelle économie, comme Mme Sophie Januel, directrice administrative et juridique de Newsfam, considèrent que cette action est profondément injuste : « C’est une action discriminatoire. Si l’Etat peut décaisser pour cent start-up, pourquoi pas pour tous les artisans ? », demande-t-elle.
« Bien entendu, il faudrait avoir un correspondant pour tout le monde, se défend M. Dominique Gibrat. On est dans le pays de l’égalité, mais nous ne voulons pas rester les bras ballants. Il faut respecter et aider les start-up qui sont dans une situation objectivement différente des autres secteurs. »
Les recettes de la TVA se sont élevées, selon la Direction Générale des Impôts, à près de 700 milliards de francs en 2000, pour une recette fiscale totale de 1 500 milliards de francs. Si le système était effectivement étendu à toutes les sociétés, les caisses de l’Etat seraient moins pleines, le déficit budgétaire plus important, et l’économie française pourrait être considérée comme moins saine. Cet argument de la Direction Générale des Impôts renvoie à l’éternel problème de l’action isolée : faut-il ne rien faire au détriment de tous, ou faire un peu au bénéfice de certains ? [29].
Une agonie sous perfusion
Bercy semble décidément très préoccupé par le krach annoncé de la Nouvelle Economie, que ses différents responsables n’ont eu de cesse de porter aux nues depuis trois ans...
C’est par le biais d’un communiqué de presse du ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie que l’on apprenait le samedi 6 janvier la création d’une « Mission sur la Nouvelle Economie. »
« Elle succède à la « Mission commerce électronique », créée en 1997 par le ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie. Et est censée jouer un rôle d’anticipation et d’accompagnement des évolutions liées au développement des échanges électroniques. M. Laurent Fabius renouvelle son programme en élargissant toutefois les compétences de cette mission. Ce dernier point permettra d’ailleurs de mesurer l’impact du développement de l’économie numérique sur l’ensemble de l’économie.
Cette mission sera dotée d’un comité de pilotage, garant de son rôle de concertation, qui rassemblera des représentants du secteur privé et des directions du ministère. Elle sera animée par un secrétaire général, qui assurera le pilotage des groupes de travail et organisera l’activité quotidienne de la mission. Elle comprendra également six personnes à plein temps. Les objectifs de la mission seront d’impulser une réflexion prospective sur des sujets tels que le commerce électronique, la sécurité, la signature électronique, la monnaie numérique, la dématérialisation des marchés publics, la fiscalité ou les jeux en ligne. » [30].
La présidence de cette nouvelle « Mission » va être assurée par M. Henri Guillaume, Inspecteur des Finances, auteur d’un rapport remis quelques mois à Bercy.
Panique, lobbies et LSI
Le début de l’année 2001 étant décidément fertile en annonces, on apprenait simultanément la désignation de la Présidente du futur « Forum des droits sur l’Internet. »
M. Christian Paul, aujourd’hui secrétaire d’Etat chargé de l’Outre-Mer, alors député de la Nièvre, avait réfléchi à la mise en place de cet organisme de concertation, dans son rapport : « Du droit et des libertés sur l’Internet : la corégulation, contribution française pour une régulation mondiale ».
« Destiné à améliorer l’ information du public et à ouvrir un espace de dialogue et de réflexion pour tous les acteurs de l’Internet, sa présidence a été confiée à Mme Isabelle Falque-Pierrotin, maître des requêtes au Conseil d’Etat, par lettre de mission du 14 décembre 2000, signée par le secrétaire général du gouvernement. »
On se souvient que cette instance, sans réel pouvoir administratif, prendra la forme d’un « Forum », où sont censées débattre, se concerter, les différents protagonistes du secteur de l’Internet. À la grande satisfaction de M. Jean-Marie Messier et de ses congénères, tous ardemment convaincus que l’Etat ne doit se mêler qu’à minima d’exercer un contrôle sur Internet, et la Nouvelle Economie. À l’exception bien sur des périodes critiques où le navire prend eau, et où l’on exige à grands cris dudit Etat qu’il ne vienne au secours des entrepreneurs malchanceux, comme on l’a vu ci-dessus...
Mais quelle signification accorder à cette rafale incessante d’annonces, à l’heure où la fameuse Nouvelle Economie se révèle être lourde de catastrophes annoncées ? (Du moins ici même.)
L’heure est grave. Les orages se dessinent dans la nuée.
Quand les medias classiques, après avoir porté aux nues la so call « Nouvelle Economie » deux années durant, égrènent jour après jour des annonces catastrophiques, les intérêts en jeu exigent que tout soit mis en oeuvre pour tenter d’éviter le désastre.
À quelques mois de l’examen de la future LSI (Loi sur la Société de l’Information), les lobbies les plus divers font flèche de tout bois pour sauver ce qui peut encore l’être. Ou plutôt pour nous convaincre, et convaincre les institutions concernées, que cette crise d’adolescence est passagère. Que l’avenir s’annonce radieux... Un avenir inlassablement dessiné aux couleurs des « Hauts débits » et du « Commerce électronique. »
Depuis l’été dernier une étrange mélopée sourd des forums, séminaires, colloques, sommets mondiaux de la Net-économie en folie : « Les hauts débits, les hauts débits, les hauts débits, les hauts débits, vous-dis-je ! »
En résumé : grâce à un maillage généralisé du territoire, offrant des connections rapides via l’ADSL, le cable, la Boucle Locale Radio, les internautes ne vont pas manquer d’entrer enfin dans l’âge adulte des réseaux. Celui du « rich media » et du commerce électronique à profusion, sur tous les types de terminaux imaginables : PC, téléphones mobiles 3G, assistants personnels, bornes publiques, etc...
Du coup, toutes les transactions possibles, même et surtout les plus inimaginables aujourd’hui, vont en un éclair rétablir les comptes d’exploitation catastrophiques de toutes les start up à l’agonie. Conférer aux opérateurs de télécommunications le statut de Crésus débordant sous le cash-flow...
L’économie deviendra enfin numérique. Les réseaux soutiendront, irrigueront jusqu’aux actes les plus infîmes de notre existence quotidienne. Nous prierons ensemble chaque jour, à des millions de reprises, devant les icônes de Vizzavi ou d’Orange...
J’exagère ? Consultez le programme de la prochaine rencontre qu’organise rituellement l’Isoc-France à Autrans dans les Alpes chaque année :
« L’Internet rapide pour tous : l’Isoc, NetLocal, eSanté Actu et Internet Actu vous attendent à Autrans, du 10 au 13 janvier 2001. Sous le patronage de l’Isoc-France et de la Fondation Internet Nouvelle Génération, ces journées passeront en revue toutes les technologies actuelles et futures du haut-débit (câble, ADSL, boucle locale radio, satellite, Internet mobile, GPRS et UMTS...) applicables aux mondes économique, territorial, éducatif, administratif, de la santé et des loisirs. »
Fuite en avant à haut risque
En dépit de cette nouvelle vague prophétique, les perspectives, hier encore radieuses, de l’Internet « adulte », enfin sécurisé, à haut débit, sont pourtant déjà elles aussi controuvées par d’empoisonnantes contingences...
Sur le plan de l’élaboration d’un nouveau cadre législatif, censé permettre à cet Internet « adulte » de se déployer, l’examen, tant de fois repoussé, de la fameuse LSI (Loi sur la Société de l’Information), dont M. Christian Pierret, secrétaire d’Etat à l’Industrie annonçait en novembre dernier qu’elle serait examinée au Parlement au cours du premier semestre 2001, s’annonce des plus mouvementé...
Dix avocats, spécialistes des Nouvelles Technologies de l’Information, viennent de dénoncer dans une « Lettre Ouverte » les incohérences des dispositions législatives adoptées jusqu’à présent. Et s’inquiêtent très vivement de certaines dispositions prévues par l’avant-projet de loi [31].
Après le remarquable article d’Arno* [32], consacré à la nouvelle bulle financière qu’ont créé les engagements financiers des opérateurs de télécommunications, qui ont du s’endetter dans des proportions considérables pour acquérir des licences UMTS, il n’est jusqu’à l’agence Reuters qui « officialisait » à son tour le 5 janvier dernier la « crise de l’UMTS. »
« Cinq groupes télécoms devraient survivre à la crise de l’UMTS. Une baisse du revenu moyen par utilisateur devrait provoquer des dégâts parmi les opérateurs de téléphonie mobile de troisième génération UMTS, et seulement cinq d’entre eux devraient survivre en 2008, selon une étude du cabinet spécialisé Forrester Research publiée vendredi.
Après avoir interrogé 26 groupes, il estime qu’aucun des nouveaux entrants UMTS, ceux qui n’avaient pas de licence de deuxième génération, ne pourra faire face à la crise.
"Le revenu moyen par utilisateur (ARPU), diminuera en moyenne de 15% en 2005, ce qui va conduire à un grand nombre de faillites et à une concentration du marché", explique l’analyste de Forrester, Lars Godell, en soulignant que seul l’effet de taille permettra de supporter les lourds investissements consentis et la faible profitabilité des opérations.
"Il y aura cinq gagnants. Vodafone, T-Mobil, France Télécom/Orange et BT Cellnet figurent parmi les vainqueurs certains, ces opérateurs ayant déjà une présence européenne significative avec un risque limité d’échec. KPN, Telefonica, Telecom Italia et NTT DoCoMo devront se battre pour être le cinquième survivant", affirme-t-il.
Pour Lars Godell, l’ARPU annuel devrait baisser de 15% entre 2000 et 2005 passant de 490 à 419 euros. »
Par ailleurs le gouvernement français, après l’avoir retardé depuis plusieurs mois, devrait enfin publier, avant la fin du mois de janvier, le décret d’application de la loi sur la signature électronique. Un systême censé authentifier, sécuriser et « éviter la répudiation d’un document électronique. » Il devrait donc permettre de promouvoir le commerce électronique entre entreprises - ce fameux Grâal tant attendu...
Sauf que... « Les conditions de mise en oeuvre de la signature électronique n’étant pas les mêmes dans tous les pays européens, l’universalité du systême n’est pas garantie. Une enreprise allemande pourra toujours refuser la signature d’un client français. Les différends devraient donc se multiplier. » [33].
Là encore les perspectives hier radieuses tournent subitement au cauchemar... D’autant plus que le marché de la certification électronique des transactions fait l’objet d’un conflit international extrêmement violent. Plusieurs entreprises américaines ayant déjà constitué un très inquiétant monopole en la matière. Entreprises dont la structure capitalistique, notamment, renvoie les scénarios des plus paranoïaques auteurs de S-F au rang de gentille bluette...
L’année de tous les dangers
La nouvelle fuite en avant des acteurs de la Nouvelle Economie inquiète nombre d’observateurs. Les grandes agences de cotations financières internationales ne cessent de revoir à la baisse la notation des conglomérats de telecoms, endettés dans des proportions considérables. Si considérables qu’elles commencent à peser sur les établissements financiers qui les soutiennent...
Le massacre des « dotcoms » ne fait que débuter.
À un peu plus d’un an de l’échéance de l’élection présidentielle, Internet n’est pas un enjeu central pour les candidats à ladite élection.
L’invraisembable désordre qui a prévalu jusqu’à présent à l’élaboration d’un cadre juridique de la future « Société de l’Information » va inévitablement s’intensifier.
Les lobbies les plus divers vont tout mettre en oeuvre pour tenter d’imposer leur vision d’un Internet ultra-sécurisé, seul à même de garantir, à leurs yeux, l’essor du commerce électronique dont dépend leur survie.
Eu égard à la panique qui empreint un peu plus chaque jour l’ensemble du secteur, les dispositions les plus attentatoires à la liberté d’expression, les plus antagoniques à l’émergence d’un Internet qui revêt d’autres atours que ceux d’un gigantesque supermarché dont la vie privée des clients alimente de gigantesques bases de données commerciales, vont se faire jour.
En conclusion d’une chronique récemment publiée à la une du quotidien Le Monde, M. Eric Leser, d’ordinaire mieux inspiré, concluait ainsi un article titré « La Nouvelle économie survivra-t-elle à l’an 2000 ? » :
« (...) Le principal défi de l’Internet aujourd’hui est celui de la sécurité, sans laquelle, par exemple, le commerce en ligne devient tout siplement impossible. « Pour vendre, les sites de commerce électronique dovent convaincre leurs clients qu’ils sont en sureté : c’est loin d’être fait aujourd’hui », explique Duncan McKie, le président de l’Institut de recherche canadien Pollara sur le site Globe and Mail. Il n’y a pas que les pirates et la fraude sur les cartes de crédit et les achats en ligne qui menacent la nouvelle économie. Les spécialistes de la lutte contre les virus de sociétés comme Symantec et Network Associates s’attendent à une multiplication cette année de virus encore plus dangereux capables de se transformer en fonction de l’environnement dans lequel ils évoluent.
Pour se développer, l’Internet ne peut plus rester un espace hors de toute loi et de tout contrôle. La nouvelle économie n’est pas mise en danger par un Big Brother, fut-il américain, mais par la multitude de petits délinquants qui agissent dans une totale impunité. » [34].
La vision d’un Internet ouvert, citoyen, démocratique, s’éloigne ainsi un peu plus chaque jour.
2001 l’année de tous les dangers ? On peut d’ores et déjà s’aventurer à prédire qui va payer la « facture numérique »...
Le contribuable-lambda, appelé à participer au sauvetage d’un « écosystème » à la dérive, dont la machine folle appelle déjà l’intervention de l’Etat, qui consent des dérogations fiscales ahurissantes aux tenants d’un ultra-libéralisme échevelé.
L’internaute-lambda, très bientôt traqué, identifié sans coup férir, à la moindre de ses incursions sur la Toile.
Le consommateur-lambda, très bientôt contraint d’acquitter des rançons considérables pour accéder à Internet. Seule issue prévisible à la faillite qui guette l’ensemble des opérateurs du secteur.
Si le pire n’est pas toujours sûr : « L’ancien n’est pas complètement mort, le nouveau n’est pas encore né. La lutte va être terrible. » (Antonio Gramsci.)