Tout va bien ! Ca a rarement été aussi bien ! Si l’on en croit Ignazio Visco, « économiste en chef à l’OCDE », « il y a plusieurs années que les perspectives économiques mondiales n’avaient pas été aussi bonnes [...] l’inflation devrait rester faible [...] le nombre de chômeurs pourrait baisser de plus de 2 millions dans la zone de l’OCDE [...] grâce au redressement vif et généralisé de l’activité économique en dehors de l’OCDE, la production mondiale pourrait augmenter d’environ 4% en 2000 et 2001 » (OCDE Observateur, 7 décembre 2000). Pour ceux qui douteraient du caractère éminemment idéologique d’une telle analyse, la conclusion est claire : « Les réductions d’impôts sont opportunes, dans la mesure où elles peuvent contribuer à augmenter le potentiel d’offre des économies. Tout relâchement de la politique budgétaire serait en revanche malvenu, compte tenu du dynamisme actuel des économies et du potentiel d’épargne limité. »
Dans le jargon néolibéral, personne ne se plaint jamais d’un crash boursier ou d’une récession. Au contraire, le néolibéral est fondamentalement optimiste. Un crash ne se résume pas, loin de là, à la destruction de milliards (et la mort d’entreprises et d’emplois), c’est au contraire un assainissement du marché : les mauvais disparaissent pour laisser la place aux bons. Une récession est, au pire, une « croissance négative ».
Après la chute du Nasdaq d’avril, puis la rechute de novembre, on entend toujours ces mêmes optimistes, apôtres d’un « marché assaini », du « pire qui est derrière nous », du « ça va repartir »... « [Certains analystes] croient en la possibilité d’une vive hausse du marché parisien d’ici à la fin de l’année. Les turbulences en provenance de Wall Street pourraient se calmer, espèrent-ils. » (Le Monde, 2 décembre 2000).
Je vais donc jouer ici les Cassandre, et expliquer pourquoi le pire est encore devant nous. Vous avez perdu vos petites économies sur le Nouveau marché cette année ? Rassurez-vous, c’était juste un amuse-gueule...
La bourse en panne
Sur l’année 2000, la bourse a réalisé une belle « croissance négative ». À l’heure où j’écris ces lignes, le Dow a perdu 7 % depuis le début de l’année, et le Nasdaq s’est effondré de 28 %.
Ce phénomène va transformer profondément l’attitude des investisseurs face à la nouvelle économie. Quand on espère une rentabilité du capital proche de 15 % (voir plus, la nouvelle économie ayant été « boostée » par les comportements spéculatifs), un recul de 30 % est plus qu’une mauvaise nouvelle. L’investisseur va naturellement se tourner vers des investissements plus rentables et plus sûrs.
Première tendance, les investissements se déportent hors des marchés boursiers. Par exemple, comme dans les années 80, sur le marché de l’immobilier : « Le taux de rentabilité brut annuel dans le neuf se situe souvent entre 5,5 et 7%. [...] Depuis plus d’un an, la valeur du foncier ne cesse de s’accroître, représentant dans certaines régions [...] jusqu’à 45 % du budget. » (Le Monde, « Acheter une maison pour la louer peut être un placement judicieux », 11 novembre 2000). Une rentabilité d’un peu plus de 5%, ça n’est pas mirobolant, mais toujours mieux qu’une bourse qui fait dans le négatif.
Sur les marchés boursiers, c’est l’ancienne économie qui sera privilégiée, d’autant qu’elle a désormais largement intégré les avancées technologiques (voir l’article de Pierre Lazuly, sur l’externalisation du secteur « Recherche et développement »). Cependant, les très grandes entreprises ont investi à grands coups de milliards dans le rachat des start-up, dont les rendements futurs sont totalement inconnus. De ce fait, les contrecoups de la nouvelle économie frapperont ces grandes entreprises progressivement, au fur et à mesure des annonces de « mauvais résultats », de « résultats inférieurs aux prévisions » qui ne manqueront pas d’apparaître dans les bilans des prochains mois. Citons (mais ça n’est qu’un exemple parmi d’autres) l’investissement de Bernard Arnault – LVMH – à hauteur de 520 millions de francs dans Ze Bank, dont l’introduction début 2001 est incertaine : « Après avoir englouti 480 millions d’euros dans 50 start-up, la structure d’investissement Internet du groupe Arnault se trouvait en panne de stratégie. L’arrivée de Suez Lyonnaise dans son capital devrait accélérer le "nettoyage" de son portefeuille de participations disparates » (NewBiz, « Europ@web sauvé des eaux par Suez Lyonnaise »).
Mais le phénomène le plus important est que les caisses de capital-risque sont vides. Le capital-risque est une petite partie du capital, réservée à l’activité spéculative. Son modèle principal, ici, a été de jouer sur le rendement du capital des start-up (investir quelques dizaines de millions et toucher quelques milliards à l’introduction en bourse). La chute de la nouvelle économie provoque deux effets :
dans l’immédiat, le manque de liquidités destinées à la spéculation ; on nous présente aujourd’hui des fonds de capital-risque plus « sages », en réalité les caisses sont vides ; « L’incubateur @Viso fait une pose dans ses investissements, mais dément vouloir mettre la clef sous la porte », ça n’est qu’un exemple ;
dans le futur proche, les créances douteuses qui ne seront jamais remboursées, c’est-à-dire les start-up qui, finalement, n’entreront jamais en bourse, accentueront encore le manque de liquidités. La lecture des informations du dernier mois est exemplaire : « Refroidi par la situation boursière actuelle, le Benchmark Group annule son entrée au Nouveau Marché de Paris. Il espérait par cette opération lever environ 11 millions d’euros. » (NewBiz, « Le Benchmark Group reporte son introduction en Bourse ») ; « L’éditeur de logiciels Mediapps devra encore attendre pour récolter les 360 millions de francs que devait lui rapporter son entrée au Nouveau Marché. Aucune date n’a été avancée concernant une nouvelle introduction » (NewBiz, « Mediapps reporte son introduction en Bourse ») ; le revirement stratégique de Bernard Arnault et de sa holding Europatweb à 500 millions d’euros (« e-Arnaud : fini de rigoler ! ») ; « Abandon de son projet de fusion, fin des rêves d’introduction en Bourse, fermeture de la filiale française... Epo.com multiplie les déconvenues. » (NewBiz, « Epo.com manque d’hormones de croissance »... L’ampleur des dégâts augmentera à chaque entrée en bourse avortée.
Bref, si les déboires boursiers n’ont pas encore totalement tourné au crash monstre, les liquidités destinées au capital-risque (fonds spéculatifs) ont fondu comme neige au soleil. Avant de voir repartir le marché « comme en 14 » (c’est-à-dire avec des croissances exubérantes comme en fin d’année dernière), il va falloir attendre que les investisseurs se refassent. On ne joue pas au casino quand on a des fins de mois difficiles...
L’impossible start-up rentable
Aggravant la difficulté d’une reprise, l’incompétence des start-up à gagner de l’argent.
Le « modèle IPO » a vécu. Toute l’activité des start-up était un vaste jeu de capital : une activité réelle qui importait peu, la rentabilité n’étant que financière, réalisée lors de l’introduction en bourse d’entreprises déficitaires mais « prometteuses ». Désormais les marchés veulent des entreprises rentables. Les start-up rejoignent ainsi les principes de l’ancienne économie : une entreprise rentable qui verse des dividendes, et qui ne se contente pas de voir son cours boursier augmenter du seul fait de sa notoriété.
Problème : personne ne sait faire ça.
Certes, il existe des entreprises rentables dans le secteur des nouvelles technologies. Elles sont même nombreuses. Mais nous parlons ici big bizness, pas de gentilles (et sympathiques) PME qui plafonnent à plusieurs dizaines de millions de chiffre d’affaires. La nouvelle économie réclame des entreprises qui, en quelques années, atteignent des capitalisations chiffrées en milliards (pour comparer, le secteur de l’édition, en France, représente au total un chiffre d’affaire d’un peu plus de 17 milliards de francs – tout un secteur d’activité qui ne vaudrait pas beaucoup plus que quelques start-up !).
Aucune entreprise ne peut, par sa seule activité, passer d’une valeur de zéro à quelques milliards en quelques années. Dans la nouvelle économie, le problème des compétences est encore plus aigu : ceux qui savaient monter des start-up (les petits HEC allaités au business plan fantaisiste) ne savent pas créer des entreprises rentables, et les patrons qui savent gérer des entreprises ne pigent pas grand chose aux réseaux.
De fait, les têtes commencent à tomber : les patrons de la nouvelle sont remplacés par ceux de l’ancienne. Après avoir débarqué le jeune patron d’Aucland, le directeur général d’Europ@web explique (NewBiz, 21 novembre 2000) : « Il était clair pour lui, comme pour nous, que la nouvelle dimension de l’entreprise et son internationalisation - Aucland est un leader européen des enchères entre particuliers - devait être menée par une personne qui ait une forte expérience managériale. Cela s’est passé chez e-bay. C’est un phénomène qui se généralise. » Autrement dit, quand ça devient sérieux, les wonder boys de la nouvelle économie ne sont pas compétents...
Même pour le cul, on ne sait plus comment gagner de l’argent : « On croyait que le charme était la meilleure recette pour gagner sur l’Internet, la division par deux du budget consacré au net par Playboy sonne comme une douche froide pour les parties chaudes du Web. » (TF1 multimédia, 11 décembre 2000).
Manque de patrons compétents, pas de recettes connues pour gagner de l’argent à grande échelle grâce au Web... si la nouvelle économie doit redémarrer, il reste encore à trouver avec quelles méthodes et quelles compétences.
Ensuite le ralentissement actuel aura des répercussions perceptibles dans le futur. Pendant le seconde moitié de cette année, les start-up ont disparu faute d’avoir réussi à boucler un deuxième tour de table pour cause du crash de début d’année : une bonne partie du ralentissement de la nouvelle économie s’explique par la raréfaction des entrées en bourse. Aujourd’hui, les start-up n’arrivent même pas à boucler un premier tour de table (c’est-à-dire à démarrer) : le rythme des entrées en bourse, qui excitent les marchés, va encore ralentir. Aucune entreprise n’est créée aujourd’hui pour alimenter le marché dans les mois et les années à venir.
Pour l’instant, tout cela ne signifie qu’une chose : pas de redémarrage fulgurant ; ça n’est pas très grave, il suffit d’attendre un peu (on vit très bien sans jouer au casino). Mais il y a plus inquiétant : tous les éléments sont réunis pour que la situation continue à s’aggraver.
Les banques plombées
Assiste-t-on à un phénomène comparable à celui de la crise immobilière des années 80 : des banques plombées par les créances douteuses dans un secteur hautement spéculatif ? Créances dont il faut attendre l’échéance pour pouvoir mesurer l’étendue.
En effet, avec la flambée spéculative, nombreux sont ceux qui ont emprunté auprès des banques pour investir dans le capital-risque. Quant aux grandes entreprises, c’est également vers les banques qu’elles se sont tournées pour acheter les fleurons de la nouvelle économie, distribuant généreusement l’argent prêté par les banquiers.
Déjà les inquiétudes apparaissent (discrètement) dans les médias.
Les banques européennes ? Selon JP Morgan, « Les plus exposées semblent être la Deutsche Bank (avec un coût potentiel du risque de 2,7 milliards de dollars), BNP Paribas (avec 2 milliards), ABN Amro et la Société générale (avec 1,6 milliard), le Crédit suisse (1,2 milliard), le Crédit lyonnais et la Dresdner (1 milliard) et la Royal Bank of Scotland (0,9 milliard) », « Ce risque se matérialisera-t-il brutalement ? Les analystes bancaires sont inquiets. Le président de la Réserve fédérale, Alan Greenspan, a toutefois manifesté, mardi 5 décembre, qu’il était conscient des risques d’un resserrement - déjà sensible - des critères de crédit. », « JP Morgan analyse aussi, en le relativisant, le risque lié au financement des entreprises de télécommunications, et l’impact négatif de marchés financiers médiocres sur la banque de détail. D’autres analystes soulignent l’émergence de risques en Turquie et en Argentine. La Société générale, qui présentait, jeudi 7 décembre, ses perspectives d’investissement pour 2001, n’est donc pas très optimiste sur les actions bancaires européennes. "Le ralentissement économique risque de peser sur l’activité banque de détail, tandis que la banque d’investissement est très exposée à la volatilité des marchés financiers", estime Alain Bokobza, responsable de la stratégie de SG Equity Research. » (Le Monde, « Le ralentissement de l’économie américaine menace les banques européennes », 8 décembre 2000).
Les banques américaines ? « Toutes les grandes valeurs bancaires sont "mises en examen" par les boursiers. Pourquoi ? Parce que les américains sont très inquiets sur l’ampleur des crédits consentis par les grands établissements financiers aux sociétés d’Internet de toute nature, que ce soit les fournisseurs d’accès, les spécialistes des Télécoms, du multimédia. Les banques sont-elles allées beaucoup trop loin dans les prêts accordés aux entrepreneurs de la nouvelle économie ? Bien des opérateurs le pensent. C’est pourquoi, Bank Of America, Citigroup, Chase Manhattan, JP Morgan, sont fortement à la baisse à Wall Street. La crainte est vive sur ce que l’on appelle les créances douteuses qui pourraient conduire à des non remboursements massifs. Voilà quelques mois, Jean Peyrelevade, le président du Crédit Lyonnais, s’est personnellement inquiété du niveau d’endettement de grandes entreprises du monde des télécommunications et de l’électronique, compte tenu des OPA et rachats en tout genre à coups de dizaine de milliards de dollars. » (18h.com, « La crise de l’internet secoue les banques américaines », 7 décembre 2000).
Plusieurs conséquences possibles :
par la découverte progressive des créances pourries, le « ralentissement » se transforme en crise bancaire majeure, à la façon de la crise japonaise ; cette fois, c’est le cœur de l’économie occidentale qui est frappé ;
sans aller jusque là, les inquiétudes suscitées par ces informations sur les marchés boursiers peuvent faire chuter les cours des banques (« crise de confiance ») : crise moins importante que la précédente, mais tout de même très dangereuse ;
à coup sûr, un ralentissement de prêts accordés par les banques, augmentation du prix du crédit, raréfaction des liquidités, ralentissement de l’activité. Pas non plus très encourageant.
Le péril UMTS
Mais le principal risque reste à venir : les incertitudes autour de l’UMTS pourraient planter sévèrement les plus grandes entreprises occidentales, engagées dans ce secteur, ainsi bien sûr que leurs créanciers (les banques).
L’UMTS, téléphonie mobile de troisième génération, qui devrait permettre la connexion au réseau via les téléphones et d’autres appareils (votre grille-pain connecté à Vizzavi, c’est-y-pas chouette ?).
Les investissements pour la mise en place sont déjà largement engagés, et du genre pharaonique. Et déjà suscitent de nombreuses inquiétudes : on atteint les limites des possibilités d’investissement des plus grands groupes mondiaux, on doute de la rentabilité de ces investissements. Pourtant, les investissements prévus actuellement (déjà difficiles à rentabiliser) risquent d’être sous-évalués...
Première étape : l’achat de licences d’exploitation auprès des gouvernements. On le sait, le prix des licences en Grande-Bretagne et en Allemagne ont atteint des records (50 milliards d’euros en Allemagne). La France s’est montrée plus modeste, mais on parle tout de même de sommes phénoménales : 4 licences à 30 milliards de francs pièce.
Pour acheter ces licences, ce sont fusions, coalitions, rachats, emprunts. En France, seuls Vivendi et France Télécom semblent en mesure de financer « facilement » ces opérations. Mais même « Vivendi a dû céder 3% de la chaîne britannique à péage BskyB. Ne rapportant que 6,5 milliards de francs, cette cession de suffira pas, obligeant le groupe à rajouter directement le même montant et SFR à autofinancer le reste » (Sam-Mag). « La situation de Bouygues Telecom est quant à elle beaucoup plus délicate. Entre l’acquisition de la licence et les investissements d’infrastructures, le nº3 français devra décaisser 42,5 milliards de francs atteignant ainsi les limites de sa capacité de financement. Toute nouvelle levée de fonds auprès des actionnaires (autres que Telecom Italia Mobile) étant exclue, la cession des actifs semble aujourd’hui très probable ». Imaginer Bouygues avec des difficultés de trésorerie, voir passer les rumeurs de prise de contrôle, voilà qui donne une idée de la gravité de la situation.
La baisse des « technologiques » sur les marchés boursiers accentuent le problème : les prétendants à l’UMTS doivent se défaire de certaines de leurs branches pour dégager des fonds, alors que les cours sont au plus bas.
Preuve encore de la gravité du moment, de grands patrons poussent déjà de belles gueulantes dans les médias. « Parmi les plus vindicatifs, Jean-Marie Messier n’est pas en reste ; qualifiant le prix d’exorbitant et de déraisonnable, le président de Vivendi s’insurge contre "un impôt qui détruit de la valeur". » (Sam-Mag). Le plus énervé semble Martin Bouygues : « [Si le scénario britannique était appliqué à la France,] "les mêmes causes produiraient des effets pires encore. Avec le même choix pour les opérateurs actuels : la mort subite ou la mort lente". » (Le Monde, « Mortelles enchères dans le téléphone », 2 mai 2000). Bigre, le patron de Bouygues qui prévoit une « mort » dans tous les cas... Du côté des banques, mêmes inquiétudes : « [Jean Peyrelevade, le président du Crédit Lyonnais] a même publiquement expliqué que les banques n’iront pas plus loin face aux prix que les opérateurs vont devoir payer pour les licences de téléphones mobiles UMTS de la 3e génération. » (18h.com, « La crise de l’internet secoue les banques américaines », 7 décembre 2000). « Le financement des licences et des réseaux de téléphonie mobile UMTS est de plus en plus mis en question. Les Echos évoquent les difficultés – démenties par l’intéressé - de MobilCom, qui peinerait à trouver les milliards d’euros dont il besoin. Le Financial Times, pour sa part, revient sur le sujet, pour signaler que l’autorité de régulation des banques britanniques a conseillé à ces dernières d’être particulièrement vigilantes sur le secteur des télécommunications. » (revue de presse de l’Usine nouvelle, 8 décembre 2000).
Au-delà des déclarations de grands patrons qui se plaignent avant même la tempête, c’est par l’action juridique que nos grands groupes essaient de limiter les dégâts (AFP, « UMTS : difficultés pour l’attribution des licences en Europe », 27 octobre 2000) : « L’attribution des licences de téléphonie UMTS est en train de tourner au vinaigre en Europe, où les opérateurs dénoncent les modalités suivies et multiplient les contentieux dans l’espoir de limiter la facture souvent astronomique. Italie, Allemagne, Royaume-Uni, Espagne, Pologne : dans tous ces pays, des litiges opposent les groupes de télécommunications aux gouvernements, ou sont en passe de le faire. [ ...] Le cas de l’Italie est un véritable imbroglio. Les enchères viennent de s’y achever en flop pour les pouvoirs publics à la suite du retrait inopiné de l’opérateur Blu [...] Furieux de devoir se contenter d’un chèque de 12,16 milliards d’euros alors qu’il espérait toucher le jackpot, le gouvernement a décidé d’encaisser le dépôt de garantie de 2,06 milliards d’euros constitué par Blu avant la vente.
L’opérateur a répliqué en déposant un recours judiciaire. Il demande des réparations pour le préjudice subi. [...] En Espagne, [...] le gouvernement semble vouloir combler le manque à gagner par une taxe annuelle d’environ 600 millions d’euros imposée aux opérateurs à partir de l’an prochain. [...] Les quatre opérateurs ayant remporté le précieux sésame pour la téléphonie mobile de 3ème génération (Telefonica Moiles, Airtel Movil, Amena et Xfera) pourraient contre-attaquer en justice. [...] En Pologne, l’opérateur privé Netia a boycotté cette semaine l’appel d’offres et les trois grands opérateurs du pays menacent d’en faire autant si les modalités de l’opération ne sont pas modifiées. Et en Grande-Bretagne, où les enchères avaient été particulièrement onéreuses en avril (38,75 milliards d’euros), la justice est saisie d’une plainte de BT et One-2-One. [...]
Mais c’est en Allemagne que le litige pourrait, potentiellement, coûter le plus cher aux pouvoirs publics. Le montant faramineux des enchères - 50,806 milliards d’euros, record mondial - sera très difficile à rentabiliser à court terme par les six gagnants qui croulent sous les dettes. »
En France, pour le seul achat de licences d’exploitation, il faut donc compter 30 milliards de francs. Somme à doubler pour le déploiement, sur le territoire, des réseaux de relais (installer des bornes, des antennes, des trucs et des bidules sur les toits des immeubles). Nous en sommes déjà à 60 milliards de francs par opérateur pour pouvoir exploiter l’UMTS.
Or la rentabilité de ces investissements est tout sauf assurée. Le four du WAP est de très mauvaise augure. Tout ne va déjà pas pour le mieux dans le monde merveilleux des portables : « Le cours de l’action Sagem a perdu plus d’un tiers de sa valeur vendredi à la Bourse de Paris. De son côté, l’équipementier a expliqué que le chiffre d’affaires du troisième trimestre confirmait "un ralentissement du marché du téléphone mobile dû essentiellement à un certain de retard au démarrage du WAP et du GPRS en Europe". Or, les GSM pèsent pour 40% dans les résultats de la société. » (01net, « Le WAP provoque le décrochage de Sagem », 24 novembre 2000), « les prévisions de ventes de terminaux WAP et GPRS au dernier trimestre 2000, soit 4 millions d’unités, ont dû être ramenées à 2,5 millions sur l’ensemble de l’Europe ».
Voilà déjà, pour chaque opérateur, 60 milliards dont l’avenir n’est pas assuré.
Parmi les éléments aggravants, les possibles choix stratégiques des opérateurs. La question porte ici sur l’ouverture ou non de leurs systèmes. De deux choses l’une :
soit les opérateurs font le choix d’un système verrouillé (encore pire que le WAP), afin de s’assurer un marché captif pour leurs « services », et on s’oriente vers le même plantage, faute d’un accès à l’ensemble des ressources d’information qu’offre librement l’internet ;
soit ils adoptent des systèmes ouverts, et alors ils ne peuvent imposer leurs « services » en ligne ; leur seule rentabilité ne proviendrait plus que de la fourniture de l’accès. Revenus plus faibles, et surtout inutilité des rachats que tous ces opérateurs de télécom ont effectués ces derniers temps dans l’industrie de l’info-spectacle.
Autre risque : une mauvaise réaction des utilisateurs, peu désireux de voir leurs « profils » bradés. La prise de conscience des intrusions dans la vie privée devient la préoccupation principale des usagers des réseaux, au fur et à mesure que leur expérience augmente (voir les Etats-Unis, où les questions de privacy priment sur toutes les autres, notamment sur les préoccupations sécuritaires). Or déjà les seules applications « innovantes » offertes aux opérateurs pour rentabiliser l’UMTS tournent toutes autour des systèmes de profilage des clients, de « suivi » des abonnés et de localisation géographique : « Mais le vrai décollage des applications se fera avec les outils de localisation géographique. Aujourd’hui, la plupart des cartes SIM vendues disposent d’un tel module, mais les opérateurs ne l’activent pas pour diverses raisons liées à la vie privée des abonnés notamment. » (Internet Professionnel, « Internet mobile : à la recherche de la "killer" application », 6 octobre 2000).
On renverra à l’article pré-cité pour constater que, de plus, les opérateurs n’ont pas encore de « killer-app » ni de contenu attractif pour vendre leur camelote via l’UMTS... À moins de fourguer des Pokemons en MP3 en guise de téléphonie de troisième génération, on ne sait pas encore ce qui va motiver l’utilisation d’un réseau mobile. Ajoutons encore que, côté interface, les portables vont encore devoir, pour séduire, faire d’énormes progrès d’ici la fin de l’année prochaine, progrès technique dont le flop du WAP ne convainc pas.
Mais il y a pire (pour l’instant, nous sommes dans le risque lié aux premières estimations des coûts). La brève qui suit a fait l’effet d’une bombe dans le petit milieu de l’UMTS : « Les opérateurs de téléphonie mobile UMTS pourraient au moins doubler le nombre de leurs relais, donc augmenter le montant de leurs investissements, pour espérer supporter le poids de données transmises, selon une simulation informatique conduite par Quotient. Rodney Stewart, directeur général de cette société britannique, souligne que selon les critères établis par certains opérateurs, un réseau UMTS expérimental a tout juste supporté le transport de la voix et de la navigation sur la toile, mais s’est effondré quand on a ajouté le courrier électronique et la transmission vidéo. » (Réseaux & Télécoms, « Doublement des relais ? », 8 décembre 2000).
En clair : les investissements ont été sous-évalués, et il faudra peut-être prévoir un doublement des installations des réseaux. C’est-à-dire que, pour la France, on passe d’un coût estimé de 60 milliards de francs par opérateur à 90 milliards.
L’UMTS était déjà un risque financier énorme, il risque de tourner au gouffre. Aucune entreprise ne saurait assumer un surcoût de plusieurs dizaines de milliards (surcoût qui, à l’échelle de l’Europe, tous opérateurs confondus, s’élèverait donc à plusieurs centaines de milliards), pour des revenus totalement hypothétiques, sachant de plus que les banques refusent désormais de suivre les entreprises sur leurs investissements UMTS.
À ce stade, on serre les fesses : l’UMTS pourrait se transformer en gouffre de plusieurs centaines de milliards de dollars, l’économie occidentale ne pourrait pas le supporter. Crises russe, asiatique, japonaise, tout cela paraîtrait de sympathiques vacances comparées à ce tremblement de terre.
Mais ne nous arrêtons pas en si bon chemin : une autre incertitude pourrait encore précipiter les événements. Il s’agit des incertitudes scientifiques sur l’impact des portables sur la santé.
Tout le monde connaît les doutes sur l’utilisation intensive des téléphones actuels. Imaginez-vous maintenant habiter sous une antenne UMTS fonctionnant à forte puissance 24 heures sur 24, à une fréquence proche du four à microondes. Entre les déclarations rassurantes des États, les « expertises » scientifiques financées par les industriels, le doute grandit et déjà plusieurs associations réclament l’application d’un principe de précaution à l’UMTS. L’incertitude économique autour de l’UMTS pourrait donc se doubler d’un problème de santé publique.
La démonstration scientifique d’un lien de cause à effet entre les relais des portables et des dommages physiques serait la pire catastrophe possible. Mais nous n’en sommes pas là. Le « doute » suffit déjà à condamner l’entreprise :
les États, sous la pression des opinions publiques, se voient déjà obligés de réglementer de plus en plus sévèrement l’implantation des relais UMTS (puissance limitée, pas de relais à proximité des écoles et des hôpitaux...) ; de fait, les prix des emplacements pour les relais augmentent (plus c’est rare, plus c’est cher...).
sans compter encore le jeu du marché : des entreprises ayant senti la bonne affaire sont en train d’acheter auprès des propriétaires des emplacements sur les immeubles, pour ensuite les revendre à prix d’or aux opérateurs ; la raréfaction et le prix des emplacements libres augmentent d’autant.
Ainsi, sans aller jusqu’à une « crise de l’antenne UMTS folle », le moindre début de commencement d’inquiétude des consommateurs fait déjà grimper le prix des emplacements pour les relais. Traduction : il faut déjà sans doute prévoir de doubler le nombre de relais par rapport aux estimations de départ, mais en plus ces emplacements coûtent de plus en plus cher. Les 90 milliards par opérateur en France risquent donc d’être encore nettement sous-évalués.
Déjà les effets négatifs de l’UMTS se font ressentir. Il n’est pas en effet besoin d’attendre l’annonce, dans quelques années, du bide complet du truc, de la perte sèche que représenteraient des centaines de milliards investis dans des réseaux qui ne seront pas rentables : il suffit que les marchés boursiers s’inquiètent, pour faire simplement plonger les valeurs des plus grands groupes de télécommunication. Suivez les évolutions boursières des entreprises engagées dans l’UMTS (vous savez, celles qui ont, d’après Martin Bouygues, choisi « la mort lente »). Dans Le Monde du 2 décembre 2000 : « Parmi les plus fortes baisses de la semaine, on retrouve bon nombre de valeurs TMT. L’action France Telecom, qui a touché ses plus bas de l’année dans la semaine, a perdu 10,60%, à 97 euros. Vivendi et sa filiale Canal+ ont chuté respectivement de 9,82% et de 9,14%, à 71,60 euros et 147,20 euros. » Chez Bourse-City.com, le 7 décembre 2000, on nous apprend que « France Télécom reste stoïque devant la chute du titre Mobilcom », alors que l’opérateur UMTS allemand vient se de vautrer de 35% en deux semaines : « Rappelons que France Télécom a payé près de 3,7 milliards d’euros, en début d’année, pour prendre 28,5% du capital du groupe allemand et s’octroyer une option pour en prendre le contrôle en 2003. De même, France Télécom a déboursé 3,8 milliards d’euros pour contribuer au paiement de la licence UMTS allemande attribuée à Mobilcom pour 8,5 milliards d’euros. »
La question des prochaines années : l’économie occidentale résistera-t-elle au péril UMTS ? Pour l’instant, même les marchés boursiers n’ont pas l’air d’y croire...
Conclusion
Que voilà un tableau charmant !
Entre les fonds spéculatifs vidés et les banques plombées, tout condamne un redémarrage rapide de la nouvelle économie. Un redémarrage bloqué à moyen terme, de plus, par l’absence actuelle de financement de nouveaux projets, faute d’ailleurs de la moindre compétence : en se rangeant aux critères de l’ancienne économie (rentabilité des entreprises par le véritable activité), la nouvelle se condamne à coup sûr.
Mais la « stagnation » (ou faible croissance, c’est pareil) des marchés n’est pas la plus inquiétante des options : que révéleront d’ici quelques mois l’arrivée à échéance des créances plus ou moins pourries des banques qui ont massivement investi dans la nouvelle économie ?
Surtout : vers quoi nous mène l’UMTS, alors que déjà tous les marchés s’inquiètent des possibilités de financement des entreprises engagées dans ce combat, inquiétudes pourtant fondées sur des estimations dont tout indique qu’elles ont été largement sous-évaluées ?
Autre question : les économies occidentales auront-elles les moyens d’éponger les ardoises par l’impôt, comme cela s’est produit au Japon ? Bref, les gouvernements auront-ils les moyens d’arrêter une crise avant que l’intégralité du système ne s’effondre ? Rien n’est moins sûr : nous parlons de centaines de milliards et des plus grosses entreprises du monde.
Le conseil boursier du jour : commencez à stocker des pâtes et du sucre.