Très affolante illustration des ressorts cachés de la « société de marché », la résistible saga des telecoms en folie dévoile impitoyablement les amours incestueuses de l’Etat et du dieu Marché. La très prévisible catastrophe financière qui va s’ensuivre éclaire d’un jour des plus crus la gestion étatique d’un autre très fameux dossier, réputé pouvoir faire « exploser » tout gouvernement : celui des retraites...
Lors de la semi-privatisation de France Telecom (FT), intervenue en octobre 1997, les auditeurs des banques d’affaires et investisseurs américains appelés à acquérir des actions de l’entreprise ont considéré le régime spécial de retraite des salariés de l’opérateur national comme un fonds de pension. Ils en ont donc exigé le « provisionnement » [1], dans les comptes de l’entreprise aux normes de comptabilité anglo-saxonnes. Car ce régime spécial avait évidemment un surcoût par rapport au droit commun. Celui des « droits sociaux » acquis au fil des décennies par les personnels sous statut public de FT...
Le coût, en l’espèce le surcoût, de ce régime spécial représentait entre 100 et 150 milliards de francs. Or cette « dette certaine » de l’entreprise n’a pas été imputée sur ses comptes d’exploitation futurs. Mais elle a été directement transférée au budget de l’Etat. Ceci en contrepartie d’une « soulte » de 37,5 milliards de francs, en valeur 2001 actualisée, que FT s’est engagé à verser à l’Etat. A l’époque, les investisseurs institutionnels, les fameux « zinzins », savaient que M. Michel Bon, PDG de France Telecom, voulait à toute force introduire France Telecom à la bourse de New York. Question de standing. Lesdits investisseurs avaient, par ailleurs, les moyens de calculer ce, qu’en gros, on peut assimiler à une « dette certaine ». Soient les droits déjà acquis par les salariés de France Telecom en activité, auxquels il convient d’ajouter les retraites déjà versées, sans compter quantité de droits annexes versés aux veuves des anciens salariés de l’opérateur national...
Lesdits « zinzins » ont donc parfaitement flairé la bonne affaire qu’ils allaient réaliser. Une dette considérable obérant l’exploitation future de l’entreprise dont ils allaient acheter les actions a été, par l’effet d’un miraculeux tour de passe-passe, prise en charge par l’Etat, dans des conditions « abracadabrandesques » (TM). Ce qui revient à dire que ledit Etat, déjà propriétaire de ladite entreprise, la « rachetait » lui-même à nouveau ! Au plus grand profit du marché, et de ses prédateurs avisés... Et en faisant encourir un risque non négligeable au contribuable !
Lesdits prédateurs se sont donc précipités pour acheter des actions de France Telecom : l’offre a été « sursouscrite » [2], vingt fois... Ils ne furent pas les seuls à profiter de l’aubaine. Au lieu de valoriser l’entreprise sur la base d’un « price earning ratio », ou PER [3], de 29, celui des valeurs de télécommunications, les banques-conseils qui intervenaient pour réaliser l’introduction en bourse ont retenu un PER de 15... L’Etat français détient toujours aujourd’hui un bon paquet de titres, et les plus-values (plus que jamais très potentielles), y afférentes. Il se retrouve donc bel et bien « en position » sur le titre France Telecom. Qu’est-ce à dire ? Et bien que l’Etat français spécule, à l’instar de n’importe quel fonds de pension américain au Nasdaq. Un jeu dangereux. Les valeurs de telecoms, hier stars incontestées du marché, s’échangent aujourd’hui à 50% en dessous du « plus haut » du 6 mars dernier...
Une privatisation en or
Pareille fantaisie requiert pour être appréciée à sa juste valeur que nous nous livrions à une lecture approfondie des très machiavéliques manoeuvres ayant accompagné ladite « privatisation partielle » de notre opérateur national.
Du point de vue du contribuable, et avant la tempête de décembre 1999, le précédent du « crash » du Crédit Lyonnais restera comme une catastrophe séculaire. A l’inverse, la privatisation partielle de France Télécom demeure, en apparence, une excellente affaire. Dans les deux cas, deux inspecteurs des finances. M.Jean-Yves Haberer et un passif de 150 milliards pour le Crédit Lyonnais. M. Michel Bon : 15 milliards de profits annuels et un cours de bourse (celui de FT), qui triple, au plus haut, jusqu’en mars 2000. Tout semble a priori séparer ces deux hommes. Sauf qu’il ont en commun le talent de refiler des additions somptueuses au budget de la nation... Le premier avec fracas, le second avec la ruse des grands fauves. Mais l’un et l’autre resteront dans les mémoires comme deux immenses naufrageurs des finances publiques.
Il faut remonter à la veille des législatives de 1997. A l’époque, PS et PC s’accordent pour mettre un terme au processus de privatisation de France Télécom. M. François Hollande affirmant même que l’ouverture du capital aurait pour effet d’obliger FT à améliorer son rendement financier pour satisfaire les fonds de pension anglo-saxons... M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie du gouvernement Jospin, en désaccord avec cette ligne, invente un scénario en deux temps : distinguer le secteur public concurrentiel, « qui doit respirer », du secteur public auquel on ne touchera pas.
Substituer au fameux « Ni-Ni » du Président François Mitterrand un « Et-Et », qui rend possible une nouvelle alliance (nécessairement stratégique), entre l’Etat et le marché. M Lionel Jospin emboitera le pas de M. Strauss-Kahn dans sa déclaration de politique générale du 19 juin 1997. A cette date, FT est « dans les tuyaux » pour sa privatisation partielle. M. Michel Delebarre prépare les esprits avec des « arguments de gauche », qui justifieront la privatisation. Le 8 septembre 1997, M. Dominique Strauss-Kahn déclare : "Le gouvernement s’engage à ne pas dépasser la mise sur le marché d’un montant de l’ordre du capital de FT (...) A l’issue de l’opération, l’entreprise pourra augmenter son capital et disposer pour (ce faire) des fonds obtenus sur le marché."
L’Etat accepte donc d’être « dilué », bien que la loi de 1996 stipule qu’il demeurera actionnaire de FT à hauteur d’au moins 51 % de son capital. Entrent alors en lice la commission des privatisations, les financiers et les banques conseils. Leur promiscuité idéologique va les conduire à renier le sacro-saint « price earning ratio » (PER). Avec 14 milliards de profits en 1996, et un PER moyen de 21 à Paris, FT « vaut » 300 milliards de francs. En revanche, si on retient le PER sectoriel (29), FT « vaut » 400 milliards de francs à la bourse. Les analystes en donnaient 150. Finalement ce fut 200. L’aubaine ! Une dévaluation comprise entre 100 et 200 milliards de francs explique en effet parfaitement bien pourquoi les investisseurs institutionnels, les fameux « zinzins », ont souscrit plus de 20 fois, pour environ 400 milliards de francs, ce qui leur était proposé.
A l’époque, une lecture par la rareté de titres AAA [4] disponibles avait même été proposée pour interpréter cette ruée vers l’or. Le 20 octobre 1997, l’action FT est cotée à Paris et à New York sous la forme d’« American Depositery Share » [5]. Le 12 novembre, FT entre au CAC 40 et « pèse » 7.5 % de l’indice. Le titre s’envole. Reste à savoir la hauteur qu’il doit atteindre pour que l’Etat - qui est donc nous l’avons vu « en position » sur les titres -, annule « sur le papier » les 100 à 150 milliards de dettes de retraite que M. Michel Bon, avec l’aval de M. Dominique Strauss-Kahn, lui a repassé... en douce. Force est de constater, à la lueur de la constante dégringolade du cours de l’action FT, que l’on n’en prend pas le chemin...
Les grands fauves ont faim
Comment pareilles incongruités peuvent-elles se faire jour, lors même que la gauche plurielle a-t-elle confié à de très avisés timoniers la périlleuse mission de propulser le navire France entre les terrifiants récifs de la mondialisation galopante ? M. Michel Bon a étudié à l’ESSEC [6]. Il devient inspecteur des finances puis premier commis chez Carrefour. L’épicier qui positive le débarque. M. Michel Bon va pointer à l’ANPE, 10 millions de francs d’indemnités sous le bras. Très vite, instantanément, en fait dès son entrée, il devient grand chef à poigne des chômedus, et s’autorise quelques tendres cruautés managériales. La plus fameuse étant que beaucoup de salariés ne valent pas les 10 000 francs qu’ils coûtent à leurs entreprises...
A Sarcelles, M Michel Bon échappe de justesse à la crucifixion sur la porte d’une usine. Il court se réfugier à l’Hôtel de ville. Y demande l’hospitalité à un HEC, M. Dominique Strauss Kahn, dont l’exquise longanimité trouva à s’exprimer, tant les dents du bon M. Bon brillaient de cet éclat complice auxquels se reconnaissent les grands carnassiers. A la question : "C’est quand qu’on mange ? », M. Strauss-Kahn répondit par une nomination de grand chef du téléphone.
Nos deux amis ont toujours les crocs. M. Strauss-Kahn, qui s’amuse comme un fou avec l’économie mathématique, et qui sait mieux que quiconque que l’économie des politiques n’est qu’une rhétorique à vocation anxiolytique - « la confiance mon petit, la confiance » -, va jouer avec notre bon M. Bon sur un air de tango argentin : « Je t’achète 150 milliards de bonne dette grasse pour 37,5 milliards. » (C’est ainsi que le FMI régle d’ordinaire les problèmes de finances publiques chez les péquenots à maracas).
L’ancien commis de Defforey flaire la bonne affaire et signe. Grosse bringue à Wall Street, où les culottes Petit Bateau (TM), conduiront quelques petits porteurs à deux doigts de l’incandescence, à défaut de turgescence. A bien y réfléchir, l’inspecteur Bon est un calamiteux du calibre d’Haberer (Crédit Lyonnais, 150 milliards), d’Heilbronner (GAN, 35 à 40 milliards), de Bonin et Colli (Crédit Foncier). L’inspecteur Minc étant comme à l’accoutumée totalement ridicule avec un petit 4 milliards chez Cerus en 1986.
M. Bon gagne peu (1,3 millions de francs par an). M.Bon n’a pas eu droit à des stocks options.
M. Bon se demande comment Dieu a su qu’il était Dieu ? M. Bon va nous faire une dépression. Quant à l’innénarrable M.Minc, il file le grand amour avec M. Colombani, tchi, tchi, sous le regard noir de M. Plenel, passé à l’ennemi pour deux paquets de Pépitos, alors que les Pim’s sont bien meilleurs.
La retraite à la mode DSK
Dans cette affaire la figure de M. Strauss-Kahn est centrale. Il connaît bien l’économie des retraites, sur laquelle il a travaillé avec M. Denis Kessler, grand mamamouchi du Medef. Et il sait que pour être admis à Wall Street, FT va devoir provisionner sa dette de retraite pour un montant de l’ordre de son chiffre d’affaires.
FT, nous l’avons vu, bénéficie - ou pâtit -, c’est selon, d’un régime de retraite « maison », un régime spécial à l’image de celui d’EDF-GDF, par exemple. Autrement dit un passif social, une dette certaine, dont le sort est depuis longtemps réglé aux USA par la disposition 87 du « Federal Accounting Standard Board » (FASB 87). Disposition simple au demeurant : les engagements de retraite doivent obligatoirement être évalués, inscrits et provisionnés dans les comptes des sociétés. Aux règles de la FASB s’ajoutent celles de l’« International Accounting Standard Committee », qui contraignent toute entreprise non américaine qui vient sur le marché domestique pour y être cotée, ou y lever des fonds, de se conformer rigoureusement à l’ensemble de ces dispositions.
C’était typiquement le cas de FT, qui allait devoir affronter le pointillisme juridique américain
avant d’avoir les honneurs de la côte. Cette notion de passif social apparaît officiellement en France avec la loi du 11 juillet 1985, qui fait obligation aux entreprises d’inscrire à l’annexe du bilan leurs dettes sociales, comme les indemnités de fin de carrière ou les retraites maisons. L’Union Européenne elle même a statué par défaut sur cette question, en excluant du champ du provisionnement les régimes de droit commun, précisément parce qu’ils mutualisaient le risque démographique sur des bases très étendues.
Or FT qui, en 1994, avait 151 000 cotisants/actifs, 55 000 retraités et 20 000 réversions ne pouvait prétendre mutualiser sur une base de cotisants aussi vaste que celle de la CNAV (Caisse nationale d’assurance vieillesse), par exemple. Cette logique comptable constitue néanmoins un contresens monumental : les régimes spéciaux sont des « figures pures », au sens où ils sont les seuls désormais à poser la retraite comme un prolongement du salaire. En effet, l’assiette de la pension n’est rien moins que le salaire que le retraité aurait touché s’il était encore en activité.
Un régime spécial est en quelque sorte un « noyau dur », indivisible, de logique salariale, de flux de travail vivant, et non pas d’accumulation de travail mort. Totalement étanches à ces considérations, les analystes américains ont donc considéré le régime de retraite de FT comme un compte d’exploitation. Ici, de la dépense - les droits acquis par les salariés et les retraités -, là de la recette - les cotisations des salariés et de l’employeur -. Et comme ce compte d’exploitation contient, par construction, du futur, il a été calculé en valeur actuelle.
Résultat actuariel : des soldes négatifs de 100, de 72 ou de 56 milliards de francs, selon que l’écart entre le taux d’actualisation et celui du traitement des salariés est de 3, de 4 ou de 5 %. Dans ce type de calcul, le résultat est toujours très sensible au taux retenu. Pour mémoire, le programme nucléaire civil d’EDF a été actualisé à 8 %, ce qui restera comme un moment de pure extase dans les annales de la servilité mathématique.
Encore ces soldes négatifs intègrent-ils l’actualisation des cotisations dites "part patronale", en faisant l’hypothèse particulièrement conservatrice de la constance du taux sur l’horizon du calcul. Pour fixer les esprits, si on n’intègre pas cette "part patronale" dans le calcul, les soldes négatifs passent respectivement à 188, 155 et 133 milliards de francs, avec la même gamme de taux d’actualisation que précédemment.
Or, la démographie du régime de FT est telle que la cotisation libératoire qui finance les retraites explose : la charge passe du tiers de la masse salariale en 1993 à plus des trois-quarts en 2010. FT avait bien sûr les moyens de payer les pensions, le rapport de sa masse salariale brute au chiffre d’affaires est inférieur à 20 %. Et l’opérateur a cessé de recruter du personnel sous statut dès 1997, date à laquelle 18 % de l’effectif étaient déjà régis par des contrats de droit privé.
C’est là que vient se loger la fameuse « soulte » de 37.5 milliards de francs. Elle est censée représenter la valeur actuelle de l’accroissement de la charge des retraites. Dans le dispositif infernal retenu par Bercy, c’est le Conseil d’Etat qui est chargé de reviser le taux libératoire si la charge venait à s’alourdir. Mais comme la privatisation partielle contraint, selon la « doxa » en vogue, de placer FT dans les mêmes conditions que ses concurrents, l’opération ne peut être, au mieux, évaluée qu’en taux.
Au mieux, car les modes de calcul et de revalorisation des pensions de FT sont incomparablement plus généreux que ceux des régimes de droit commun. Lesquels, depuis les décisions des gouvernements Mauroy, Chirac puis Balladur, s’orientent vers un minimum social. En retenant un taux de cotisation libératoire proche du taux de droit commun, l’Etat reprenait implicitement la dette du régime de FT, minorée des cotisations. Ce faisant, Bercy répliquait la "solution" retenue pour Deutsche Telekom, avant se se livrer à une opération étrange.
Car la soulte, cette charge future, n’a pas été « cantonnée » [7], mais versée directement dans la masse budgétaire, où elle s’est instantanément diluée pour la rédemption des critères de Maastricht. Même l’OCDE [8], l’avait noté : « Près de la moitié de l’amélioration prévue du déficit des administrations publiques pour 1997 tient à un transfert non-récurrent au budget. » Il s’agit bien sûr de la fameuse « soulte » reversée par FT à l’Etat...
Du point de vue des analystes américains et des agences de notation, la « re-budgétisation » des pensions (qui faisaient auparavant l’objet d’un rattachement en fonds de concours sur le budget), revient donc à sortir la dette des comptes de FT, et à l’envoyer dans ceux de l’Etat. C’est un provisionnement implicite. Mais tout va bien puisqu’en matière de notation, l’Etat français est côté AAA... [9]
La privatisation partielle de FT a donc démontré, si besoin était, la complicité incestueuse de l’Etat et du marché. Elle illustre admirablement par ailleurs les qualités bouleversifiantes des grands managers dans le siphonnage des fonds publics, et la répudiation de droits futurs acquis en dehors de la sphère financière. Elle a enfin témoigné qu’il était possible de vendre un bien collectif bâti à ceux qui en était déjà propriétaires...
« Et c’est ainsi qu’Allah est grand ! » concluait le très regretté chroniqueur Alexandre Vialatte dans les pages de l’Auvergnat de Paris...
Un virus (très mobile) nommé UMTS
Mais nous n’en étions jusque-là qu’aux amuse-gueules. Depuis lors les opérateurs de telecoms, leurs amis les équipementiers, l’ensemble des gouvernements européens, les autorités de régulation, les banques d’affaires, les cabinets-conseils..., ont vécu tout au long de l’année 2000 dans la folie (furieuse) inoculée par un redoutable virus (très mobile), que les spécialistes du secteur ont dénommé UMTS.
Le spectre des fréquences censées permettre à des dizaines de millions de consommateurs européens de s’adonner aux plaisirs de la communication intensive de 3ème génération, avec video et commerce en ligne obligatoires, et plus si affinités, est un bien public.
L’Etat va mettre en vente ce bien public. A un prix exorbitant. A la date du 30 janvier 2000, les prêts accordés aux opérateurs qui concourent dans toute l’Europe pour l’attribution de licences UMTS atteignent plus de 1000 milliards de dollars, soit trois fois le montant total de l’encours de dette de l’Argentine ! [10]
Très étonnamment (?), il a fallu attendre le mois de décembre 2000 pour voir, brutalement, tous les signaux d’alarme passer au rouge. Malencontreuse occurrence, soit dit en passant, quand l’Orange se prépare à faire les yeux doux au Nasdaq :
La valeur en bourse des opérateurs n’en finit plus de dégringoler,
Les fabricants de mobiles ne seront pas en capacité de fournir des modèles 3G avant 2003 ou 2004, alors que l’ouverture « concurrentielle » de l’accès par UMTS est de très longue date programmée pour le 1er janvier 2002,
Aucun opérateur n’est capable de décrire les fameux services 3G, video plein pot et m-commerce à volonté, réputés faire « automatiquement » doubler la facture actuelle du cochon d’usager-payant de mobile,
La polémique sur la possible dangerosité des fréquences émises par les mobiles et les antennes-relais gagne les medias,
Les futurs réseaux de diffusion UMTS devront à l’évidence être deux ou trois fois plus importants (et donc plus coûteux), que ne l’avaient prévu les opérateurs...
Onde de choc et panique généralisée. Bercy annonçait le 11 janvier dernier, comme le relatait une dépêche de l’agence Reuters : « qu’après avoir décidé l’année dernière que le paiement de la licence se ferait en francs 2000, le gouvernement va permettre aux futurs opérateurs UMTS de considérer la redevance comme un actif et non comme une charge d’exploitation, autorisant ainsi un amortissement sur toute la durée de la licence. Ce choix viendra alléger la facture fiscale des lauréats, l’impôt étant calculé sur le résultat après amortissement. Le coût pour l’Etat ne peut pas encore être établi car il dépendra du plan de marche de chaque opérateur, selon Christian Pierret. En revanche, la décision de facturer les licences en francs courants permettra de ramener le prix global à 105 milliards de francs en faisant l’hypothèse que les paramètres actuels demeureront, en particulier en taux d’intérêt à 10 ans de l’ordre de 5,0%, selon une source proche du gouvernement. »
[11]
L’immense Christian Pierret - sous ministre à l’Industrie -, n’en rate pas une : « Le prix des licences UMTS est intangible, affirmait-il ce même 11 janvier, et c’est un prix modéré par rapport à la Grande Bretagne et à l’Allemagne ». Un prix bradé aurait mieux convenu le lendemain de l’ouverture des soldes. Car le systême d’enchères choisi en Grande-Bretagne par M. Tony Blair pour vendre quatre licences a fait entrer l’équivalent de 200 milliards de francs dans les caisses des grands britons.
La retraite de Bercy
Les 4 licences UMTS françaises initialement prévues devaient, elles, être vendues pour 130 milliards payables en 15 ans, la durée des licences. Moitié en 2001 et 2002, le solde sur les 13 années restantes en francs courants 2000... Un taux d’intérêt négatif qui représente un cadeau d’environ 30 milliards de francs, auxquels s’ajoutent 100 autres milliards de francs puisque Bercy a répudié le système d’enchères retenu en Grande-Bretagne, qui aurait pu rapporter 100 milliards de francs supplémentaires si les licences françaises avaient été attribuées, après enchères, avant l’été 2000... Addition à laquelle, (pour mémoire, cette constellation de chiffres étant de nature à donner le tournis), il convient d’ajouter le montant astronomique, et tout à fait « certain », des fameuses retraites que FT devra bien reverser à ses salariés, et à leurs veuves... Ou plutôt que l’Etat, donc le contribuable, devra assumer, si le très prévisible crash de l’ensemble du secteur lui interdit de récupérer le montant du très fastueux cadeau accordé à FT, comme nous l’avons vu ci-dessus...
A qui le cadeau ? Aux grands fauves gavés à l’argent public que sont Bouygues, Vivendi, Lyonnaise-Suez et France Télécom, lesquels avaient déjà reçus gratuitement les actuelles fréquences GSM. Ce qui n’a pas empêché M. Jean-Marie Messier, dit « J6M », de hurler au racket fiscal et à l’impôt sur les mobiles ! En juin 2000, l’âme damnée de M. Edouard Balladur, s’était lâchée dans Libération : « Quand on vend un bien, c’est que ce bien a un prix ? Là, les licences n’ont pas de prix car je ne peux pas ne pas en avoir ». Relisez ça, lentement et rappellez-vous Desproges : « Salut ma haine, bonjour ma hargne et mon courroux, coucou ! »
Très douloureux gag supplémentaire, ce pactole (aujourd’hui envolé), de 130 milliards de francs - montant des licences UMTS -, devait alimenter le désormais fameux futur Fonds de réserve des retraites (F2R), concocté par M. Lionel Jospin et son gouvernement, histoire de renvoyer le Baron noir, l’infernal ci-devant Ernest-Antoine Seillière, dans les cordes. L’article 23 de la Loi de Finances 2001 précisait en effet l’affectation de ces redevances UMTS, qui devaient pour l’essentiel alimenter le F2R, en complément des mille milliards de francs qu’il doit recevoir d’ici à 2020 pour remédier aux problèmes de financement du systême de retraite par répartition. Calamitas ! A mesure que les semaines s’égrènent, ledit pactole fond comme neige au soleil... Déflagrations en cascade : en 2001 comme en 2002, l’Etat espérait donc récupérer 18,5 milliards de francs, réputés être affectés au F2R, tandis que 14 milliards de francs devaient participer au désendettement de la France... Adieu veaux, vaches, licences, milliards. Bouygues s’est résolu in extremis à se tirer les pattes et le navire prend eau de toute part ! Quant à savoir pourquoi les telecoms semblent décidément avoir si intimement partie liée avec les retraites, nul porte-parole autorisé ne s’est encore hasardé à dévoiler le fin mot de l’histoire...
En attendant les grands fauves sont fébriles. Pour fonctionner l’UMTS demandera des infrastructures dont ils sont incapables d’évaluer le coût : une fois, deux fois, trois fois le prix de la licence ? Personne ne le sait. Les contenus ? On ne sait pas. La « killer-app » ? En vadrouille. Les analystes paniquent, les cours plongent. Seul (l’immense) M. Christian Pierret avance des chiffres. Les choses sérieuses se passent chez M. Laurent Fabius, le socialiste qui fera toujours plus que M. Ernest-Antoine Seillère n’oserait même en rêver jamais...
On peut penser tout le mal qu’on veut des marchés de produits dérivés, mais au moins les zozos qui traitent des options, par exemple, sont-ils capables de les « pricer » [12].
On aurait pu comprendre que la récente décision de M. Christian Pierret évoquée ci-dessus, consistait à relaxer le régime des reports déficitaires (standard 5 ans), sur les 15 ans de la concession des licences UMTS. Si cela avait été le cas, on pouvait éreinter les tronches de Bercy en faisant une analyse optionnelle de l’usine à gaz. En effet on pouvait soutenir, sans crainte d’être démenti, que le ministre offrait gratuitement une option fiscale aux concessionnaires, puisqu’aussi bien le montage répudait le risque industriel (la caractéristique canonique de l’entrepreneur en économie classique), pour « in fine » le remonter à collectivité. A la lecture de la dépêche de l’agence Reuters précitée, on se rend compte que M. Christian Pierret donne la faculté de « lisser » sur 15 ans ce qui aurait pu être amorti sur 5 ans, la licence étant un actif incorporel.
A la réflexion, force est de constater que ledit M. Pierret s’est fichu du monde. Et c’est pourquoi l’agence Reuters a émis une dépêche cafouilleuse. A s’en tenir à la lettre de cette dépêche, la seule innovation réside dans le lissage sur 15 ans de l’amortissement de la licence.
Questions :
Quelle est la durée standard de l’amortissement d’un actif incorporel ? Cinq ans.
Où est l’intérêt du lissage, quand le pic de trésorerie porte sur les années 1 et 2 (<18.5>
milliards de francs), et les 18.5 milliards de francs restants par 1/13 flat [13], jusqu’à la fin de la
concession ?
Les concessionnaires n’auraient-ils pas eu intérêt à pratiquer du dégressif plein pot, comme on le fait habituellement ? Le gain d’impôt sur les sociétés, via l’intégration, était peut-être plus sexy...
Plus généralement, l’amortissement est une des nombreuses fictions comptables qui permettent de baiser le fisc et l’actionnaire, seules fonctions que l’on peut attribuer à cette technique mortuaire. Quand on calcule un prix, on y incorpore un morceau de la valeur de la machine qui le produit. Le chiffre d’affaires constate donc l’amortissement. Le fait de l’avoir introduit en minoration de la base de calcul de l’impôt sur les sociétés peut donc être analysé comme une subvention fiscale implicite... Encore un discret cadeau de Bercy à nos amis les opérateurs. Cadeau supporté par la collectivité.
D’ailleurs, les règles d’amortissement doivent, depuis quelques années, être précisées dans l’annexe du bilan d’une société. On a vu des redressements de résultats spectaculaires, dûs à une simple modification de ces règles, mais on l’avait écrit dans l’annexe hein !
Ajoutons en outre, in extremis, que les licences ont toujours été rangées parmi les actifs incorporels, et que l’on discerne mal l’intérêt d’amortir « flat » sur 15 ans, alors que le profil de débours est de 0.5 sur 2001 et de 1/13 jusqu’à la fin de la concession. Du point de vue strictement financier, si nous avons à choisir, nous prenons du dégressif plein pot pour nous caler sur le profil de trésorerie et maximiser notre report déficitaire, et donc le gain fiscal par intégration. Par ailleurs, comme nous pouvons provisionner un actif déprécié, si l’UMTS tourne mal (on dirait !), nous ferons comme M. Serge Tchuruk quand il est arrivé chez Alcatel. Ledit zozo a passé Alcatel de 2 à 3 milliards de profits à 25 milliards de pertes de déficit. Du jamais vu ! Mais comme personne n’a moufté...
Tortueux dessous (de table ?)
A ce stade, difficile de ne pas s’interroger plus avant. La mise en vente des fréquences UMTS dans toute l’Europe, qui s’annonce bel et bien comme une épouvantable catastrophe tout à fait prévisible, ne serait-elle pas en fait une idée de Nokia et Ericsson ?
A Bruxelles, les lobbyistes appointés par nos amis les fabricants de mobiles et les opérateurs refusent obstinément de répondre à cette minuscule question : pourquoi M. Martin Bangemann, ex-grand manitou de la dérégulation à la Commission, a-t-il imposé à tous les gouvernements européens de préparer à marches forcées la mise sur le marché des mobiles 3G le 1er janvier 2002 ?
Option 1, consensuelle : nos amis-ennemis yankees ont des années de retard en matière de technologie UMTS. Equipementiers et opérateurs européens pensaient peut-être il y a encore quelques mois planter salement l’oncle Sam et devenir, enfin, les rois du monde ?
Option 2, inconvenante : ou bien, ou bien, toute la manoeuvre visait, très astucieusement, à faire perdre la tête à nos presque-déjà-rois-du-monde du Vieux-continent. A susciter une infernale fuite en avant, avec monstrueux endettements y afférents, jusqu’à la très prévisible explosion de la bulle, et le crash monstrueux qui ne manquerait pas de s’ensuivre... Au plus grand profit, nécessairement, dudit Oncle Sam. Dont les missi-dominici récupéreront quelques « stocks » supplémentaires. Mission faite.
On peut en effet s’étonner, par exemple, qu’à Bruxelles la DG compétente n’ait pas été capable d’écrire les quelques règles communes concernant l’UMTS. Ce qui fait, qu’aujourd’hui, les opérateurs font valoir des arguments de distorsion de concurrence difficiles à contrer. De la quasi gratuité des licences aux enchères en passant par l’affichage d’un prix, c’est un invraisemblable bordel ! Mais le retrait de Suez Lyonnaise puis de Bouygues ne sont peut être pas une catastrophe vus de Bercy. En effet, non seulement des doutes croissants se font jour sur l’effectivité technique du machin, et sur les contenus futurs, qui foutent des maux de tête épouvantables au marketeurs et aux pubeux (bien fait, bande de nazes...).
Mais la fébrilité technique est telle (I-mode à l’horizon, CEE en vue. Prêts ? Tirez !), que l’on peut voir débouler une innovation qui flanquera toute cette quincaillerie par terre, à peine aura-t-elle commencée à fonctionner... (Si elle fonctionne un jour, à force on se prend à douter...).
L’excellente agence Reuters n’a en effet pas manqué de souligner le 30 janvier que : « Alors que les ventes de téléphones mobiles baissent et que les principaux opérateurs de télécommunications européens ont à verser des sommes énormes pour les services de téléphonie mobile de troisième génération, l’avenir du secteur tout entier se joue sur une technologie qui n’a pas fait ses preuves. »
[14]
Petits actionnaires de France-Telecom, personnels de FT, retraités de FT, contribuables invités - à l’insu de votre plein gré -, à cingler vers l’avenir radieux de la « société de marché », encore un effort et vous arriverez au nirvana du « Et-Et », alpha et omega de la nouvelle doxa célébrant les amours incestueuses de l’Etat et du Marché. Encore un tout petit peu de patience. Mais pas d’inquiétude excessive : l’addition sera pour vous, « as usual »...