Corollaire obligatoire à l’autorité de régulation et à la déontologie des contenus, la labellisation des sites est un autre de ces plaisirs pervers que l’on nous promet. Tous les textes prévoyant la corégulation indiquent clairement la volonté d’une telle mission.
De quoi s’agit-t-il ?
Apparemment, ça semble partir d’un bon sentiment. Pour permettre à ceux qui le désirent de filtrer l’accès aux sites qu’ils ne souhaitent pas voir (a fortiori en interdire l’accès à leurs enfants), des logiciels de filtrage existent, fonctionnant sur un double principe de mots interdits et de listes d’adresses. Ces logiciels sont cependant inefficaces : ils n’interdisent pas forcément l’entrée à tous les sites « inconvenants », surtout ils bloquent sur des critères simplistes ; c’est ainsi que les sites d’information sur le SIDA ou le cancer du sein se retrouvent censurés à cause du vocabulaire utilisé.
Il s’agirait donc d’organiser la centralisation, au niveau de l’organisme de régulation, d’un système de labellisation des sites, plus efficace et plus précis que les logiciels (ou au moins complémentaires).
Déjà, l’idée que ce que vous et moi considérons avant tout comme un formidable support pour notre liberté d’expression doive servir de baby-sitter pour occuper les enfants est assez détestable (la télévision sert déjà à cela !). Que le fait que la définition de « contenu indécent », sur l’internet, soit très extensive (sur le réseau, la notion d’indécence s’aligne systématiquement sur les ligues de vertu les plus réactionnaires ; un bout de sein, le mot « sein » lui-même, les discussions politiques, tout cela est « indécent ») n’est pas moins regrettable. Mais là n’est pas le problème.
Le vrai problème est ailleurs, et c’est bien plus vicieux.
En premier lieu, la labellisation, partout où elle est utilisée, est un outil de censure largement détourné de sa vocation originelle : elle permet la censure économique, politique et mercantile des contenus. Sachant qu’un organisme de co-régulation verrait sans aucun doute une sur-représentation des professionnels et des marchands, cette tentation de détourner la labellisation à leur profit serait logique.
La censure économique, tout d’abord, en interdisant l’accès aux sites de la concurrence, selon divers critères. Les fournisseurs d’accès à l’internet appartiennent pour la plupart à de grandes multinationales : facile de privilégier ses propres filiales en bloquant l’accès aux autres sous couvert d’une labellisation que l’on a effectué soi-même (dans le cadre d’une corégulation, rien de plus facile). Les états se livrent une guerre économique sans pitié : la labellisation est un nouvel outil du protectionnisme. Par exemple, les sites des magasins de lingerie américains sont classés « tout public », ceux pour les magasins européens sont indécents (au motif que la publicité pour la lingerie est plus « érotique » en Europe qu’en Amérique). Toutes les variantes sont possibles.
La censure politique, plus facile encore. Tous les logiciels de filtrage ont une option pour lutter contre l’« activisme ». Les hébergeurs se permettent d’ailleurs déjà d’interdire de véhiculer des idées politiques... Comment définit-on l’« activisme », de manière précise, dans le processus de labellisation ? Récemment, le BVP (Bureau de vérification de la publicité) interdisait la diffusion d’un spot pour la « Journée sans achat », action d’activistes dénonçant la marchandisation de nos sociétés. Autre possibilité : classez le site de l’OMC « site d’information tous publics », ceux des organisations anti-OMC dans « activisme politique », et vous orientez le débat comme vous l’entendez. La chasse à l’activisme devient ainsi un alibi pour la censure politique.
La censure « mercantile », elle, consiste à privilégier les sites commerciaux sur les sites bénévoles. Les marchands du net, dont les sites sont pour la plupart inintéressants au possible, cherchent depuis longtemps à faire disparaître le Web indépendant et non marchand, qui fournit gratuitement une information de qualité. Tous les moyens sont bons : les moteurs de recherche ne référencent plus les sites gratuits (AltaVista a tenté le coup récemment) ; avec la labellisation on peut institutionnaliser cette tendance, notamment en rendant plus complexe le processus de déclaration. La tentation, là encore, est naturelle : en concentrant la labellisation sur les sites commerciaux et institutionnels (ce qui revient à censurer tous les autres), on couvre déjà ce que l’on considère comme « intéressant » pour le grand public, à moindre frais.
Mais le pire reste à venir : comment, pratiquement, réaliser la labellisation des centaines de milliers de pages que l’on trouve déjà sur le Web, et des milliers qui s’y ajoutent chaque jour ? Le véritable piège est là.
En effet, on ne peut compter que sur la participation des webmestres pour mettre en place un tel système. Le « comité de labellisation » ne peut référencer que les pages dont il apprend l’existence, c’est-à-dire qui lui sont soumises par les auteurs de sites. Chaque site devra donc être déclaré par son auteur. On imagine de plus mal un organisme centralisé visiter tous les sites pour les labelliser un par un (les sites de référencement ne s’en sortent déjà pas...) : ce sera donc au webmestre lui-même d’indiquer le contenu de son site, et de s’auto-labelliser. Même la déclaration auprès du procureur de la république n’en demandait pas tant. Continuons... Puisque la labellisation repose sur les déclarations du webmestre, il faut pouvoir sévir après coup contre lui s’il a fait une fausse déclaration ; donc la déclaration est nominative.
Ca n’est pas terminé... tant que le site n’est pas labellisé, peut-il être visité ? Si l’on veut que le système soit fiable (en sens de fiabilité restrictive, n’est-ce pas, on ne parle plus de liberté d’expression depuis longtemps), un site qui n’est pas encore labellisé ne doit pas être accessible (sauf à ceux qui ont choisi l’option : « aucun filtrage »). De fait, même un site « tous publics » sera filtré, tant qu’il n’aura pas reçu son label. Ca n’est plus une déclaration, c’est carrément une demande d’autorisation avant publication !
Revenons sur le principe de la liberté et de la loi : la loi n’indique pas ce qui est autorisé, elle définit uniquement les interdictions. Dans le cas de la labellisation, on a exactement l’inverse : tout ce qui n’est pas explicitement autorisé (labellisé) est interdit. Une petite merveille démocratique.
On pourrait encore chipoter en s’interrogeant sur le fait que les sites sont enrichis régulièrement, qu’ils peuvent sans doute changer de label, que certaines rubriques peuvent être plus « visibles » que d’autres. Et un site « tous publics » qui référencerait un site à accès restreint, serait-il toujours accessible à tous les publics ? Etc. Mais, oui, ce serait du chipotage...
Alors même que les politiques s’accordent à supprimer toute forme de déclaration préalable (auprès du procureur de la République, auprès du CSA) pour les sites Web, la labellisation en introduit une version encore plus contraignante, puisqu’elle impose une véritable « demande d’autorisation » avant « émission » d’un site.
Un véritable massacre en perspective...