Dans une tribune d’une violence incroyable (« Non à l’internet de la haine », Libération, 21 juillet 2000), Marc Knobel, attaché de recherche au Centre Simon-Wiesenthal et membre du comité directeur de la Licra, consacre presque l’intégralité de son propos à dénoncer et attaquer les « libertaires » (une « clique ») plutôt qu’à expliquer et justifier l’action contre Yahoo.
L’attaque est terriblement directe et manichéenne. Le « rebond » prend dès le second paragraphe une tournure délirante :
« Depuis que le juge français a ordonné à la toute puissante société Yahoo ! de suspendre cette connexion en France, une petite clique d’internautes tonne, éructe et parle de censure. Assez curieusement, les mêmes ne s’étendent guère sur ce qu’ils lisent, vendent ou transportent. Comme si peu leur importait que le nazisme soit une barbarie ! Peu leur importe que des dizaines de millions d’hommes, de femmes et d’enfants aient été tués au nom d’idéologies monstrueuses, dans des brasiers immenses ou dans les dédales des usines de la mort ! Peu leur importe que le racisme ait été la cause d’innombrables malheurs et souffrances ! Les « libertaires » reviennent à la charge, tant ils veulent créer un net illusoire, un tout à l’égout multiforme et glauque. Dans l’Internet qu’ils veulent créer, l’on pourra tout dire, tout faire, tout vendre, sans limite aucune, sans contrainte aucune. Sur les étals de la World Company, seront vendues des voitures et les machettes qui ont tué des Rwandais ; des fleurs et des crânes des victimes du régime de Pol Pot ; des tableaux et des boîtes de Zyklon B, le gaz qui a tué des enfants dans les chambres à gaz. »
Et se termine d’une manière tout aussi grandiloquente : « Est-ce nous qui sommes dangereux ou les autres ? Ceux qui banalisent le nazisme sur le Net ? Ceux qui vendent les armes de la barbarie comme on vendrait des chaussettes ? Ceux qui tolèrent les sites, pages et écrits klanistes, néonazis et fascistes ? Ceux qui se taisent lorsque ces pages attisent la haine, discriminent, poussent au meurtre ? Ceux qui, in fine, foulent au pied les plus élémentaires des droits : les droits de l’homme ? »
Qu’est-ce qui, dans ce texte, provoque un tel malaise ? Pourquoi, plutôt que de seulement voir là un autre de ces textes totalement à côté de la plaque, on est confronté à un profond dégoût ?
Transformer tout contradicteur en nazi
De par sa formulation extrêmement manichéenne, cet article transforme explicitement tout contradicteur en nazi.
Il ne s’agit pas de ma part d’une impression exagérée, mais de ce qui est écrit : « les mêmes ne s’étendent guère sur ce qu’ils lisent, vendent ou transportent » (« les mêmes », ici, ne sont pas les nazis, mais simplement la « clique » d’internautes libertaires) ; alors quoi, les « libertaires » passent leur temps à lire, vendre et transporter de la propagande nazie et révisionniste ? La série suivante, les « peu leur importe » relève de la même attaque insultante : elle explique clairement que les « libertaires » se contrefoutent (« peu leur importe ») des abominations évoquées : les camps d’extermination, Pol Pot et le Rwanda, les libertaires s’en tamponneraient gaiement ?
Le dernier paragraphe procède de l’amalgame dégueulasse d’une manière tout aussi spectaculaire. M. Knobel divise le monde en deux camps : « nous ou les autres ». Par « nous », il faut comprendre M. Knobel, la suite montrant que « les autres » regroupe indifféremment les nazis et les libertaires dans une envolée lyrique aussi exemplaire que navrante.
M. Knobel ignore-t-il que l’on peut être antiraciste, engagé dans le combat antifasciste et révulsé par l’antisémitisme, sans pour autant partager toutes ses idées et approuver toutes ses actions ? Non, bien sûr, et c’est ce qui rend son procédé manichéen si inquiétant. Et puis, lorsqu’on l’on utilise ce genre de procédé, on le fait plus subtilement, implicitement ; alors qu’ici l’amalgame est, presque grammaticalement, explicite.
Mais de quel internet rêvent les « libertaires » ?
Les « libertaires » sont, certes, des fascistes, mais quoi encore ?
L’abus du terme « libertaire », dans tous les écrits répressifs concernant internet, joue sur le double sens de ce mot : libertaire signifie à la fois « partisan de la liberté d’expression » (les idées libertaires) et « anarchiste » (le mouvement libertaire). Partant de ce flou soigneusement entretenu, l’utilisation de certains mots (généralement : « mouvance », ici « clique ») provoque le glissement sémantique suivant : liberté d’expression, puis anarchistes qui, associé à « mouvance », doit évoquer Action directe et le terrorisme d’extrême gauche. Le terme « libertaire » doit toujours jouer ce rôle : faire passer de la liberté d’expression à la subversion d’extrême-gauche. Sinon, M. Knobel se contenterait de l’expression « défenseurs de la liberté d’expression », plus explicite et moins connotée.
Nous savons donc que les « libertaires » sont des fascistes d’extrême-gauche. Évocation d’une réalité du mouvement révisionniste (mais encore une fois, ce serait amalgamer libertaires et révisionnistes...), ou récupération du thème de « rouges-bruns » mis à la mode par le conflit Yougoslave ?
« Ils veulent créer un tout à l’égout multiforme et glauque. ». Donc les « libertaires » sont des égoutiers fascistes d’extrême-gauche, on progresse (mais « multiforme », je ne vois pas trop à quoi ça ressemble). Ca nous fait une opinion politique, mais aussi un métier.
Cerise sur le gâteau : « on pourra [...] tout vendre, sans limite aucune », « Sur les étals de la World Company... ». À rapprocher d’autres déclarations de l’UEJF et du MRAP expliquant que Yahoo utilise le premier Amendement uniquement dans le but de faire du commerce. Les libertaires sont donc des égoutiers fascistes et néolibéraux d’extrême-gauche.
Ca fait beaucoup pour un seul homme. On comprend qu’avec des critères aussi sélectifs, il ne s’agisse que d’une « petite clique »...
Le procédé pourrait être efficace si, à force de manipuler autant de menaces contradictoires, il n’apparaissait pas pour ce qu’il est : un fourre-tout démagogique.
Notons une dernière subtilité : en évoquant « une petite clique », M. Knobel évite soigneusement toute attaque ad hominem. Personne n’est visé en particulier et, malgré ses procédés mensongers, il ne risque aucune diffamation. Pourtant, la question est évidente : qui donc s’est permis de critiquer l’action contre Yahoo ? Pourquoi, alors que ce mouvement ne dépasse pas la « petite clique », ne dit-il pas de qui il s’agit ? Des noms, on veut des noms ! À l’inverse, ceux qui voudraient lui répondre sont obligé de lui répondre personnellement : avec la menace d’un procès en diffamation que cela implique.
Grandiloquence et instrumentalisation
On remarquera par ailleurs la prolifération des effets de style autour des génocides, comme tirés d’un exemplaire de La Rhétorique à l’usage des masses : les répétitions (« Comme si peu leur importait ... peu leur importe... peu leur importe... », « ceux qui... ceux qui... »), les innombrables énumérations (« d’hommes, de femmes et d’enfants... », « des voitures et les machettes..., des fleurs et des crânes..., des tableaux et des boîtes... », « tout dire, tout faire, tout vendre »), les évocations grandiloquentes de l’abomination (« des brasiers immenses », « les dédales des usines de la mort », « des enfants dans les chambres à gaz »...), les tournures précieuses (« Comme si peut leur importait », « l’on pourra », « sans contrainte aucune »)...
J’ai beau faire partie de la « clique libertaire » (admettons...), il est tout de même des effets que je m’interdis. Et en particulier les effets de style larmoyants (de plus, ici, sans élégance et avec un côté scolaire évident) autour de l’innommable, pour soutenir un propos personnel et politique très éloigné de la mémoire de la Shoah.
Même pour combattre, à l’époque, le Front national, beaucoup d’associations se sont opposées à l’utilisation de cette mémoire dans le cadre du débat politique, aussi grave que fut le danger. Même pour évoquer directement la Shoah, on sait que Lanzmann s’est interdit tout effet de style pour son film témoignage et qu’il dénonce toute entreprise qui transformerait l’Holocauste en spectacle, même pour la « bonne » cause.
C’est pourtant ce que Marc Knobel fait ici : pour s’attaquer à d’hypothétiques « libertaires » et interdire toute discussion sur l’action de l’UEJF et de la LICRA contre Yahoo, propos totalement accessoires, il invoque l’insupportable. Ce procédé se nomme l’« instrumentalisation » ; les « libertaires » ne s’amusent pas à jouer ainsi avec la mémoire d’Auschwitz, on aurait pu croire que l’UEJF et la LICRA seraient les premières à se l’interdire.
Car le danger est alors connu : à force d’invoquer l’Holocauste à tout bout de champ, on risque de le banaliser. Ce que M. Knobel se permet ici est répugnant : faire des effets de style grandiloquents (on dirait des gesticulations de prétoire au milieu d’une mauvaise plaidoirie) autour de la mémoire du Génocide, pour servir un propos personnel et anecdotique (répondre aux critiques sur le procès contre Yahoo).
Interdire la discussion
Qui peut donc alors répondre ? Et surtout, dans le cadre limité d’une tribune publiée dans un quotidien ?
Personne, car c’est impossible.
Le contradicteur se trouverait devant un choix insurmontable :
soit on accepte le jeu de M. Knobel, et on évoque à son tour la Shoah pour répondre à un « Rebond » navrant ; alors non seulement on se retrouve à ne plus avoir la place matérielle de développer les arguments qui répondent directement aux questions « pratiques » (faut-il opposer le devoir de mémoire et la liberté d’expression ? la méthode préconisée par l’UEJF et la LICRA est-elle la bonne ? cette méthode n’est-elle pas au contraire dangereuse ?...), surtout on accepte à son tour d’instrumentaliser l’Holocauste pour servir son propre propos ; alors non seulement on serait un salaud, ensuite on ne voit pas où serait la contradiction avec M. Knobel (puisqu’on est bien d’accord sur la réalité de la destruction des juifs par le régime nazi) ;
soit on refuse d’évoquer la Shoah de cette façon, et on passe directement aux différences d’appréciation sur le problème présent (UEJF et LICRA contre Yahoo) ; au risque de sembler éluder la question en parlant d’« autre chose ».
En déplaçant la discussion vers un sujet indiscutable, M. Knobel interdit de fait la contradiction dans le cadre d’un « Rebond » court dans Libération.
D’ailleurs le présent article ne prétend pas répondre à M. Knobel sur l’action de l’UEJF et de la LICRA (d’autres articles y seront consacrés), ni à évoquer l’Holocauste (ce qui n’est pas l’objet du site). Il se contente de démonter la rhétorique utilisée dans Libération.
Conclusion
La démarche de M. Knobel est dangereuse à plusieurs titres.
Elle rejette avec violence toute collaboration entre les partisans de la liberté d’expression (dont le premier objectif est le progrès de la démocratie) et les associations de lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Cette collaboration est pourtant indispensable, car ces deux mouvements d’opinion sont bien plus proches que ne le croit M. Knobel. Sur le réseau, elle a aboutit à de belles réussites, comme le montre par exemple la présence sur le site Anti-Rev de quelques personnes impliquées depuis longtemps dans la promotion d’un internet citoyen.
Signalons de plus que les associations de liberté d’expression sur le Net ne sont jamais passives face aux menaces anti-démocratiques et qu’elles ont déjà montré qu’elles pouvaient constituer d’excellents relais d’opinion.
Cette prise de position menace d’éclatement ces associations traditionnelles de lutte antiraciste. On voit déjà les débats houleux du forum de l’UEJF, où beaucoup refusent l’action politique de ce qui était, à l’origine, une association à caractère religieux. À la Licra, les propos de M. Knobel sonnent comme une reprise en main de la mouvance la plus dure. Risques ainsi de désaffection entre les associations de lutte contre l’antisémitisme, perçues comme de plus en plus extrêmistes, et une communauté traditionnellement très intégrée et rejetant toute action politique au nom de la religion.