Cher monsieur Tubiana,
Tout en vous remerciant d’accepter ainsi la discussion (je souligne que vous le faites sans animosité et sous une forme directe et sympathique, malgré le ton volontiers polémique que nous adoptons ici), je dois vous dire que mon premier article ne vous était pas personnellement adressé, ou plutôt que ça n’était pas un débat avec vous que j’espérais.
N’y voyez rien de personnel : cela tient à votre rôle dans cette histoire. Vous êtes, en tant que président d’une LDH engagée dans une procédure judiciaire et, si j’ai bien compris, en tant qu’instigateur de cette intervention de la Ligue, prisonnier de ce rôle. Votre réponse est exactement celle qu’on pouvait attendre de vous, ni plus ni moins.
À ce sujet, il faut que je vous raconte une anecdote. Il y a quelques semaines, nous avons été invités avec quelques amis du Web indépendant à une réunion de préparation d’un des journaux de la LDH (comme ils veulent causer de l’internet, ils ont besoin d’une aide extérieure). La réunion se déroulait dans les bureaux d’un avocat de l’association ; locaux superbes, je dois avouer, dotés d’une hauteur sous plafond impressionnante (à l’inverse de leur occupant). Puisqu’il fallait proposer des sujets pour le journal, je suggérai la prescription abrégée sur l’internet ; « non, répondit l’avocat, on ne peut pas parler des procédures en cours ». Faute de mieux, quelqu’un proposa d’expliquer la responsabilité des hébergeurs, puisque l’affaire Hallyday et les amendements Bloche donnaient à la question un point de repère médiatique ; « non, répondit encore l’avocat, on ne peut pas parler des procédures passées ». Bref : on ne parle de rien, on n’écrit rien, parce que tout ce que la LDH pourrait publier serait susceptible de donner des arguments à l’adversaire lors d’un futur procès. Et voilà la liberté d’expression de la Ligue limitée par ses propres avocats !
De fait, je ne suis pas assez naïf pour espérer vous entendre expliquer :
que Costes n’est pas raciste et qu’il s’agit d’œuvres artistiques au n-ième degré ;
qu’il faut défendre la prescription abrégée sur l’internet comme ailleurs ;
que le procès de Carl Lang contre le Réseau Voltaire est un « dommage collatéral » provoqué par l’action de la LDH.
Vous êtes dans votre rôle, vous ne pouvez naturellement que justifier la position dans laquelle la LDH s’est enfermée. Le contraire vous aurait d’ailleurs été vertement reproché par notre ami l’avocat.
Si j’ai parlé de « juridisme borné », c’est pour cela. Les remarques de l’avocat précité sont révoltantes : est-ce que ce sont les avocats qui dictent à la LDH ses positions, ou sont-ils au service des décisions prises par les membres ?
Car c’est un fait : le but premier de l’engagement de la LDH était (seulement) de faire condamner des propos racistes. Par la force des choses, la mise à bas de la prescription sur le réseau (et le bel argumentaire juridique qui va avec) est venue ensuite, comme une simple étape vers la condamnation de Costes.
Ce qui, pour nous, est le centre du problème, car ses implications liberticides sont énormes, n’a été pour les avocats de la LDH qu’une étape de la procédure : « Pour le Réseau Voltaire, la théorie de la "publication continue" est attentatoire aux libertés publiques et la LDH a eu tort de la prendre à son compte au cours du procès Costes », résume Thierry Meyssan dans une récente déclaration.
Votre argumentaire juridique est désormais une belle construction intellectuelle. Logique et tout… Ça n’a pas toujours été le cas. Dans le premier jugement (janvier 1999), il ne s’agissait pas d’un aussi large refus du principe de la prescription sur le réseau ; l’UEJF refusait à Costes la prescription pour deux raisons précises :
la non-déclaration de son site Web au CSA et au TGI,
et le dépôt d’un nouveau nom de domaine pour son site.
C’est seulement en décembre 1999 qu’a débarqué l’imparable construction sur la publication continue.
À ma connaissance, l’idée de la publication continue sur l’internet a été formulée dans un article d’Alexandre Braun, publié sur Juriscom en mars 1999 (il n’est d’ailleurs pas précisé dans cet article qu’il était l’un des dirigeants de l’UEJF, pas plus d’ailleurs que dans le commentaire du jugement Costes par Stéphane Lilti sur Legalis il n’est précisé qu’il est l’avocat de cette même UEJF – on nage dans la transparence…). Le même Alexandre Braun qui, en mars 1996, reconnaissait « ne pas être tout à fait à même d’évaluer ce qu’est exactement l’internet », trouvait « scandaleux que l’internet reste une zone de non-droit » et portait plainte contre des fournisseurs d’accès (même pas des hébergeurs !) parce qu’on trouvait des sites révisionnistes sur le réseau !
Bref, voilà une belle construction intellectuelle qui vient de loin…
Ainsi le principe de la publication continue, dans votre réponse, apparaît comme une « trouvaille » au milieu d’un océan d’arguments aussi classiques que nuls, que nous avons déjà réfutés en d’autres occasions (notamment lors de l’affaire Hallyday).
Vous nous dites que la date de première publication est difficile à établir sur le réseau. C’est un des points, justement, de l’article d’Alexandre Braun (« des preuves introuvables »). De la même façon qu’on prétendait responsabiliser les hébergeurs parce qu’ils étaient plus faciles à retrouver que les auteurs des sites Web, on adopterait un principe répressif parce qu’une justice respectueuse de l’équilibre des libertés serait plus difficile. Une solution de facilité, en quelque sorte. Notez cependant que les serveurs qui hébergent les sites enregistrent les visites sur ces sites, et peuvent donc déterminer à la fois la date d’installation d’une page, et même la date des premières visites du public sur ce site. Notez également que, du côté du Web indépendant, nous travaillons à inventer des solutions à ce problème de la preuve de la première publication.
L’argument des « denrées périssables » ne cesse de m’étonner. Comme si les livres s’autodétruisaient dans les bibliothèques tous les trois mois. Je me demande bien ce qui permet aux historiens de travailler… Cependant, c’est intéressant : cela montre bien qu’on peut échanger des arguments juridiques contradictoires sans fin, tout aussi valables les uns que les autres ; la seule chose qui permet alors de trancher, c’est une décision d’ordre politique (au sens de la vie des citoyens), c’est-à-dire le choix d’une philosophie sociale. Remarquez la contradiction amusante : si, avant l’internet, on n’avait que des médias « périssables », cela signifie qu’on avait une société sans mémoire ; le progrès que représenterait le réseau, en nous permettant l’accès à la mémoire, vous décidez de le condamner. Cela n’a évidemment pas de sens.
Surtout, vous expliquez que, si l’on appliquait la prescription à l’internet, on aurait une situation bien meilleure sur le réseau qu’ailleurs. Cet argument revient à chaque fois : si on ne réprime pas plus sur l’internet, alors le réseau sera une zone de non-droit. Il faudra m’expliquer cette perversion intellectuelle : pourquoi donc le fait d’appliquer les mêmes lois sur le réseau qu’en dehors amènerait à une dérive « libertaire » intolérable ? Je ne vous parle pas de n’appliquer aucune loi, ni d’appliquer des lois étrangères (américaines ?), mais simplement une bonne vieille loi française qui protège notre démocratie depuis un siècle : vous me répondez que cela reviendrait à établir une zone de non-droit !
Ce qui me déçoit le plus, c’est cela : vous nous refaites le coup de la « zone de non-droit » ! J’espérais au moins que la LDH ne nous sortirait pas cet argument minable. Vous nous présentez, comme la question fondamentale : « a-t-on le droit de tout dire sur Internet ? ». Réveillez-vous : depuis 5 ans, les procès et les condamnations se succèdent sur le réseau, les délinquants sont retrouvés, poursuivis et condamnés dans des proportions bien plus importantes qu’en dehors du réseau ; la loi s’applique sur le réseau, elle s’applique même « plus » (mieux ?) qu’en dehors ; et les partisans d’une liberté absolue sont ultra-minoritaires (par exemple, lors de l’affaire Hallyday, nous ne nous battions pas pour une absence totale de responsabilité ; au contraire nous revendiquions la responsabilité des auteurs, responsabilité dont la condamnation des intermédiaires techniques nous privait de fait). Alors non, ça n’est pas un « débat plus profond », c’est tout simplement hors sujet.
Ensuite vous nous sortez le couplet des « thèses prônées aux USA et qui tendent à affirmer l’existence d’une liberté d’expression sans limite » ! Nous réclamons l’application de la loi de 1881, et vous évoquez l’horreur du premier amendement américain [1] ! Je ne comprends toujours pas à quoi sert cet épouvantail ; à la longue, j’ai constaté qu’il était évoqué le plus souvent pour attirer la sympathie parce qu’il suggère une volonté de résistance à une invasion culturelle, ou par anti-américanisme primaire. Toujours est-il qu’il faudra m’expliquer en quoi la dénonciation systématique de la liberté d’expression (l’une des libertés constitutionnelles qui fondent notre démocratie) permettrait de lutter contre l’impérialisme américain.
Cette répétition des arguments de l’UEJF m’inquiète beaucoup. Connaissez-vous la richesse intellectuelle, culturelle, citoyenne que constitue l’expression des citoyens sur le réseau ? Est-ce de l’ignorance (ce qui n’aurait rien de condamnable) ou bien, comme tant d’autres, vous croyez que l’accès de tous à l’expression publique constitue intrinsèquement une menace ? Cette tendance, résumée par Françoise Giroud, « L’internet qui est un danger public puisque ouvert à n’importe qui pour dire n’importe quoi » (Le Nouvel observateur, 25 novembre 1999), nous la croisons quotidiennement. Conclusion (c’est grosso modo ce à quoi on assiste à chaque fois) : pour éviter quelques débordements, coupons tout, ça n’a de toute façon aucun intérêt, et c’est dangereux ; « Censurez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! ». J’espère bien que la LDH fait un peu plus confiance aux citoyens et à l’usage qu’ils font de la liberté.
On pourrait encore parler de l’esprit, très libéral, de la loi de 1881. Comme vous le soulignez, ce délai de prescription de trois mois est un cas unique dans notre droit. C’est dire à quel point le législateur a considéré que la liberté d’expression était fragile. Déjà à l’époque, on s’est interrogé sur la date à laquelle devait commencer à courir la prescription [2] : grand débat, déjà, à base d’arguties juridiques sur l’acte ponctuel ou continu ; certains (je me suis laissé dire qu’il s’agissait de l’extrême-droite de l’époque) voulaient faire démarrer le délai à la fin de la publication. Car, suivant votre raisonnement, il est évident que, si l’ouvrage est disponible, c’est bien que quelqu’un a encore décidé de le laisser à ma disposition (et d’en tirer généralement un bénéfice) – les livres et les journaux ne se perdent pas dans la nature, échappant à toute responsabilité.
Le juge a pourtant rejeté en bloc ces arguments (la plupart tout aussi valables que les vôtres) pour fixer la date au début de la diffusion, sans chercher à savoir combien de temps dure cette diffusion ou si l’éditeur peut l’interrompre (traduisant ainsi sa volonté répétée de « nuire » en laissant les ouvrages en circulation). La loi de 1881 est, je le répète, très libérale : elle limite sciemment les droits des victimes pour protéger une liberté fragile. C’est cet équilibre centenaire et subtile, l’esprit même de 1881, que vous allez faire disparaître. « La courte prescription édictée par l’article 65 doit être considérée comme l’un des éléments essentiels de la réglementation de cette liberté et l’une de ces garanties. » (Philippe Bilger) ; la publication continue fait donc disparaître ce que les juristes s’entendent à considérer comme « une des garanties » de la liberté de la presse. Ça ne vous inquiète pas ?
Venons-en donc à ce qui, pour moi, est le véritable « débat plus profond » : les conséquences de la position défendue par la LDH. Ces conséquences sont ce qui me permet de dire que « la LDH tire contre son camp » ; et vous remarquerez que votre réponse fait totalement l’impasse là-dessus : vous n’évoquez ni le procès contre le Réseau Voltaire, ni la disparition des archives des journaux sur l’internet, ni la fin de nos propres sites Web. C’est pourtant là que se trouve le fond du problème.
Vous avez beau jeu de dire que la décision contre Costes ne constitue pas, à proprement parler, une jurisprudence définitive. Mais, en l’absence de texte légal clair ou de jurisprudence avérée sur ce sujet, c’est la seule décision qui puisse influencer le juge de l’affaire Lang/Voltaire.
Une chose est sûre : le lien de cause à effet entre votre position sur la publication continue et l’action de Carl Lang du Front national contre le Réseau Voltaire est évident. « Alexandre Braun lui même souligne que la théorie de la "publication continue", qui a été évoquée par la LDH pour obtenir la condamnation de Jean-Louis Costes, doit pouvoir bénéficier également à Carl Lang contre le Réseau Voltaire » (déclaration de Thierry Meyssan sur la liste du Réseau Voltaire). Le quotidien Libération fait également le lien (articles du 9 novembre 2000). Bref, quand une liberté fondamentale recule, les démocrates en sont les premières victimes. Est-ce que la LDH est prête à payer ce prix ? La question mérite tout de même d’être posée.
Voici donc la conséquence logique d’une telle décision : pour échapper au harcèlement juridique (une des spécialités de l’extrême-droite et des ligues traditionalistes), nous ne devrons conserver aucune archive sur l’internet. Les grands journaux français devront fermer leurs archives en ligne (ce qui est, pourtant, l’une des plus appréciables possibilités de leurs sites), le Réseau Voltaire retournera à sa relative confidentialité. Quant à nous, qui nous exprimons uniquement sur le réseau, nos écrits ne bénéficieront d’aucun archivage : on ne nous trouvera même pas dans les archives de la Bibliothèque nationale. Bref : l’une des plus intéressantes utilisations de l’internet (en terme de citoyenneté) va disparaître. La recherche documentaire, si vitale dans la vie du citoyen, se limitera aux seules bibliothèques, c’est-à-dire réservée à une élite disposant de temps et de compétences spécifiques.
Partant d’un cas très particulier (un artiste dont les textes au n-ième degré ont créé tellement de trouble que ses disques, puis son site Web, sont passés inaperçus pendant plus d’un an), c’est l’ensemble de la liberté d’expression sur le réseau qui recule. Nous voici livrés, nous qui utilisons, par centaines de milliers, l’internet pour nous exprimer, au harcèlement juridique contre laquelle la loi de 1881 devait justement nous protéger. Pour la LDH, pas de problème : elle continuera simplement à ne pas avoir d’archives en ligne, et se contentera de s’exprimer au travers de journaux « périssables » dont le contenu aura été préalablement censuré par ses propres avocats.
Voilà donc ce que la position de la LDH va créer : un internet sans mémoire, où l’on ne trouvera que de l’actualité immédiate et des services marchands.
Tiens, pour le coup, un réseau qui ressemblerait à une télévision américaine.