Depuis 1881, une notion juridique nommée la « prescription abrégée » constitue l’un des piliers de la liberté d’expression en France. Jamais abrogée, même par le régime pétainiste. Qui donc pourrait souhaiter la remettre en cause ?
Inutile de s’interroger longtemps : sur l’internet, cette prescription abrégée est menacée par une jurisprudence prise en réponse au discours répressif qui entoure le réseau. Cela grâce à l’action irréfléchie d’une grande association de défense des Droits de l’Homme : la LDH.
Cette jurisprudence, qui constitue un des plus graves reculs en matière de liberté d’expression, sert aujourd’hui d’arme à l’extrême-droite pour harceler une autre association humaniste, le Réseau Voltaire.
Première étape : la liberté de la presse depuis 1881
Le XIXe siècle aura été riche en débats virulents et en retournements politiques ; de ses riches spéculations intellectuelles et de ses avancées technologiques, le siècle suivant retiendra le meilleur : le totalitarisme et l’étripage industriel. Au cœur de ses affrontements idéologiques, la place laissée aux libertés individuelles dans la construction de la société, et à la liberté de la presse en particulier.
La grande question du XIXe siècle : puisque les journalistes jouent un rôle central dans l’élaboration de la société (via ses multiples révolutions, restaurations et autres amusements publics), faut-il reconnaître cet apport social en les envoyant tous à la guillotine ou en protégeant, par la loi, leur statut et leur activité ?
En France et en 1881, on peut toujours le regretter, on a décidé d’élaborer une vaste loi, qui allait protéger la liberté d’expression publique pendant plus d’un siècle.
Le texte définit des droits et des devoirs de l’expression publique (et, dans une moindre mesure, de l’expression privée), sa philosophie étant alors largement d’inspiration libérale (c’est-à-dire allant dans le sens de la liberté). On ne le répétera jamais assez : la démocratie ne se construit pas sur le choix manichéen entre une liberté absolue ou la répression totalitaire des délits, mais sur l’équilibre subtil entre les libertés de chacun. En la matière, il faut rechercher l’équilibre entre la liberté de ce qui est écrit, et la protection de ceux qui pourraient être victimes des abus de cette liberté d’expression. Or, s’agissant d’expression, il est très difficile d’apprécier l’impact réel des propos, de déterminer directement les torts causés. Le délit lié à l’expression publique (délit de presse) n’a pas d’implication directe et tangible : si un tort est causé, ses effets sont indirects. Lorsque l’on frappe quelqu’un, lorsqu’on cambriole un logement, lorsqu’on attaque une banque, il est simple d’établir le lien direct entre la cause et ses effets. Au contraire, avec l’expression, le tort ne peut être qu’indirect. Cela ne remet pas en cause la gravité des conséquences, mais cela complique le lien entre cet acte et ses conséquences.
Comment établir un équilibre entre cette très fragile liberté et la répression de ses abus, alors même qu’au cas pas cas il est difficile d’établir le lien direct entre l’abus et les torts éventuellement causés ? La loi de 1881 introduit alors une notion juridique étonnante : on va soumettre l’expression et ses possibles délits à l’épreuve du temps. Si, au bout de 3 mois, personne ne s’est plaint d’une information, c’est que cette information n’a pas causé suffisamment de trouble pour être poursuivie. Passé ce délais, aucun préjudice ne saurait être relié à cette expression.
Depuis la loi de 1881, tous les délits liés à l’expression publique sont prescrits au bout de trois mois (article 65 [1]). On nomme ce principe : prescription abrégée. Si, 3 mois après la première diffusion publique, personne ne s’est plaint, alors plus personne ne peut se plaindre. Tous les délits liés à l’expression (diffamation, plagiat, racisme…) sont « effacés » après ce délais. (Pour information, la prescription « normale » pour les délits est de 3 ans, et de 10 ans pour les crimes.)
Il y a bien sûr une justification plus pragmatique à cette prescription abrégée. On sait, d’expérience, que l’une des actions les plus efficaces pour museler un média est le harcèlement juridique. C’est une arme redouble, aux mains de ceux qui en ont les moyens : portez plainte, à répétition, contre un journal, jusqu’à l’épuiser financièrement (même si vous ne gagnez pas, les frais de procès suffiront à l’asphyxier). Si vous avez décidé d’avoir la peau d’un journal, reprenez toutes les coquilles et inexactitudes qu’il a pu diffuser depuis des années, et enterrez-le sous les procès. C’est la méthode qu’ont dû subir quelques journaux, tels Charlie Hebdo, de la part d’associations traditionalistes et d’extrême droite. Pour limiter ce risque (réel) de harcèlement juridique, la loi de 1881 a ainsi institué la prescription abrégée de 3 mois.
Pour de nombreux spécialistes du droit de la presse, c’est précisément cette disposition qui a assuré, depuis un siècle, la liberté d’expression en France, en donnant aux maisons d’édition et à la presse une des armes de leur survie économique. Au cours du XXe siècle, le principe de la prescription abrégée s’est étendu à l’ensemble des médias [2].
Deuxième étape : à bas la prescription abrégée !
Depuis lors, nombreux sont ceux qui ont tenté de faire tomber la prescription de presse, souvent d’ailleurs de bonne foi, et souvent au cas par cas (pour la « bonne » cause, dans un cas précis) [3].
En juillet 1998, un rapport du Conseil d’État s’interrogeait déjà sur l’applicabilité de la prescription abrégée à l’Internet (« La vraie interrogation est celle de l’applicabilité de ce texte au monde des réseaux alors même qu’il a été conçu pour un environnement différent. »), mais évoquait le danger de « remettre en cause l’équilibre de la loi de 1881 » [4].
Mais les juges ont systématiquement refusé de remettre en cause cette disposition, qui constitue l’un des piliers de la liberté d’expression [5]. Plutôt accepter de passer l’éponge, même lorsque cette disposition est visiblement détournée dans le but de nuire (en gros : publier un torchon ignoble au fin fond du trou du cul du monde à quelques exemplaires, et attendre discrètement trois mois avant de diffuser largement en toute impunité), que d’introduire une jurisprudence dangereuse. Dans ce domaine, les juges ont plutôt suivi les recommandations libérales.
Mais nous le savons désormais, il existe un domaine où il ne fait pas bon évoquer la liberté d’expression : il s’agit de l’internet, de ses pédophiles, de ses nazis… de ses pédonazis.
Sachez-le, bande de pseudo-libertaires de l’internet : sur le réseau, la prescription abrégée n’existe plus. Sur le réseau, vous disposez officiellement de moins de liberté qu’en dehors du réseau !
Pendant la Seconde guerre mondiale, même le pétainisme n’aura pas eu la peau de cette prescription ; aujourd’hui ce sont les associations de lutte contre le racisme et l’antisémistisme qui tente de la faire disparaître. Le monde de l’internet tourne-t-il à l’envers ?
Tout commence lorsqu’une association confessionnelle, l’UEJF (Union des Étudiants Juifs de France) décide de traquer le nazi en ligne, prenant de vitesse les associations laïques habituelles. La guerre au nazi du réseau est lancée : si, médiatiquement, l’accueil du discours pédonazi est une belle réussite, juridiquement les résultats ne sont guère brillants. Et pour cause : on trouve assez difficilement de bons gros sites nazis en français. Le premier procès avait visé Faurisson, dont l’ancienneté dans l’ignoble interdit qu’on en fasse un « cyber-négationniste » (récemment, on a encore échoué à transformer le procès de Pierre Guillaume en procès de l’internet, tant il est impossible de faire croire que les activités de la Vieille Taupe sont spécifiques au réseau).
À la recherche du nazi « made in cyberspace », l’UEJF découvre alors deux textes qui réunissent toutes les qualités requises : du racisme, de l’antisémitisme, de la provocation gratuite dans une ambiance glauque. L’artiste trash Jean-Louis Costes devient le symbole de l’« internet de la haine ». Peu importe que Costes soit connu dans les milieux underground (et très à gauche) comme n’étant ni nazi, ni raciste, ni antisémite, ses textes de provocation au n-ième degré contreviennent explicitement à la loi. Peu importe qu’il s’agisse d’œuvres artistiques, que Costes ne soit pas (au contraire) le nazi idéal, la lecture de ses textes au premier degré est intolérable. Donc, ce sera Costes, et il va en prendre plein la gueule.
Retentissant procès, que l’UEJF va présenter comme exemplaire dans la lutte contre l’« internet de la haine ».
Manque de pot, les textes (et le site de Costes) sont très anciens (1996). Le juge constate que le délais de prescription est dépassé (constat par l’UEJF en juillet 1997). Le juge remarque de plus que le site est connu de longue date et que l’auteur n’a jamais tenté de se soustraire à ses responsabilités [6]. Prescription de la presse, point. Il fallait se réveiller plus tôt.
Pour l’avocat de l’UEJF, cet échec est intolérable. Échec qui survient après un premier procès avorté, sur une erreur de procédure de l’UEJF. De quoi s’énerver... Il s’en plaindra dans un texte publié par Legalis, dans lequel il fera allègrement l’amalgame entre Faurisson, Costes et les photos d’Estelle Hallyday sur les machines de Valentin Lacambre. Il livre une conclusion terrifiante de la part d’un avocat : « Pendant que la représentation nationale se cache derrière les juges qui eux-mêmes se retranchent derrière une conception étriquée du droit, les cyber délinquants fleurissent et gagnent leurs procès. », ou encore « L’orthodoxie étriquée du droit prime. » (traduisez : le juge a appliqué la loi et c’est pas bien !).
C’est donc un autre procès, très procédurier, qui va suivre. Procédurier, car il ne va pas s’attaquer au fond (Costes est-il un méchant nazi ?) mais à cet obstacle juridique que constitue la prescription abrégée. Avant de pouvoir poursuivre Costes sur le fond, il faut résoudre ce point de la procédure. C’est là que tout devient extrêmement dangereux, le cas précis de Costes dérivant sur l’ensemble de l’expression sur internet.
Troisième étape : la LDH entre en guerre
C’est un point de droit nettement plus lourd et complexe qu’il convient d’aborder. Le soutien de grosses associations n’est pas de trop. Des associations, si possible, avec d’excellents avocats. En l’occurrence, la participation de la Ligue des Droits de l’Homme est décisive, Ligue à laquelle Costes avait eu le tort d’envoyer son propre dossier, espérant un conseil dans l’affaire qui l’opposait à l’UEJF. Ce qui allait revenir pour lui à se tirer une balle dans le pied. Entre la liberté d’expression sur l’internet (auquel elle ne comprend que dalle) et l’ambiance hystérique de la chasse au pédonazi savamment orchestrée, la LDH va alors choisir de se lancer dans la bataille contre la prescription abrégée sur internet.
La LDH, alors, a accumulé un retard effarant en matière d’internet. L’ancienneté de cette honorable maison, sa structure très hiérarchisée, semblent ne pas la prédisposer à comprendre le fonctionnement du réseau, encore moins à l’utiliser pour savoir ce qui s’y passe vraiment. De plus, elle est en train de se faire doubler par une minuscule association. Son réflexe est alors simple : cédant au discours pédonazi ambiant, ayant sous la main un bon gros nazi (et une médiatisation déjà bien lancée du procès), un dossier complet sur les agissements du scélérat (envoyé par lui-même), elle se lance précipitemment en guerre contre Costes. C’est là qu’il faut s’interroger : le but direct du procès n’est plus d’obtenir la condamnation d’un facho, mais d’abolir la prescription abrégée, question dont les implications sont énormes. Et plutôt que de mener une réflexion large au sein de l’association, le dossier est passé aux avocats, dont le professionnalisme exemplaire est synonyme de juridisme borné (ça n’est pas un reproche, c’est une déformation professionnelle). Ayant décidé d’obtenir à tout prix la condamnation de Costes, la LDH n’évaluera à aucun moment ce qu’elle est en train de sacrifier dans ce but.
Le 15 décembre 1999, en correctionnelle, la jurisprudence tombe : la prescription abrégée ne s’applique pas à l’internet.
L’expression, considérée depuis un siècle comme un acte ponctuel (si volonté de nuire il y a, c’est uniquement au moment où l’on s’exprime, et peu importe qu’on sache que le livre circulera encore pendant des années), devient sur le réseau un acte continu. Le juge nous sort une de ces dangereuses idioties dont seuls les hommes qui s’habillent de robes noires sont capables, la publication devient continue : « Si la mise en œuvre de ce principe est aisément applicable à des messages périssables, voire furtifs, dès lors qu’ils ont fait l’objet d’une publication sur support papier ou audiovisuels, il n’en va pas de même lorsque le message a été publié par internet qui constitue un mode de communication dont les caractéristiques techniques spécifiques obligent à adapter les principes posés par la loi sur la presse […]. L’acte de publication devient ainsi continu. […] Dès lors, il y a lieu de considérer qu’en choisissant de maintenir accessible sur son site les textes en cause aux dates où il a été constaté que ceux-ci y figuraient, et en l’espèce au 10 juillet 1997, Jean-Louis Costes a procédé à une nouvelle publication ce jour-là et s’est exposé à ce que le délai de prescription de trois mois court à nouveau à compter de cette date. ». Costes va pouvoir être jugé sur le fond.
Cette décision est exemplaire de l’ambiance pourrie qui règne dans les prétoires autour de l’internet : des juges qui souhaitent se faire mousser en inventant une jurisprudence « innovante » (à la mode start-up), suite à un débat qui, pour cause de chasse au pédonazi, décide d’ignorer catégoriquement les fondements démocratiques des lois (en l’occurence, on se pénètre gravement de juridisme borné - la publication continue - à l’exclusion de toute considération sur la liberté d’expression que les textes de 1881 voulaient protéger).
Et les implications de ce combat, justifié par l’ambiance ultra répressive qui entoure le réseau, vont concerner beaucoup de monde. Les webmestres qui s’éditent sur le réseau sont moins protégés que leurs homologues des autres médias : faites un fanzine papier, vous êtes protégés au bout de 3 mois, mais faites un fanzine sur internet, la guillotine est perpétuellement (en continu…) prête à tomber. Tous les journaux qui ont un site Web voient, par exemple, disparaître cette prescription qui assurait les conditions de leur survie depuis un siècle. Les maisons d’édition qui vont passer au « livre électronique » vont faire de la « publication continue » et vivre en permanence sous la menace des procès.
Bref, toutes les formes d’expression sur le réseau deviennent un sous-groupe officiellement à part et défavorisé par rapport à tous les autres médias.
Quatrième étape : le Réseau Voltaire en première victime
Le plus épatant dans cette affaire, c’est que la première victime de ce recul démocratique risque de ne pas être Jean-Louis Costes (le présupposé nazi), mais une grande association humaniste engagée depuis des lustres dans le combat contre l’extrême droite : le Réseau Voltaire !
Avant le procès en cassation de Costes (le quatrième, si je compte bien), il y aura le procès intenté par Carl Lang, délégué général du Front national, au Réseau Voltaire. Le Réseau Voltaire diffuse sur son site des notices bibliographiques, des articles et des notes d’information, sur le fonctionnement d’une agence de presse libre, consacrée à la défense de la liberté d’expression et de la laïcité. Surveillant depuis des années les agissements de l’extrême-droite, elle livre un combat d’une très grande valeur. Elle avait ainsi consacré une note à Carl Lang, député européen Front national depuis 1996. Cette notice, publiée il y a un an, serait sur n’importe quel autre média considérée comme totalement prescrite.
Quelle arme juridique va donc bien pouvoir justifier cette poursuite ? Facile : la « publication continue » et l’absence de prescription sur l’internet ! La boîte de Pandore est ouverte : les associations telles que le Réseau Voltaire sont désormais livrées au harcèlement juridique...
Grâce à la tenacité de la LDH, c’est désormais l’extrême-droite qui fait des procès aux antifascistes. Belle victoire !
Conclusion
Voilà ce qu’il arrive lorsqu’une grande association renonce à avoir une position concertée et réfléchie au sujet d’internet et tombe dans l’hystérie collective : on vise un pseudo facho (faute d’en trouver un vrai), on laisse le débat au juridisme borné des avocats (le juridisme borné est sans doute le pendant naturel de l’orthodoxie étriquée du droit), et in fine la première victime de cette formidable avancée antidémocratique est une autre association humaniste luttant contre l’extrême-droite.
Il fallait y penser : quand on manque de fachos, on peut toujours se flinguer entre nous.