Quand on était petit, on avait tous un cobaye, un hamster, un chaton, une souris blanche ou un lapin. C’était une sorte de copain. Une petite boule vivante, un oeil rouge qui vous regardait avec confiance tandis que la bestiole grignotait le bout de carotte qu’on partageait avec lui... La nuit, il venait tout doucement vous brouter les sourcils.
Parmi les copains de l’école, à la même époque, il y en avait un ou deux, qui ne jouaient jamais avec nous. Pas le temps, trop occupés, parce que déjà à cet âge, ils faisaient des affaires ! Ils élevaient des lapins.
Tout plein. Bien serrés dans des cages perfectionnées. Ils les faisaient se reproduire à « tire-l’haricot », les engraissaient et les vendaient. Ou les tuaient eux-mêmes pour augmenter la rentabilité. Le coup du lapin, et couic ! l’animal tournait de l’oeil — un oeil dans lequel l’autre n’avait jamais eu la curiosité de regarder. A cinq francs pièce, les clapiers c’étaient de sacrées tirelires pleines de thunes !
Bon, je vous entends d’ici : tu en manges bien du lapin, toi, espèce d’hypocrite ! Eh, oui, ça m’arrive... Et avec de la polenta grillée, miam ! Mais la question n’est pas là ! On parle bizness, pas gastronomie !
Le fond du problème, c’est le malaise qui nous prend tous quand on n’entend parler que de pensée unique, de primauté de l’économique, de lois du marché, de fric, de bourse, de bénéfices et de combines. Des hommes, jamais ! Sauf pour décompter les victimes du chômage, du sang contaminé, de la vache folle ou de la haute truanderie...
Le monde serait-il mené par les vendeurs de lapin d’hier aux yeux de qui les humains doivent être des espèces de Jeannot lapins ou de pigeons à dévorer ?
Nasr Eddin Hodja, lui, criait par la ville : « J’ai perdu mon âne ! J’ai perdu mon âne ! Mon âne en récompense pour qui me le ramènera ! ». Un « pense-unique » l’arrête et le traite de fou : « Si tu donnes ton âne en récompense, à quoi ça te sert de le retrouver ? ». Le subtil Hodja lui fait cette réponse : « Et tu comptes pour rien le plaisir des retrouvailles ? »
Nous, quel sera le plaisir de nos retrouvailles avec les vaches folles, les veaux au mercure, les poulets à six pattes, les cochons génétiquement trafiqués, le gibier atomique que tranquillement les vendeurs de lapins nous fabriquent ?
Méfions-nous ! Ce qu’on fait aux bêtes, on finit par le faire aux gens ! Parce que les animaux, les gens, la vie, ce n’est rien d’autre qu’un terrain de jeu bien juteux pour les requins-marteaux qui nous dirigent.