La pièce se déroule au tribunal de Bobigny où défilent devant un juge
les étrangers « retenus » en zone d’attente avant qu’ils ne soient
« reconduits ». C’est à dire expulsés vers le pays d’où ils viennent. A
moins qu’ils ne soient autorisés à « entrer sur le territoire français »,
à y demander l’asile. Ou bien encore que la procédure soit suffisamment
mal ficelée pour qu’ils soient relâchés. Le nombre de personnes faisant
l’objet d’un maintien en zone d’attente était de 9308 en 1999. Il existe
122 zones d’attente, dont 98 en métropole. 96 % des demandes d’asile
sont présentées à Roissy, 2 % à Orly. Les autres aux aéroports de
Marseille (ainsi que dans son port), à Bordeaux, et Lyon. 24 220
décisions de non-admission ont été prononcées en 1999.
Six policiers arrivent et annoncent : « Trente dossiers pour
aujourd’hui ». Dans la salle aux murs jaunes qui compte une quarantaine
de chaises, c’est le silence qui règne. Une affiche est placardée au mur
à l’attention des avocats : « En raison du nombre de dossiers à traiter,
vous voudrez bien faxer la veille de l’audience ou le matin avant huit
heures la liste de vos clients. » Il y a un bureau surélevé, derrière
lequel viendra le juge, avec des ordinateurs et leurs imprimantes. Et
puis en face une table où traducteurs, avocats et clients viendront
s’asseoir. Sur la droite des bancs avec, devant, une petite table où les
avocats compulsent leurs dossiers. A gauche une table avec un policier,
le chef d’escorte qui surveille une pile de dossiers, l’avocat du
ministère de l’Intérieur. Entremêlés, tout autour, les bancs où « les
étrangers » s’installent avec des policiers un peu partout. Et puis il y
a une petite salle où femmes, enfants et bagages sont rassemblés.
Une femme policier demande des toilettes potables. Ca n’a pas l’air
d’être courant car le greffier se creuse longtemps la tête avant de lui
conseiller celles du premier étage. Elle y part d’un pas vif. Un
policier se renseigne pour savoir qui est le juge qui va présider. La
réponse lui tire un soupir de lassitude : « La dernière fois elle a fini
à vingt deux heures ». Il repart s’asseoir. Deux avocats africains
entrent et serrent la main du greffier et du policier responsable de
l’escorte. Ils portent des costumes anglais bien taillés, des chaussures
de luxe, et vont s’installer une pile de dossiers sous le bras sur des
chaises situées devant un petit bureau. Puis il compulsent plus ou moins
frénétiquement cette pile de tranches de vie.
Avant les « 35 quater » il y aura les « 35 bis », ceux qui ont commis une
infraction. Un policier déguisé en civil : jean, tee-shirt, gilet
reporter, cheveux courts et bouc, arrive avec sept « clients ». Ils
viennent s’asseoir là où il y a de la place, à côté de moi. Tout le
monde est très gentil, se salue, a l’air de se connaître, se sourit.
Sauf les "invités", les "étrangers", qui regardent sans rien y
comprendre, sans savoir qui est qui.
« J’ai trois indiens, ils parleraient pas anglais ? ». « Non penjabi et
hindi » répond un policier. Une jolie avocate un peu chic discute avec un
autre avocat. Elle est enceinte, a les cheveux frisées, le teint halé et
des lunettes aux montures métalliques. Elle est "commise d’office". Elle
a des lèvres roses presque mauves parfaitement dessinées, des fossettes
quand elle sourit, un grain de beauté sous la joue gauche. Elle est tout
simplement belle. Ça contraste avec le mélange un peu terne qui émane de
la salle, comme un petit halo qui semble l’entourer et la protéger de
l’atmosphère qui commence à se tendre.
Au fond de la salle des policiers discutent mutation. Marseille, Tarbes,
une maison à la campagne, cent bornes aller-retour pour aller travailler
et rentrer chez soi chaque jour. L’ambiance pourrait être décontractée,
tout le monde discute gentiment, plaisante un peu. Tout le monde sauf
les « invités » qui attendent.
Il est onze heures moins cinq, le personnel s’agite pour trouver les
traducteurs manquants. Seul l’un des trois Indiens du Penjab parle
l’anglais. L’interprète d’anglais va passer un coup de fil. La femme qui
représente la préfecture de police qui accompagne les « 35 bis » a un
visage qui ne m’est pas inconnu. Probablement une ancienne des R.G. qui
suivait auparavant les manifestations. A onze heures, la juge entre dans
la pièce, tout le monde se lève. Elle dit bonjour, chacun se rassoit.
L’audience démarre.
Les premiers « dossiers » qui se succéderont pendant la matinée seront
ceux des étrangers qui auront tenté de partir de France avec des
passeports falsifiés. Arrêtés à l’aéroport, ils risquent l’expulsion
dans leur pays d’origine. Il y a Hacene, en France depuis 1992, qui a
craqué, n’a pas supporté de vivre en France sans rien. Il tentait de se
rendre au Canada. Les trois avocats africains discutent assez bruyamment
dans un coin. L’un reçoit un coup de fil sur son portable. D’un regard
le juge lui signifie que ça fait un peu beaucoup. Il l’éteint.
Une jeune algérienne passe à son tour. Elle tentait elle aussi de
s’embarquer pour le Canada. Puis les trois indiens dont un seul parle
anglais, qui tentaient de partir pour New York. Un jeune Sierra Léonais
de 20 ans, destination Canada. Enfin un jeune roumain de 25 ans. Avec un
passeport lituanien il voulait rejoindre sa femme en Irlande, où sa
demande d’asile est en cours d’examen.
Il y a un léger brouhaha de papiers qui bruissent, de murmures. Le juge
écoute l’avocat de la police, celui du voyageur interpellé en cours de
route, puis récolte toutes les pièces du dossier et rédige son
ordonnance de jugement qui est rendue dans la foulée, signée par chacun.
Certaines discussions avec les avocats se prolongent la plupart du temps
sur la question de la nullité des procédures. Les droits des « voyageurs »
qui ne leurs ont été signifiés que plusieurs heures après que la police
les ait « contrôlés », l’absence de traducteurs pour l’audition, des
documents qui ne sont pas signés, des heures qui ne concordent pas, des
procédures mal ficelées par la police. Après les débats contradictoires,
il y a le silence, la tension perceptible du voyageur qui attend qu’on
lui dise ce qu’il va devenir, où il va aller.
Il est midi trente cinq, il ne reste plus à passer qu’un monsieur dont
le prénom est Abu. Il est libanais. Après ce sera les hommes et les
femmes qui sont en « zone d’attente ». En file indienne ces trente
« dossiers » arrivent des sous-sols du tribunal. Ils sont accompagnés
d’une dizaine de policiers. Jeunes, ils viennent d’un peu partout, ils
ont l’air un peu fatigués, impressionnés. Ils prennent place après avoir
déposé leurs petits bagages dans une pièce située derrière la salle
d’audience. Puis ils s’assoient là où on leur dit de le faire d’un
geste.
Les « flags » sont finis. Les décisions ont été rendues, diverses. Le juge
a laissé le temps à chacun de s’exprimer, a posé des questions aux
étrangers mis à part. L’impression qui s’en dégage est qu’elle a fait
son travail avec rigueur et esprit critique, à quelques détails près.
Des détails qui sont assis sur leur chaise et qui ne doivent pas pour la
plupart savoir où ils sont. La belle avocate s’en va. C’est comme une
petite lumière qui s’éteint dans la salle, il ne reste que de la
grisaille, des visages convenus ou inquiets. Quelquechose comme de la
routine s’est installé. Malgré les sourires qui s’échangent la pièce est
devenue plus terne.
La femme de la préfecture s’en va aussi. Elle demande à l’une des
interprètes de pouvoir téléphoner de son bureau. Demande acceptée.
L’interprète est l’une des stars de la salle. Elle papillonne, parle, va
et vient, reçoit d’incessants coups de fil. Elle est chez elle,
épanouie, envahissante. A se demander si elle n’est pas née dans ce
palais, où elle semble connaître tout le monde par son prénom.
Il est une heure moins le quart, les audiences recommencent.
Ganah a 19 ans. Il est arrivé il y a trois jours à l’aéroport. Il a
demandé l’asile politique, a été entendu par le ministère des Affaires
étrangères deux jours plus tard. Il n’a signé aucun des procès-verbaux,
même pas ceux où il demande l’asile. Il n’a rien signé du tout. Son
avocat s’emporte : « On lui a collé un interprète en anglais et il n’a
pas tout compris, c’est le moins qu’on puisse dire ». La juge opine,
l’avocat de la police fait la gueule.
Défilent ainsi une cohorte d’hommes et de femmes qui n’ont pas pu faire
de demande d’asile, qu’on a essayé de renvoyer au plus vite. Des gens
qui n’ont pas rencontré de traducteurs parlant leur langue. Ça ressemble
à un jeu. D’un côté l’administration qui présente les dossiers dans
lesquels il manque quelquechose, dont les failles sont perceptibles. De
l’autre l’avocat commis d’office qui s’y engouffre et démonte point par
point les négligences, les incohérences. A la fin de la partie, le juge
tranche. Au cours d’un de ces commentaires, après avoir prononcé
plusieurs nullités et rendu des gens à la liberté le juge plein d’humour
ou consolant, allez savoir, finira par s’exclamer quasi solennellement :
« Je fais confiance aux procès verbaux des gardiens de la paix ». Dans
certains cas, c’est le juge qui demande aux traducteurs d’informer de
leurs droits ceux qui « attendent ». Personne ne semble y avoir pensé
avant.
Les policiers de garde sont relevés. Ils ont passé la matinée assis à
écouter ce qui se passait pour ceux qu’ils accompagnaient. Un africain
porte une chemise aux logos d’Elf, confectionnée dans un wax bleu,
rouge, violet et vert. Un autre a la tête renversée sur son siège, il
regarde le ciel par la fenêtre. Un ciel qui est bleu clair rempli de
nuages blancs. Il ne pleuvra pas aujourd’hui, ou peut être seulement en
fin d’après midi. Peut être rêve-t-il ?
La ronde continue. A force ça lasse. On en oublierait presque ce qui se
joue pour les principaux intéressés qui ne disent pas un mot. C’est
comme une pièce de théâtre dans laquelle chacun connait son rôle. Sauf
les personnages principaux qui ne comprennent rien, qui ont fait des
déclarations contradictoires, ne savent plus très bien, ont tout oublié,
mais comprennent bien que dans cette pièce c’est leur vie qui est en
train de se jouer. Il sont assis et ils regardent. Ils écoutent. On ne
leur demande rien. Ils attendent.
Ces voyageurs n’ont pas subi une interpellation mais un contrôle de
documents administratifs. Ils ne sont pas prisonniers. Il ne s’agit pas
d’une privation de liberté puisqu’ils ont à tout moment la possibilité
de partir. Partir, mais pas en France puisqu’ils n’ont pas les documents
administratifs nécessaires. Ni dans les pays dont ils n’ont pas
l’autorisation administrative le leur permettant. En résumé, ils ont le
droit de repartir de là où ils viennent.
Dans la salle voisine des petits jeunes passent en file indienne devant
un autre juge. Leurs potes sont venus les voir. Peu à peu ils ont envahi
le terre-plein situé devant les fenêtres de la salle d’audience du "35
quater", les couloirs du palais.
Il reste une vingtaine de personnes qui doivent être « présentées ».
Chaque « dossier » prend une vingtaine de minutes. Le policier avait
raison, il y en a jusqu’à 21 h 30 minimum.
Une jeune chinoise passe à son tour. Elle venait de Colombo. L’avocat
qui vient de la défendre fait les cent pas, regarde dehors les oiseaux
qui passent. Un policier rythme l’ennui en tapotant une chaise de son
stylo. Il a les cheveux gris parfaitement coiffés et courts, il porte un
treillis bleu et des rangers, il ressemble à un soldat. Le maintien en
zone d’attente de la jeune chinoise est autorisé par le juge pour une
période de huit jours, ce que demandait l’avocat de la police. Le temps
d’organiser son « rapatriement » sur Colombo. Le policier sourit au rendu
de la décision.
« Flux migratoires », « gestion des flux », ces mots qui agacent prennent
ici un sens. J’ai la sensation de frôler ce « flux », un nom, un prénom,
une date, un pays de naissance et puis un avion qui atterrit en France.
C’est un flux de fantômes, d’errants qui semblent ne rien savoir d’autre
qu’il leur fallait partir. Des hommes qui flottent. A peine des noms,
des vrais, des faux, des mal prononcés à l’audience. Quelques uns sont
prêts à repartir. Quelques autres glissent du bout des lèvres le nom
d’un pays où ils aimeraient bien aller. Ils flottent, ne sont encore
arrivés nulle part. Depuis des jours ils existent à peine.
La séance est suspendue. Des policiers amènent une caisse de plastique
avec des sandwichs sous vide qui feront le repas de ceux qui sont en
attente. Le soleil brille, la lumière baigne le palais de justice. Des
bruits de pas claquent dans les couloirs, des murmures, des
conversations, des mots qui se détachent, des nuages de fumée au dessus
de petits groupes qui discutent. Il doit faire dans les 35 degrés, c’est
l’été à Bobigny.
Il y a une jeune femme brune qui fume de dos en regardant dehors,
quelques cheveux courent sur sa nuque et ses épaules. J’ai envie de m’y
noyer, de m’y perdre, envie de la serrer dans mes bras pour me
convaincre que nous sommes vivants, que nous sommes quelque part. Nous
marchons vers le métro, nous parlons, je laisse mes yeux se réfugier
contre sa peau. Tout près, regarder son souffle, ses yeux se fermer puis
se ré-ouvrir. Elle est belle. C’est l’été. Tout cela n’est pas réel, ce
doit être un cauchemar. Je ré-ouvre les yeux, la jeune femme est
toujours là, elle me sourit. J’aimerais la prendre dans mes bras. Je ne
le fais pas, quelqu’un l’attend. Je flotte, comme ces hommes et ces
femmes en suspension. Je ne sais plus très bien qui je suis. Je la
regarde encore. J’ai envie de partir d’ici avec elle, mais je ne sais
pas pour aller où.