Un terme revient sans cesse dans les descriptions que le Forum des Droits sur l’Internet donne de lui-même : « construire la civilité de l’Internet ». Si le mot est ancien, son sens est particulièrement vague...
À l’origine, on trouve le latin civilitas : urbanité, droit de cité, art de gouverner la chose publique. On pourra consulter le « Forcellini en ligne », malheureusement dans un format exotique qui complique son utilisation ; le « Charlton T. Lewis », quant à lui, nous indique que le terme est, même en latin, rarement utilisé (trois fois par Quintilien pour traduire le grec politikê, ou encore plus rarement dans le sens de politesse). En français, civilité conserve un sens politique jusqu’au milieu du XVIe siècle, puis ne signifie plus que politesse (dans le Larousse : « respect des bienséances, politesse, courtoisie »). Aujourd’hui, même ce sens est très daté, renvoyant à l’adjectif « civil » (poli, courtois), comme dans « Franco n’était guère civil »...
Dans le petit précis de langue de bois à l’usage de l’énarque débutant, il est donc fort probable que civilité ne signifie pas seulement politesse. 7 millions de francs pour « définir la politesse de l’internet », c’est peut-être un peu beaucoup (d’autant que les gens sont déjà naturellement polis : ma caissière de supermarché effectue sans difficulté l’exercice « Sourire, Bonjour, Au revoir, Merci »).
Comme tous les néologismes destinés à chloroformer la pensée (« La nouvelle vulgate planétaire », Le Monde diplomatique, Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant), civilité est un mot-valise jamais défini, mais constamment utilisé dans le petit monde politico-médiatique. On le trouve dans une tripotée d’études, de rapports, de communications, de conférences, plus ou moins sociologiques, sans qu’il soit jamais possible d’en trouver une définition précise. C’est donc « en creux » qu’on en découvre la signification : civilité est aujourd’hui systématiquement utilisé par opposition à incivilités (notez bien : « la civilité » au singulier s’oppose au pluriel « les incivilités »).
Nous voilà bien avancés, puisque incivilités n’est pas mieux défini : le terme ne se définit lui-même qu’en réponse à un autre mot-valise, le sentiment d’insécurité. On peut donc lire fréquemment : les incivilités sont source d’un sentiment d’insécurité dans l’espace public.
Rebelotte : sentiment d’insécurité est du pur jargon sans définition. Importé des Etats-Unis au début des années 80, il prétend désigner objectivement un sentiment subjectif.
Nous sommes donc plongés en pleine dialectique sécuritaire néo-libérale (lire Les Prisons de la misère, de Loïc Wacquant, Liber-Raisons d’agir ; en ligne, « L’idéologie de l’insécurité, Ce vent punitif qui vient d’Amérique », de Loïc Wacquant, Le Monde diplomatique ; sur Vacarme, « Autopsie d’un faux ami », par Yves Pagès) : plutôt que de s’interroger sur la violence sociale induite par la gestion purement financière des entreprises, la destruction des services publics et du cadre de vie, la démission de l’État, la promotion, comme valeur suprême, de l’égoïsme individuel, l’injustice des inégalités sociales, on rejette la faute sur les populations exclues du système (« sauvageons ») qui créent du sentiment d’insécurité par leurs incivilités, ce à quoi la réponse ne peut être que privée (la civilité, forme de responsabilité individuelle des populations elles-mêmes défavorisées).
Revenons à notre Forum...
L’utilisation du terme civilité y renvoie donc à des partis pris parfaitement idéologiques :
(1) La civilité, terme qui n’existe plus aujourd’hui que par opposition aux incivilités, est une réponse au sentiment d’insécurité : le terme est apparu dans le rapport du Conseil d’Etat préconisant la création de ce Forum, sous la rubrique « Lutter contre les contenus et les comportements illicites ». Mais quel sentiment d’insécurité ? Nous ne sommes pas, sur le réseau, dans une cité de banlieue livrée aux « sauvageons » : les utilisateurs de l’internet sont socialement intégrés, des citoyens généralement actifs et, par définition sur un réseau de communication, les utilisateurs communiquent entre eux... On pourra bien entendu renvoyer au « sentiment d’insécurité » entretenu artificiellement depuis des années autour des pédonazis, mais on voit mal alors le besoin d’un forum pour définir ce qui relève de la justice. En revanche, on commence à bien connaître les « incivilités » du réseau : échange de fichiers musicaux, plagiat, contrefaçon, diffamation, utilisation non prévue du réseau (par exemple : visiter un site de cul depuis le boulot)... Et à l’inverse, on sait également ce qui ne constitue pas des incivilités : spam systématique, publicités intrusives et collusion information/publicité, constitution et vente de fichiers d’informations personnelles, vente forcée et abonnements impossibles à résilier, contrats foireux...
La civilité répond donc à un sentiment d’insécurité sur le réseau, mais ne renvoie naturellement pas aux mêmes inquiétudes pour tout le monde...
(2) La civilité correspond à un comportement individuel. Le forum le martèle assez : parmi les « valeurs chères » aux membres du forum, la « responsabilité » est en bonne place. A l’inverse de la citoyenneté, qui repose sur l’égalité face à la loi, la civilité est un comportement individuel (basé sur la responsabilité individuelle) dicté par le milieu. La civilité de chacun n’est évidemment pas la même dans une cité délabrée et dans le XVIe à Paris. La civilité des habitants d’un quartier pourri serait notamment de se constituer en associations, de dialoguer, discuter, participer à des tables rondes de quartier, d’apprendre à se parler, à se comprendre, à s’accepter, à animer leur environnement (et tout le tintouin) ; dans un quartier aisé, la civilité peut se limiter à téléphoner de temps en temps à la police municipale pour venir déloger le clodo d’en bas de l’immeuble et à penser aux étrennes de la gardienne. Là où la citoyenneté garantit l’égalité de tous face à la loi, quels que soient la situation géographique ou le milieu social, loi issue de la souveraineté populaire et reposant sur la préservation des libertés individuelles et de l’intérêt public, la civilité est un comportement individuel, inégalitaire selon les situations, qui ne repose que sur la préservation des intérêts personnels (d’ailleurs souvent légitimes).
On renverra ici à l’analyse que proposait IRIS (titrée « "Civilité mondiale" et "personne virtuelle" : les concepts se veulent révolutionnaires, ils sont plutôt réactionnaires ») lors de la publication du rapport du Conseil d’Etat préfigurant la création de ce Forum : « Il n’est pas anodin de vouloir ériger une "civilité" en lieu et place de la citoyenneté, car c’est bien de cela qu’il s’agit, de même que certains nous rebattent les oreilles d’"équité", quand il doit être question d’égalité. Le citoyen a des droits, reconnus par les textes nationaux et internationaux, quand le civil n’est qu’un quidam. Le citoyen s’oppose au sujet, alors que le civil se détermine par opposition au militaire ou au religieux. Le citoyen s’identifie par rapport à son appartenance à la cité, et sa participation à la vie de la cité. »
(3) Revenons un instant sur le singulier de la civilité, opposé au pluriel des incivilités. Dans toutes les études sur le sujet, et dans la définition des missions du Forum, il s’agit de définir la civilité, qui recouvre pourtant, on l’a vu, des comportements individuels différents. La question d’une civilité renvoie de fait aux normes culturelles d’une époque ; si ces normes sont dans les faits évidemment diversifiées selon les groupes sociaux, les générations, les genres sexuels et les espaces géographiques, il n’en reste pas moins vrai que l’idéal en matière de civilité est toujours défini en fonction des valeurs du groupe dominant. C’est pourquoi la définition d’une civilité correspond fondamentalement à la volonté d’imposer l’ethos bourgeois au reste de la population.
On sait que le développement du net repose sur une triple inégalité : économique, technique, culturelle. À travers cette volonté d’imposer les normes de la civilité bourgeoise sur le réseau, fondées notamment sur l’idéal du consensus et la négation des rapports de force et des conflits d’intérêt, on renforce la disqualification des pratiques sociales qui n’y correspondent pas.
Le Forum ne prétend donc pas définir la citoyenneté, se contentant de définir la « civilité de l’internet ». Encore heureux, d’ailleurs, manquerait plus que ça !
Cependant, doté d’un budget de plusieurs millions de francs par l’Etat (et voulu à toute force par l’Etat), ce Forum n’est pas destiné à rester inutile :
Par ses recommandations, le Forum décrètera ce qui constitue la norme sociale (règles et usages) de la civilité. Ces recommandations influeront bien évidemment sur les jugements en justice et sur les futures lois concernant l’internet. Or, on l’a vu, la civilité est un comportement individuel, relevant donc de la sphère privée de chaque individu. Comment prétendre fixer la civilité, la traduire dans la loi et dans des décisions de justice, alors qu’il s’agit par définition d’un comportement privé répondant à des situations inégalitaires ? Transformer la civilité, qui relève de la sphère privée, en norme légale est donc la négation totale de nos institutions démocratiques fondées sur les libertés naturelles de l’Homme. À la loi qui ne peut s’intéresser qu’à la citoyenneté, c’est-à-dire à la sphère publique, on substitue ainsi un ensemble de règles et usages obligés définissant ce qui est un comportement socialement « normal » et, à l’inverse, « anormal » (comprendre : devant un juge vous êtes mal barré). Le Forum prétend ainsi s’intéresser et définir la sphère privée de chacun.
Nous sommes là dans la suite logique de la destruction programmée d’Altern. Rappelons que ce prestataire technique (hébergement gratuit de sites) était la cible privilégiée des procès en tous genres, bien plus que ses homologues commerciaux, et qu’il n’a jamais été soutenu politiquement. D’une manière totalement aléatoire, Altern perdait ou gagnait ses procès. Et, en l’absence d’une jurisprudence constante, la question était systématiquement : quelle est la norme de comportement des hébergeurs (est-ce qu’ils sucrent d’eux-mêmes des sites, est-ce qu’ils se plient aux demandes de coupures dès la première plainte...?) ; si le juge décidait (au pifomètre) que la norme des hébergeurs (notamment marchands) était de couper avant toute décision judiciaire, alors Altern (qui attendait toujours une ordonnance de justice pour procéder à une coupure de site) était condamné ; si à l’inverse le juge décidait qu’Altern était dans la norme (ou, surtout, qu’aucune loi ne lui imposait une telle pratique), il n’y avait pas de condamnation. Les amendements Bloche, en prétendant que la norme des hébergeurs marchands (identification préalable des webmestres et censure préventive) était bien la norme d’usage du réseau (on dira désormais : la civilité), ont fini par avoir la peau de l’hébergeur.
L’escroquerie de la civilité est donc là : alors que les juges auraient dû se baser sur la loi, qui garantit l’équilibre des libertés (liberté d’expression, qui ne peut être limitée que sur décision juridique, droits de la défense, etc.), ils s’interrogeaient sur la norme d’usage, uniquement fondée sur l’agrégation d’intérêts privés. Et en prétendant que la norme d’usage des marchands était la seule (norme basée sur des intérêts privés, l’identification permettant la constitution de fichiers nominatifs et la censure préalable les bonnes relations avec les entreprises, intérêts qui, à l’inverse, ne concernaient pas Altern) et en rebaptisant cela, aujourd’hui, la civilité, le législateur en arrive à transformer un intérêt privé en loi commune. Et, fort logiquement, à se faire censurer par le Conseil constitutionnel.
Tel est donc l’un des enjeux du Forum des Droits sur l’Internet : transformer des comportements individuels basés sur des intérêts privés en civilité de l’internet et, par le poids que l’Etat veut donner à cet organisme, leur donner force de loi. En se basant sur un discours sécuritaire, définir une norme de ce qui relève des libertés individuelles et s’immiscer dans la sphère privée de chacun.
À l’inverse, on ne peut que constater à quel point l’Etat se désintéresse de la véritable citoyenneté. S’il confie à des intérêts privés la définition (anticonstitutionnelle) des normes de comportements dans la sphère privée des individus, on cherche encore les garanties d’une véritable égalité devant la loi sur le réseau. La justice rend des jugements contradictoires (notamment en fonction des juridications géographiques - les TGI de Nanterre et de Paris n’ont pas la même vision de l’Internet), les affaires d’expression ne sont pas jugées de la même façon si elles concernent l’Internet ou non, la police n’emploie pas les mêmes méthodes selon les régions (à la même époque, pour les mêmes affaires, Valentin Lacambre à Paris recevait des visites presque polies, pendant que Guillaume Esnault à Rennes voyait débouler un troupeau de cowboys et finissait au poste, menottes dans le dos, avec sa petite famille), un service public de l’internet est une pure vue de l’esprit, considérée comme une hérésie (alors même que le déploiement de l’internet influe directement sur le développement des régions)... Les citoyens ne sont pas égaux « devant l’Internet », mais l’Etat préfère filer les millions à une association travaillant sur la « civilité ». Et, alors que le Forum prétend même définir la civilité au niveau européen (ben tiens !), l’égalité des citoyens européens reste un délire de malade, comme l’a encore montré l’attribution des fréquences UMTS : selon les Etats, ce bien public que sont les fréquences a été attribué partout d’une manière différente, et le coût pour les citoyens (et le contrôle qu’ils en auront) n’est pas le même.
Pour résumer. La civilité n’existe qu’en tant que réponse à une préoccupation sécuritaire, liée à la logique néo-libérale et à la destruction de l’Etat-souverain : c’est un comportement individuel, relevant de la sphère privée, que l’on prétend désormais ériger au niveau de la loi. Quant à garantir la citoyenneté sur le réseau, il est heureux que l’affaire ne soit pas sous-traitée à un tel Forum, mais il semble vain d’espérer que l’Etat, enfin, garantisse l’égalité des citoyens devant la loi sur l’Internet. L’Internet reste bien ce « laboratoire du néo-libéralisme », rôle dans lequel l’Etat souhaite le cantonner.