Les attaques contre les libertés fondamentales, menées
principalement par l’« Association Internationale Pour la Justice »,
relayées par quelques organes de presse et déjà analysées ici-même,
se sont parées récemment d’un nouveau thème sensationnaliste en
guise d’épouvantail à bons sentiments : des jeux vidéo nazis.
Ainsi un récent article de Libération
titre-t-il « Des pages ludiques prolifèrent sur les sites de la haine ».
Nous nous livrerons dans un premier temps à l’étude
critique d’un rapport rédigé par l’AIPJ,
qui rapporte sur un ton alarmiste
l’existence de jeux vidéo « de haine ».
Dans une deuxième partie, nous ferons le lien, par le biais de l’ambiance
créée autour de ces « problèmes » dans les médias, avec
les attaques contre les libertés fondamentales sur Internet. La troisième
partie démontera promptement l’alarmisme du même rapport de l’AIPJ
dans son évocation d’une prolifération des sites Web nazis.
Enfin, la quatrième partie sera l’occasion d’élargir le champ de
l’article et de mettre à jour des proximités idéologiques en
nous intéressant aux autres textes que l’on peut trouver sur le Net,
à propos du soi-disant danger des jeux vidéo, ainsi que de l’Internet, pour les
enfants et adolescents.
Moralistes sans rigueur
La longue diatribe sur les jeux vidéo nazis que nous nous proposons
d’étudier se situe dans le rapport nommé
« Pour en finir avec les cybermarchands de haine »
et rédigé par deux membres du Bureau de l’AIPJ, Marc Knobel (président) et
Antoine Peillon (secrétaire général) ; rapport qui fait aussi office de « manifeste »
de l’AIPJ.
Le chapitre sur les jeux vidéo s’ouvre ainsi : « Effrayant : le mot vous
sort de la bouche après avoir vu sur écran les nouveaux jeux vidéo qui
distrayaient, il y a une dizaine d’années, les élèves autrichiens et allemands.
On y jouait à devenir Hitler. Et pour cela, une seule règle était valable :
il fallait gazer le maximum de Juifs ou de Turcs, en gérant au mieux son
camp d’extermination... Tout commence en 1988. Un reportage de la télévision
autrichienne signale l’existence de ces jeux. Quelques mois plus tard,
un instituteur de la ville de Graz, découvre que ses élèves se livrent à
un véritable trafic de disquettes. Effaré, il alerte les parents. Les
ministères de l’Instruction et de la Police déclenchent par la suite de
vagues enquêtes, sans résultat. L’instituteur sera agressé par des inconnus
et devra quitter la ville. »
Que lit-on dans la suite du texte à l’appui de cet exergue au ton dramatique ?
Des chiffres sont avancés :
« A l’époque, un écolier sur cinq reconnaîtra avoir joué avec ce type de jeux et une enquête
effectuée à Linz montrera que 39 % des élèves connaissent, échangent et utilisent les
disquettes. » Un écolier sur cinq où ? Le rapport ne précise pas l’échantillon statistique...
Que peut-on donc tirer de ce chiffre dénué de signification concrète ? Quant aux 39%, il s’agit
d’un chiffre pour une seule école primaire : quelle pertinence peut-on lui donner dans une
analyse globale ? La propagation de pratiques inconsidérées, au sein d’un milieu
local, est chose connue chez les enfants - ainsi que la propension des parents à
appeler à la rescousse la machinerie médiatique ;
qu’il s’agisse ici de jeux vidéo nazis n’est pas particulièrement réjouissant,
mais ne suffit pas à accréditer la thèse d’une invasion globale de tels jeux.
« En Allemagne, la directrice du Bureau de contrôle des écrits interdits à la jeunesse,
recensera plus de 120 versions différentes... » Qu’est-ce qu’une version ? On ne le précise
pas, mais l’usage de ce terme ambigu n’est probablement pas indifférent ; en tout cas, on ne
semble pas parler de jeux différents. Or - un minimum d’éclaircissement du contexte
est ici nécessaire - à cette époque, où la majorité des
ordinateurs utilisés par les jeux étaient des Atari ST et des Commodore Amiga (le PC n’existait que très peu
dans les foyers), proliférait l’utilisation de logiciels copiés sans autorisation légale ;
ainsi n’importe quel utilisateur aimant jouer avait-il sans honte plusieurs centaines de
jeux piratés chez lui, et le phénomène était tel
que beaucoup ignoraient ce qui était présent sur une grande partie de leurs disquettes : elles
étaient copiées en masse, sans discernement et sans toujours les utiliser après... Dans
ce contexte de piratage généralisé, où les groupes de crackers (i.e. pirates) rivalisaient entre
eux pour savoir qui avait le mieux « déplombé » un jeu, une version différente peut tout aussi bien
signifier le même jeu au début duquel a été insérée une intro (c’est le terme utilisé) d’un
groupe de pirates différents.
Le dénombrement des « versions »
avancé dans ce rapport ne signifie donc rien en l’absence de précision supplémentaire ;
ce surtout si la directrice du Bureau de contrôle des écrits interdits à
la jeunesse (sic) n’était pas
plus au fait de la micro-informatique que ne le sont aujourd’hui de l’Internet la majorité des bureaucrates,
et responsables de la protection de l’enfance.
Une « intro » apposée à un jeu dans les années 80.
En poussant un peu l’analyse, on remarquera aussi que les différents énoncés sont contradictoires :
on parle à un moment de « plus de 120 versions » de jeux diffusés principalement « en dehors de tout
circuit commercial ». Puis est avancé le chiffre de « 6000 jeux parmi les 20000 jeux vidéo disponibles
en juin 1989 sur le marché allemand ».... Tout d’abord, de quel « marché » s’agit-il exactement, si
les jeux sont diffusés « en-dehors de tout circuit commercial » ? Puis, le chiffre de 6000 dénombre-t-il
les jeux différents, les « versions », les exemplaires vendus... ?
De plus, à y bien réfléchir, la proportion de ce dernier
dénombremement (un tiers) est tout de même impressionnante, exceptionnellement grave si elle
est véridique. Or la majorité de ceux qui ont touché à l’informatique à cette époque, y compris
les « collectionneurs de jeux » (qui ne se différenciaient, socialement ni humainement, en rien
de la masse des lycéens, étudiants...), pourront probablement affirmer qu’ils n’ont jamais vu
passer de copie d’un jeu néo-nazi, ou raciste, ou antisémite.
Certes, ces considérations empiriques de ma part ne concernent pas l’Allemagne mais la France.
Cependant, les informations que certains avaient d’Allemagne par les réseaux alternatifs
(échanges de correspondance, lecture de « disczines », les webzines d’alors) n’ont jamais évoqué
une quelconque déferlante de jeux néo-nazis - bien que la lutte contre le néo-nazisme fût un sujet sensible,
particulièrement en Allemagne précisément, et particulièrement à cette époque, on le sait bien.
Cette proportion d’un tiers de jeux nazis est
donc proprement invraisemblable.
D’ailleurs, si la distribution des jeux échappait à tout circuit traditionnel comme l’affirme
le rapport, on ne voit pas non plus pourquoi elle n’aurait pas passé les frontières
(l’imagerie néo-nazie est sans doute suffisamment idiote et vulgaire pour se passer
de gros efforts de traduction), et ne
se serait retrouvée en France (surtout vu le mode de reproduction : copie massive de
disquettes sans même savoir ni trier ce qu’elles contiennent... C’est d’ailleurs
fort logiquement à cet époque que les virus informatiques se sont mis à proliférer
sur les ordinateurs personnels évoqués plus haut).
Encore une fois, les allégations du rapport semblent totalement démenties par la réalité.
En conclusion, le texte de l’AIPJ ne cite pas de
sources scientifiques (au sens large : non de sciences dures, mais faisant simplement
état d’un travail sérieux, documenté, rigoureux sur le sujet), et ne donne même aucun
lien en guise de complément d’information. Les chiffres avancés sont d’autre part
à peu près invraisemblables. Toute la référence alarmiste aux jeux vidéo, voulue
comme un épouvantail à techno-nazis, est purement fallacieuse et affabulatoire.
Manipulations : la boule de neige
Or, le chiffre de « 6000 sur 20000 », dont on vient de voir à quel point il est, au sens
littéral, incroyable, fut sorti en 1989 par le journal italien La Reppublica, auquel
les auteurs du rapport font aujourd’hui toute confiance sur un sujet pourtant
très mal connu, il y a dix ans, du grand public et des journalistes
(au passage, pourquoi un journal italien, si les faits ont eu lieu en Allemagne ?).
De la même manière, il y a quelques mois, Philippe Val
allégait dans une diatribe délirante que
l’Internet était le repaire des « tarés », des « paranoïaques » et des « nazis »
[1].
Il allait, de plus,
recevoir le soutien d’un certain
nombre de ses confrères (non des moindres du point de vue de la
notoriété : Laurent Joffrin par exemple [2]),
et son texte est aujourd’hui reproduit sur le site de... l’AIPJ.
En l’absence d’une démonstration rigoureuse de chacun des deux faisceaux
d’allégations accusatrices - une rumeur journalistique
ne constituant évidemment pas une démonstration -, l’on sera tenté voir, dans ces deux cas de
vagues moralistes exacerbées et injustifiées, un mécanisme identique d’entraînement
irrationnel et paranoïaque - mais éventuellement attisé par des individus lucides -,
ce qu’on appelle dans d’autres circonstances un
phénomène de foule : psychose, affolement collectif, prise de décisions inconsidérées
voire délirantes (lynchage, etc.).
Pire qu’une simple répétition du motif de la psychose, le délire d’aujourd’hui
s’alimente, dans les publications récentes des moralistes, d’une analogie,
non justifiée qui plus est et donc sans valeur démonstrative - mais,
on l’imagine, à forte charge symbolique -, à d’anciens délires similaires.
A la fin des années 80 (donc au moment des faits allégués par Philippe Breton), s’était
ouvert dans les médias généralistes un soi-disant procès des jeux video du même type que
le « procès de l’Internet » que certains voudraient ouvrir
aujourd’hui. Ainsi fleurissaient les
grands débats sur les « valeurs » véhiculées par les jeux video. L’évolution de la
couverture médiatique de ce sujet suivait la règle
empirique mais hélas vérifiable que, quand une nouveauté technologique porteuse d’évolutions
sociales survient, on
l’examine d’un regard hypercritique et sentencieux alors même que des usages bien ancrés mais
tout aussi sujets à critique, sont passés sous silence par les professionnels de l’indignation.
Bien sûr, il est naturel de poser des questions à propos de données nouvelles dans
une société humaine, susceptibles d’apporter des changements importants ; cependant
pour montrer la nécessité de la mesure et de la prudence en de telles entreprises,
on pourra citer le sociologue Yves Patte, qui établit un parallèle éclairant
avec les discours prophétiques - les uns utopistes, les autres catastrophistes -
tenus sur la télévision il y a cinquante ans : « Les médias
changent, de nouveaux médias apparaissent et pourtant le débat social qu’ils
créent est toujours le même. D’où l’intérêt de
remettre ces débats dans une perspective sociologique et
historique. Peut-être cela permettra-t-il de ne pas commettre les
mêmes erreurs, en tous cas cela permet – me semble-t-il – de
relativiser fortement ce que l’on peut dire aujourd’hui. De
relativiser autant les propos alarmistes, que ceux trop optimistes... »
L’hystérie anti-jeux vidéo allait se figer, au bout de
quelques temps, en une loi idiote destinée à « réglementer » un champ qui n’avait a priori
pas besoin de réglementation spécifique : à savoir la mention obligatoire, sur les boîtes des jeux,
du danger de crises d’épilepsie.... L’incroyable ridicule de cette législation
pourtant bien réelle,
que l’on peut interpréter comme exutoire d’une psychose médiatique et signe du besoin frénétique
d’apposer la marque du moralisme
sur des produits encore vierges de son influence (au point d’utiliser un prétexte médical
là où tous les débats étaient sous-tendus par un argumentaire purement moral), souligne la faculté
des médias et de ceux
qui en ont les faveurs à monter en épingle, quand ils en éprouvent la nécessité,
un artefact statistiquement insignifiant. On remarquera aujourd’hui, s’il est besoin, que
l’occurence de telles crises d’épilepsie [3],
est extrêmement rare, que ce soit médiatiquement ou dans les informations
que chacun reçoit de ses proches - alors même que l’utilisation des jeux vidéo
s’est très largement développée,
que les jeux sont de plus en plus impressionnants visuellement, et que les enfants et
adolescents ne sont pas connus pour respecter à la lettre les consignes paternalistes
des emballages de produits culturels.... D’ailleurs, une fois les principaux porte-voix
moralistes passés à d’autres sujets (dont, on l’aura deviné, Internet), les médias sont
devenus beaucoup
plus modérés. Un article de Libération paru en 1999,
s’intitule « Epilepsie : les jeux vidéo sont blanchis ».
Dans un dossier de 1997 du journal suisse La Presse Riviera/Chablais,
un neurologue relativisait fortement l’alarmisme qui a mené dans
divers pays d’Europe à la mention obligatoire sur les boîtes de jeux :
« On ne devient
pas épileptique en jouant. Le fait de se trouver devant
un écran de télévision ou d’ordinateur ne peut
déclencher une crise que chez un sujet prédisposé qui
souffre d’un type particulier d’épilepsie.
[...] L’épilepsie
photosensible est pour l’essentiel héréditaire ».
Cependant, il n’est pas peu inquiétant que la législation, bien que
totalament discréditée par les spécialistes qui se sont penchés sur le problème,
soit restée en place. Ce qui n’est pas très grave dans le cas d’une bête
mention sur les boîtes de jeux (dont l’efficacité et le pouvoir coercitif
doivent être assez proches de
ceux du « Parental Advisory - Explicit Lyrics » apposé sur certains disques dans des
pays anglo-saxons), est beaucoup plus préoccupant dans le cas de dispositions
liberticides, ou négatrices du droit à la confidentialité des opinions personnelles
et de la présomption d’innocence. Par exemple, une fois les discours hystériques et croyances
infondées sur l’anonymat des auteurs de sites Web évanouis du paysage médiatique,
y aura-t-il toutefois un gouvernement pour supprimer les amendements Bloche,
qui obligent tout auteur d’un site à décliner son adresse physique complète et exacte
(soit directement sur la page d’accueil de son site, soit auprès de son hébergeur) ;
ceci sans aucune garantie sur la non-exploitation à des fins commerciales ou politiques de
ces données ? Si l’on regarde d’autres cas approchants dans d’autres domaines
[4],
la tentation du pessimisme face aux éventualités de changement est grande.
Ce phénomène de transformation d’un artefact social temporellement ponctuel
en contrainte légale durable, phénomène clairement observable en de nombreuses
et diverses occurences,
pousse à se poser une question délicate : au milieu du troupeau bêlant
de ceux qui crient au loup par simple effet d’entraînement et paresse
intellectuelle, y a-t-il ou n’y a-t-il pas des personnes mieux informées
qui orchestrent sciemment la psychose en pariant qu’une fois la
psychose médiatique transcrite en législation répressive, cette dernière
aura de fortes chances de survivre à la première ?
Les « grands débats » passent, les méthodes restent
Or l’on retrouve, dans la rhétorique autour d’Internet et des sites néo-nazis,
le même type d’arguments que ceux que nous avons démontés plus haut à propos
des jeux vidéo. Ainsi, le rapport de l’AIPJ dont nous décortiquions plus haut la préface,
revenant cette fois à sa cible principale (Internet), cite-t-il à titre d’argument-massue
les chiffres du centre Simon Wiesenthal sur le « nombre de sites racistes ».
Or, comment peut-on affirmer qu’il y eut exactement « 1429 » sites racistes sur le Web ?
Qu’on avance une estimation : « environ 1500 », ou « entre mille et deux mille », d’accord.
Mais l’exactitude du chiffre avancé est ridicule, d’autant plus que la datation est vague.
De même lorsqu’on lit qu’il n’y avait qu’un seul site raciste en 1995 (sans, là non plus,
de précision supplémentaire sur la datation), comment ne peut-on pas
mettre en doute une mesure à la pertinence si hasardeuse ? Au moindre oubli, et les chances
sont grandes même sur le Web de 1995, le taux d’erreur monte à 100 %... S’il s’agit, comme
cela est plus que
probable, d’une mesure rendue invalide par une mauvaise méthodologie ou une ignorance
concrète du Net, l’honnêteté scientifique aurait à tout le moins commandé de passer
sous silence la dite mesure. Au contraire, à exhiber doctement de tels chiffres,
les auteurs conduisent par ricochet à s’interroger sur la rigueur avec laquelle
a été effectué le reste des travaux.
Continuons. L’« évolution » de ce nombre, dont s’inquiètent les auteurs, ne s’appuie malheureusement
sur aucun calcul sérieux.
En tenant compte des données plausibles (c’est-à-dire au minimum en éliminant le « 1 » de 1995),
la progression des sites racistes est-elle plus rapide, moins rapide, que celle du nombre de
sites dans son ensemble ? Le premier cas serait rassurant au contraire du sentiment que les
auteurs veulent susciter (puisqu’alors la proportion d’expression raciste serait en diminution),
mais on ne sait pas ; ou l’on ne veut pas donner les chiffres, afin d’entretenir la psychose.
Les auteurs évoquent ensuite la popularité des sites néo-nazis.
Mais a-t-on des chiffres ou tout du moins une vague estimation sur la fréquentation de ces sites
dans leur ensemble ? Non, seuls deux sites sont mentionnés
explicitement dans le rapport. Et les autres ? Les statistiques de deux sites ne
suffisent pas à constituer une vision d’ensemble ; la méthodologie est absolument
invalide. De même, ce n’est pas en mettant
bout à bout la diffusion pas forcément minuscule de Minute et Présent
(les deux seuls
journaux d’extrême-droite à diffusion non-confidentielle, si l’on veut bien
exclure le Figaro Magazine), et le nombre éventuellement grand de feuilles de chou
totalement inconnues à tendance néo-fasciste, que l’on peut scientifiquement conclure à une
prolifération de l’expression fasciste dans la presse française. D’ailleurs, l’AIPJ, qui dit
pourtant vouloir lutter contre toutes les formes de racisme, ne tient pas ce raisonnement à
propos de la presse écrite.
En résumé, le rapport de l’AIPJ n’apporte aucune précision, indication ni relativisation statistiques,
mais quatre chiffres implacablement martelés - ceux du décompte invraisemblablement précis
du « nombre de sites néo-nazis » : un, puis 600, puis 1429, puis 2100.
Progression inéluctable et effarante du racisme sur Internet, interprètera le lecteur déjà
scandalisé par les atroces révélations sur le tiers de jeux vidéo nazis en Allemagne à la fin
des années quatre-vingt.... Internet serait-il un domaine d’exception, non dans le champ
légal mais dans celui de l’argumentation rationnelle, puisque chacun peut
faire prendre au sérieux les thèses les plus pauvrement étayées à propos des dangers du Net ?
Conspiration des imbéciles ou convergences réactionnaires ?
Jouons maintenant un peu les naïfs. Tapons
« jeux vidéo nazis »
dans un moteur de recherche très connu (Google)....
Que trouve-t-on ? [5]
Tout d’abord, une majorité de pages tout à fait banales sur
les jeux vidéo, sélectionnées et renvoyées tout simplement parce que les
jeux évoqués tiennent leur action durant la Seconde Guerre Mondiale
(sans être pour autant des jeux nazis, bien sûr). Ainsi une accroche
parmi tant d’autres, soulignée par le moteur de recherche :
« La guerre continue : reprenez le controle d’une équipe de soldats aux
aptitudes diverses, et combattez les nazis sur tout le globe. »
Rien que de très ordinaire : en tant que divertissement populaire, les
jeux vidéo mettent en scène la lutte
contre le nazisme de la même manière et probablement dans les
mêmes termes que le cinéma grand public, entre autres ; cette récupération
pose certes des questions mais elle n’est pas l’apanage des nouvelles
technologies, et sort d’autre part du sujet qui motive notre article,
à savoir les modalités de la lutte juridique à outrance contre le racisme
telle qu’elle est préconisée par la vague moraliste.
Ensuite, et c’est plus intéressant, on trouve quelques pages
traitant du sujet favori de l’AIPJ et de leurs amis,
à savoir l’influence supposée des jeux vidéo et de l’Internet
sur le développement
de comportements ou d’idéologies de haine.
Ainsi, un portail belge
fait état de polémiques similaires à celles
qui ont lieu en France sur les sites nazis. Cependant le compte-rendu,
apparemment neutre, laisse penser que les positions sont plus calmes
en Belgique que chez nous, et que les associations anti-racistes
ne s’y abandonnent pas à des discours irrationnels comme certaines de leurs
conseurs françaises [6].
Un article datant de 1999
dans Libération, faisant suite aux différents massacres de jeunes aux Etats-Unis.
On y pose la question suivante : « Comme d’habitude, on retrouve deux camps : d’un
côté, ceux qui veulent supprimer les jeux et sites violents. De
l’autre, les inconditionnels de l’Internet qui crient à la censure.
Mais que sait-on des liens entre Internet et violence ? ». Au-delà de
la traditionnelle marginalisation des partisans de la liberté
d’expression (ce sont des « inconditionnels » qui ne font que se plaindre
en criant),
la journaliste a
l’honnêteté de souligner l’indécision des spécialistes sur la question.
Ainsi, à propos des jeux vidéo, « les études sont rares, et contradictoires.
D’un clic de souris, on se retrouverait dans la réalité virtuelle ? Et
les deux lycéens auraient tué faute d’être sortis à temps de
Doom ou de Quake ? Un peu rapide. On peut imaginer que ces
jeunes très perturbés auraient craqué tôt ou tard (quoique pas
forcément aussi violemment). » D’autre part, « s’il n’y a pas
forcément tuerie, les comportements agressifs sont encouragés
par cette violence. Mais pour passer à l’acte, il faut que l’enfant
s’enferme dans un monde virtuel, et tous ne réagissent pas
comme ça. Les jeux permettent aussi la création de réseaux de
sociabilité ».
Enfin, une chercheuse
« a montré que les enfants qui
préféraient les jeux violents étaient plus introvertis, plus anxieux
et moins violents que les autres. »
Le seul élément dans cet article qui soit sans ambage en faveur
de la psychose : un ancien professeur dans une école militaire
affirme que certains jeux ressemblent à des simulateurs militaires,
mais que « dans le contexte militaire, tirer à tort sur une
cible entraîne une sanction sévère. Qui n’existe pas dans jeux
vidéo où la désensibilisation des enfants n’est pas compensée
par l’autorité. »
Cette position a le mérite de poser implicitement
une question centrale, bien que la journaliste n’ait pas relevé :
pourquoi certaines formes de « désensibilisation »
à la gravité des comportements violents - celles « compensées par l’autorité »,
donc - sont-elles considérées
comme légitimes, et acceptées, alors qu’elles font partie
intégrante (et sont même génératrices, puisque c’est le milieu militaire
qui inspire nombre de jeux vidéo, et non l’inverse [7])
de la société
violente dont on pourchasse le reflet dans les jeux vidéo ?
(on ne nous en voudra pas de rappeler que respecter
les règles de la guerre sous la contrainte
de l’autorité militaire n’empêche pas qu’il
y ait une hécatombe, non électronique, sur le champ de bataille)
On trouve un avis beaucoup plus alarmiste
sur le site d’une association de protection de l’enfance :
« Parents, éducateurs, attention ! Ne soyez plus aveugle devant la recrudescence des jeux vidéos dont les
versions de base cachent, une fois débridées grâce à des codes secrets qui circulent entre les enfants ou
sur internet, des jeux sanglants, sauvages, nazis, et dont les barbareries sont toutes plus insoutenables les
unes que les autres. » Au-delà de l’amalgame et de la généralisation qui confinent
hélas au ridicule (alors que l’ensemble du site semble plutôt sérieux), la seule justification
apportée est un article du Figaro, détaillant divers jeux vidéo violents,
dont voici la phrase conclusive : « Combien de culot faut-il pour plastronner encore sur les Droits de l’Homme
quand on laisse les présentoirs se remplir de ce qui les bafoue si explicitement ? ». On ne sait
exactement à qui s’adresse cette prise à parti ; on remarque toutefois la similitude
de la rhétorique utilisée avec celle de nos moralistes de l’Internet, à savoir que les Droits de
l’Homme ne sont pas le fondement du droit et de la civilisation occidentaux,
mais simplement un mauvais prétexte systématiquement avancé par les fauteurs de
trouble pour se dédouaner de leurs actes. Ainsi Alain Finkielkraut avance-t-il,
tel que rapporté par l’article de Libération
sur l’audience des « grands témoins » devant le juge Gomez :
« Aujourd’hui, quand le droit essaie
de poser des limites, on invoque aussitôt les droits de l’Homme,
lesquels
deviennent une couverture à cette logique de toute puissance, à
cette logique du "je veux" ». Evidemment, il ne s’agit pas d’une logique du « je veux »,
mais simplement du « j’ai le droit » ; et le droit à la libre expression est effectivement
consacré par les Droits de l’Homme. On n’hésitera donc pas à
affirmer que cette rhétorique, qui tend à instituer un délit d’expression sur la
représentation d’actes de violence imaginaires (et non à condamner des actes
de violence réels), en sus d’être dédaigneuse de l’intelligence humaine,
est profondément réactionnaire puisque,
pour ce faire, elle ne voit aucun problème à nier la primordialité des textes qui
constituent l’affirmation des droits fondamentaux de l’homme « moderne ». Les considérations
méprisantes sur les Droits de l’Homme étant d’ailleurs en général l’apanage des néo-fascistes
et autres néo-droitistes que nos « grands témoins » prétendent combattre avec acharnement....
Les véritables combattants du fascisme tendent plutôt,
en l’absence de menace physique, à se battre
sur le terrain des idées (aussi répugnantes
soient-elles dans le camp adverse).
Enfin, une pétition contre Familles de France,
association qui fait pression sur les distributeurs pour obtenir la censure des jeux vidéo les plus violents.
Faisons oeuvre de prudence à propos de cette association, puisque son
site Web nous apprend qu’elle a fait condamner
le magazine Joystick à 40000 F de dommages et intérêts pour avoir affirmé qu’elle était
liée à l’extrême-droite catholique....
On se bornera donc à noter, ce qui est déjà significatif, qu’elle se targue d’avoir fait « annuler la baisse de la CSG
sur les bas salaires » après avoir « rédigé le recours constitutionnel à la demande des députés »
(de droite, on imagine, puisqu’on voit mal la « gauche plurielle » faire échouer ses propres
lois) ; qu’elle s’oppose à l’assouplissement des conditions de l’IVG, avec des motifs
aussi poétiques et flous que : « au moment où la société cherche à soutenir la fonction
parentale, ne déresponsabilisons pas les parents au moment de l’acte grave qui
va inaugurer la vie sexuelle de la jeune fille » (sic) ; et qu’elle assène enfin
très posément : « l’adoption d’enfants, par des couples homosexuels
masculins, nous paraît contre indiquée dans tous les cas de figure. Le risque pédophilique
est toujours présent, même chez ceux qui croient n’avoir en aucun cas cette tendance. »
(re-sic). Dans la base documentaire du Réseau Voltaire, Jacques Bichot,
président de Familles de France à date du 31 décembre 1997 est également présenté comme
« Proche de l’Action française et cofondateur d’Idées-Action ». Une autre fiche
situe Familles de France « dans l’héritage familialiste de Philippe Pétain ».
Enfin, le nouveau président de Familles de France, Henri Joyeux, est signalé
comme ayant animé la première édition du forum de la Communauté Saint-Jean,
manifestation réunissant « des représentants
des mouvements catholiques réactionnaires ou conservateurs les plus dynamiques :
associations anti-IVG, groupes charismatiques, Scouts d’Europe, etc. »
Voilà située cette association indépendante de toute influence extrême-droitiste.
Voici maintenant le discours sans surprise de Familles de France à propos
des jeux vidéo [8]. « Il est établi par les psychiatres et psychologues
que les jeux vidéo ultra violents ou dégradants ont des effets néfastes sur
des enfants : les assassins de Littleton étaient des fanatiques de Doom et Quake,
dont le jeu Requiem est une réplique. Le message de destruction et de délinquance
que véhiculent G.T.A. ou Rampage peut conduire des adolescents, voir des enfants,
à des comportements asociaux. »
Primo, l’argument du passage à la violence est mensonger (et d’ailleurs
non étayé dans la citation), puisqu’on
a vu que les études convoquées par l’article de Libération mentionné plus haut
font état d’une grande indécision des « spécialistes », et d’une vraisemblable
non-corrélation. Secundo, le reproche fait dans la deuxième phrase
aux jeux vidéo est typiquement ultra-moraliste et ultra-conservateur puisqu’on
y évoque la provocation de « comportements asociaux ». Il ne s’agit donc même
plus de risques d’actes violents hypothétiquement corrélés à l’utilisation
d’un certain type de produits, mais tout
simplement de la transformation du comportement social de l’enfant
dans un sens que l’on juge moralement inacceptable (« asocial »
étant bien évidemment employé dans un sens péjoratif). Et cette raison
suffit de plus à Familles de France à demander la censure des dits jeux
vidéo....
Que nous apprennent, en définitive, ces quelques liens rapportés par un moteur
de recherche ? Premièrement,
qu’il n’y a probablement aucune étude réalisée de façon sérieuse sur les
rapports de cause à effet entre l’utilisation de jeux vidéo et d’Internet
et les problèmes psychologiques chez l’enfant, en tout
cas qui soit disponible sur la Toile (l’article de Libération affirme d’autre
part que celles qu’on peut trouver hors du Net, quoiqu’intéressantes,
sont peu fouillées). Par « sérieuse », on entendra une
étude qui implique un travail de recherche et d’analyse en mettant en oeuvre
de réelles compétences en sciences humaines, et sans a priori idéologique.
Deuxièmement, que les textes polémiques que l’on a trouvés sont le fait d’associations
ou de personnalités clairement positionnées politiquement. Il est parfaitement
justifié d’accoler l’épithète « ultra-conservateur » ou « réactionnaire »
[9]
à un article du Figaro
qui conchie les Droits de l’Homme, ou à une association familiale qui fustige
les risques de passage à l’acte pédophile chez les pédés. Troisièmement,
que la rhétorique employée à propos des jeux vidéo (et de l’Internet) par ces
personnes ou groupes clairement positionnés
ressemble étrangement à celle de l’AIPJ, du juge Gomez et des autres moralistes
médiatiquement en vogue pour justifier
leurs attaques vis-à-vis des opérateurs techniques ainsi que, plus généralement,
leur aspiration à un contrôle dur et autoritaire du Réseau. Avec notamment
une figure récurrente de l’argumentation droitiste : rabaisser les libertés
fondamentales au rang de prétexte infâme, ou de gadget à « libertaire » ou à
« droit-de-l’hommiste » ;
en d’autres termes tenter de jeter automatiquement et a priori la suspicion et le discrédit sur
quiconque se bat en faveur des dites libertés ou au moins l’une d’entre elles.
Qui sont les ennemis de la liberté (Epilogue)
A quoi jouent les moralistes, les partisans d’un contrôle dur de
l’expression sur Internet : membres de l’AIPJ (Philippe Breton, Marc Knobel, Antoine Peillon...),
juges friands de tapage médiatique et de procès tonitruants (Jean-Jacques Gomez),
« personnalités » auto-proclamées expertes en tout (Alain Finkielkraut par exemple) ?
Sont-ils réellement motivés par la protection des victimes potentielles du
racisme et des différentes formes de néo-fascisme ? N’y a-t-il pas une
contradiction entre combattre le fascisme et réclamer un contrôle autoritaire,
guidé par une morale médiatique impérieuse, de l’expression citoyenne (i.e.
l’expression des citoyens en tant qu’eux-mêmes, sans l’intermédiaire d’un
quelconque médiateur accrédité) ? L’analyse du discours
porté sur les jeux vidéo, marqué par l’hystérie moraliste et masqué par des
chiffres trompeurs et des « études » évanescentes,
semble prouver, non pas une incompétence incompréhensive qui deviendrait
chronique (les plus aguerris des membres de l’AIPJ ayant entamé leurs ardeurs procédurières
dès 1996), mais une réelle convergence, qui se révèle dans
l’audace croissante des
déclarations de moins en moins circonvenues (un « philosophe » qui paraît regretter
l’existence des Droits de l’Homme dans des propos rapportés sans distanciation par un journal
soi-disant de gauche...), vers des conceptions dangereusement conservatrices et
réactionnaires.
Le déchaînement des moralistes, notamment dans cet organe de presse de moins en moins
progressiste qu’est Libération, a le mérite d’avoir enfin fait tomber
définitivement les masques, et disparaître les dernières illusions.
Ainsi sait-on où sont aujourd’hui les adversaires des libertés fondamentales
et de l’émancipation citoyenne, surreprésentés médiatiquement, et capables
comme ils l’ont montré de maintes supercheries intellectuelles.
Ainsi également une autre organisation anti-raciste, le Mouvement contre le Racisme
et pour l’Amitié entre les Peuples, non contente de ne pas y prendre part,
a-t-elle publiquement désavoué l’action de l’AIPJ, et déclaré :
« nous pensons qu’il faut quitter le terrain du spectaculaire et considérer la
réalité d’Internet plutôt que de céder aux fantasmes » ; et explicité sa position
en cette phrase de bon sens dans un communiqué de
juillet 2001 :
« Internet est un outil de communication qui peut générer les pires excès, que le MRAP dénonce,
mais aussi des possibilités extraordinaires pour oeuvrer à un monde d’amitié entre les peuples. »