Apologie du lynchage, discours populiste, amalgames douteux, informations approximatives : Libé fait dans la dentelle.
Le 18 août 2000, le quotidien Libération publie deux articles d’une rare qualité éditoriale : « L’Allemagne traque les nazis en ligne », par Françoise Chaptal, et « La France timide et divisée » par Édouard Launet. Le premier illustre assez parfaitement toutes les méthodes journalistiques pour faire passer l’idée d’un raz-de-marée pédo-nazi (dénoncée ici par Mona), le second relève du journalisme de complaisance lorsqu’il fait preuve de suivisme et de moralisme ; démagogie, complaisance, moralisme, la nouvelle formule de Libération ?
Après avoir publié les amalgames douteux de Marc Knobel, c’est la rédaction qui nous fait dans la désinformation stéréotypée.
« L’Allemagne traque les nazis en ligne »
50 000 croix gammées
L’article commence par un chiffre censé donner froid dans le dos : « La société Allemande Only Solutions a recensé 50 000 croix gammées sur le Web planétaire... ». Procédé journalistique classique : on peut faire dire n’importe quoi aux chiffres, le tout est de choisir le bon.
Pourquoi compter les croix gammées ? Parce qu’on peut en trouver une tripotée. Forcément, puisque ce symbole est celui du parti National-Socialiste, le même qui a mené le monde à la guerre la plus meurtrière de l’Histoire : tout site d’histoire qui se respecte ne peut donc qu’afficher des croix gammées. Rien qu’en prenant les sites historiques consacrés à la Seconde guerre mondiale recensés par Yahoo.fr, dont aucun n’est un site néonazi ou révisionniste, on perd déjà le décompte. Sans chercher bien loin, le premier de la liste est le site de l’INA, Les archives de guerre, la première photographie tirée de sa photothèque (« Porte de Brandebourg - Voiture d’Hitler ») montre des croix gammés et des saluts hitlériens...
Bref, dénombrer les croix gammées ne signifie rigoureusement rien, mais donne forcément un chiffre qui peut frapper l’opinion.
L’efficacité journalistique y gagne ce que l’honnêteté intellectuelle y perd : pourquoi ne pas avoir commencé l’article sur les autres chiffres fournis dans l’article (d’une manière plus discrète) : cette entreprise a recensé 50 000 croix gammées sur un milliard (écrit en chiffres : 1 000 000 000) de sites Web ; en Allemagne, l’autorité de nommage (noms de domaine) a repéré 330 « sites suspects » (qu’est-ce qu’un site « suspect », d’ailleurs ?) sur 2,8 millions d’adresse en .de (en chiffres : 2 800 000). Ou reprendre la comptabilité indiquée par Marc Knobel dans Libération en février 1999 : « En 1997, nous avons recensé 600 sites racistes sur le Net. [...] Fin 1998, nous en dénombrions plus de 1000 dans le monde. [Le chercheur du centre Wiesenthal estime le nombre de webs néonazis] à plus de 4000. » (sachant par ailleurs que le centre Simon-Wiesenthal a 440 000 adhérents dans le monde). Autant de chiffres qui donnent également le vertige, mais peinent à décrire un Internet submergé par les néonazis...
Enfin l’article de Libé évite de donner l’adresse du communiqué de presse de l’entreprise Only Solutions, dont la lecture inquiète tout autant que le décompte des croix gammées : « Avec notre technologie, on peut non seulement ne pas trouver, mais aussi filtrer, les symboles et les images interdites ou non désirées. À l’aide de ce filtre, on peut débarrasser l’internet de tels contenus ». Promesse géniale (et bien entendue, totalement commerciale) : on va bientôt laisser la censure être décidée non plus par la justice, mais par des machines... qui s’empresseraient de supprimer l’accès aux sites historiques tels que ceux de l’INA. Pour le coup, le devoir de mémoire et la démocratie seront saufs : non seulement on n’aura plus accès aux contenus néonazis, mais nos enfants auront carrément oublié jusqu’à l’existence du nazisme et de l’histoire.
Les pédo-nazis
Le paragraphe suivant permet le lien direct avec la pédophilie : « L’employé d’une start-up, qui avoue 12 heures de fréquentation quotidienne du réseau, dénonçant sa passivité et celle de ses congénères surfeurs : "exactement comme pour les réseaux pédophiles" ».
Grandiose !
Notez qu’à Libération, on ne « déclare » pas utiliser l’internet, on l’« avoue ». Et qu’entre utilisateurs du réseau, nous sommes des « congénères ». Drôle de vocabulaire...
Mais l’amalgame pédo-nazi permet la seconde étape du discours sécuritaire (qui est, répétons-le, ultra-classique) : après avoir indiqué un chiffre affolant (et représentatif de rien), et gonflé l’événement en le comparant à la pédophilie, on peut dénoncer la passivité de nos démocraties.
La passivité des démocraties
Pour justifier l’action, l’appel au lynchage, la justice expéditive et les mesures exceptionnelles, il faut dénoncer la passivité générale et, tant qu’à faire, opposer le pragmatisme et la bonne morale du grand public face à une « clique libertaire » qui laisse faire : « Le grand public est tombé des nues, mais les internautes étaient depuis longtemps au parfum. »
Procédé populiste s’il en est. (On pourrait rappeler que toutes les dictatures fascistes se sont établies en dénonçant la « faiblesse » de la démocratie, mais ce serait mesquin.)
Mensonge absolu pour qui a déjà visité le Web : les pages antifascistes sont incroyablement nombreuses. Les petits logos « non au fascisme », « contre le FN », etc. sont innombrables et on les rencontre plus souvent désormais que le petit ruban bleu (ou, souvent, sur les mêmes pages). Les internautes si « passifs » ou partisans du laisser-faire sont engagés depuis longtemps dans ce combat. Mais là, curieusement, on ne dispose d’aucune étude, d’aucune statistique, d’aucun chiffre. Libération semble ignorer les innombrables pages d’information antifasciste qui se développent depuis l’origine du Web. Dommage, de tels chiffres auraient certainement bien plus donné le vertige que le décompte des croix gammées !
L’ignorance des masses
Toujours dans la suite logique du discours sécuritaire, après avoir gonflé les chiffres, dénoncé la passivité des démocrates, si l’on veut emporter le morceau et justifier des mesures qui limiteraient énormément les libertés de tous pour contrecarrer les projets d’une poignée de nazillons, il convient de déclasser le citoyen (adulte et responsable) au rang d’andouille ignare.
Dans l’article de notre quotidien de qualité, c’est le rôle du paragraphe suivant : « La semaine dernière, le quotidien Bild invitait ses lecteurs à se méfier du chiffre 88. Il correspond à HH (la 8e lettre de l’alphabet), abréviation de "Heil Hitler". » (Ah bon, les Allemands l’ignoraient ?)
On notera que, dans d’autres articles, l’évocation permanente des enfants qu’il faut protéger de ces contenus sur le réseau relève de la même logique : nier l’importance des citoyens dans la prise de décision démocratique, de leurs droits et devoirs, et limiter le débat aux enfants et aux adultes ignorants. Un débat dont les conséquences sont démocratiques, mais pour lequel on refuse de fait qu’il concerne les citoyens.
Franchement, si en Allemagne les gens ne connaissent pas les subtilités du discours néonazis, l’histoire du fascisme, ou les méthodes du mensonge négationniste, on n’a plus un simple problème lié à Internet : on a un grave et dangereux problème d’éducation civique...
Inventons ce qui existe déjà
Rappelons-le, les internautes n’ont pas attendu que Libération découvre les néonazis pour monter des sites d’information, que l’opinion publique s’émeuve pour se consacrer au combat antifasciste...
Cependant, l’article, après avoir occulté cette réalité (dont on peut d’ailleurs penser qu’elle prend racine dans la tradition fondatrice du réseau : démocratie et humanisme), s’enthousiasme pour les initiatives qui fleurissent en Allemagne : « La ministre de la Justice [...] entend faire établir une liste d’adresses qu’il sera impossible d’attribuer », « Katarina Witt, double championne olympique de patinage artistique, prête son nom et son visage à la campagne "Le Web contre l’extrême droite" [...] sur le principe de la petite main de "Touche pas à mon pote" », « Plusieurs grands médias allemands ont lancé mardi un site Web commun "le Net contre l’extrême droite" »...
On ne manquera pas de trouver que cela pue la récupération médiatique et politique, surtout on peut s’interroger sur la portée réelle de tels mouvements. Voilà qu’on annonce en grande pompe ce qui existe depuis toujours sur le réseau : des sites et des mouvements antifascistes. Ce serait presque mignon...
L’appel au lynchage
Le dernier paragraphe, lui, ne peut qu’inquiéter : « À la pointe du combat, le quotidien populaire Bild a lancé la chasse aux crânes rasés en invitant ses lecteurs à "balancer les ordures nazis" ».
Bravo à Libé de qualifier de « pointe du combat » l’appel au lynchage pur et simple. Ce genre de procédé populiste vient de faire ses preuves en Angleterre, où un tel appel à la chasse aux pédophiles a dérapé en moins de quelques heures.
On peut bien sûr se réjouir d’une prise de conscience antifasciste en Allemagne (même s’il est douteux de croire qu’elle n’existait pas auparavant). Mais pourquoi alors promouvoir ses aspects les plus populistes et les plus sécuritaires ?
Et pourquoi faire suivre cet article de son pendant (ci-après) : « En France, on ne fait rien » ?
La bonne conscience sur le dos du réseau
Le sous-titre de l’article de Libé se réjouit : « La chasse à l’extrême droite est devenue une forme d’activisme civique ». Activisme, ou simple bonne conscience ?
Courrier international, dans son numéro 511 du 17 au 23 août 2000, cite l’article de Heribert Prantl, responsable de la politique intérieure au Süddeutsche Zeitung (et par ailleurs membre de la Liga, la ligue des droits de l’Homme allemande, très engagé dans la lutte contre l’extrême droite).
Dans un article intitulé « Les néonazis profitent du climat anti-immigrés », il accuse : « Qui peut croire sérieusement que la démocratie se défend en installant des caméras vidéo dans les lieux publics ? Ou que chasser les néonazis de leur emploi va changer quelque chose au climat xénophobe dans les nouveaux Länder ? [...] Il faut mettre fin à la discrimination dont fait preuve la société allemande envers les immigrés et les réfugiés. [...] Et il faut changer le discours politique qui, depuis plus de dix ans, sensibilise l’opinion contre les demandeurs d’asile. »
On pourra aussi lire sa déclaration à la tribune de la Liga (traduite en français) : il y dénonce le climat général anti-immigrés que nos politiques entretiennent en France et en Allemagne.
Des discours nettement plus constructifs et efficaces, mais sans doute beaucoup plus dérangeants que la bonne conscience qu’on peut se donner en jouant les moralisateurs de la chasse aux nazis sur Internet.
« La France timide et divisée »
Suivant le précédent, l’article « La France timide et divisée » en est le complément logique. Moins répugnant dans sa glorification des mouvements d’opinion populistes, il n’en fait pas moins preuve d’approximations et de partialité.
Son but évident : à la suite du « Rebond » de Marc Knobel, dénoncer la passivité des « libertaires » français pour justifier des prises de position sécuritaires et interdire le débat nécessaire sur les buts et les moyens de la lutte antifasciste.
Première phrase, première idiotie : « La France n’est pas l’Allemagne. Il n’y règne pas un climat de violence raciste comparable à celui qui sévit outre-Rhin. » Bonne nouvelle : le Front national n’a pas existé et n’a pas popularisé (y compris dans notre classe politique) sa thématique « raciste et xénophobe » (dixit pourtant Jacques Chirac). Le négationnisme n’est pas né en France. Il n’y a jamais de profanation de cimetières juifs. On n’a jamais noyé d’arabes dans la Seine. On n’a jamais fait d’attentat contre des foyers d’immigrés. La moitié des Français ne se reconnaît pas de sentiments racistes...
Phrase suivante, seconde imprécision : « Jusqu’à plus ample informé, l’Afnic - l’organisme qui régit les adresses du Web français - ne se laisserait pas aller à délivrer une adresse à la "heil-hitler.fr" ». Bien sûr que non, puisque l’Afnic ne délivre de noms de domaines qu’aux entreprises et aux associations, selon des conditions telles que le particulier, s’il était limité par de telles règles franco-françaises, ne pourrait pas ouvrir de site sous son propre nom de domaine. Des sites auxquels je participe n’auraient jamais existé s’il n’y avait eu que l’Afnic, car je n’aurais pas pu déposer de Scarabee.com, d’Elysee.org, d’Article11.net... et le minirézo n’aurait pas son adresse en minirezo.net. Bravo donc à notre « plus ample informé » de journaliste de donner en exemple la méthode française qui exclue tout site amateur de particulier pour lutter contre une dérive allemande (qui s’est par ailleurs réglée immédiatement, le nom de domaine « heil-hitler.de » ayant été coupé dès qu’il a été découvert). En Allemagne, on a coupé dès qu’on l’a découvert un nom de domaine illicite ; en France c’est mieux : personne ne peut jamais obtenir de nom de domaine s’il n’est pas une entreprise ou une association.
Le reste de l’article s’aligne sans réserves sur les affirmations de l’UEJF et de la LICRA. « L’affaire Yahoo a révélé un fossé profond entre le milieu internaute, plutôt jeune, qui défend une liberté d’expression absolue sur le réseau, et ceux qui estiment que cette liberté doit s’exercer dans un cadre responsable, soucieux du respect des lois et des valeurs de notre démocratie. » Mensonge absolu, que l’on ne cessera de dénoncer.
Du coup, après la passivité (encore) des internautes, celle des politiques et des médias : « Hommes politiques et éditorialistes ont été remarquablement discrets. » Effectivement notre journaliste mériterait d’être plus amplement informé. Il n’a qu’à se reporter aux débats publics à l’Assemblée et au Sénat concernant les amendements Bloche, où les politiques n’ont cessé de brandir la menace pédo-nazi pour justifier des prises de position ultra-réactionnaires. Ou encore les conférences traitant de l’internet et de la liberté d’expression, où nos élus n’évoquent encore que les pédo-nazis en niant les avancées démocratiques que représente le réseau. Côté presse, il suffit d’ouvrir les journaux pour suivre des prises de position sur l’affaire Yahoo : Le Monde s’interroge sur les dangers de mettre « Des barbelés dans le cyberespace », Libération couvre largement l’affaire Yahoo (pas moins de trois journalistes sur le sujet : Laure Noualhat, Édouard Launet, Françoise Chaptal)...
La France n’est pas timide et n’occulte pas le débat (ce que fait ici cet article de Libé) : au contraire, les forums consacrés au sujet débordent de messages, les listes de discussion vont bon train... Chacun a bien conscience de l’importance du débat mais, justement, par tradition démocratique, refuse de tomber dans le piège sécuritaire : aux discours de chevaliers populistes, on préfère s’interroger sur les méthodes et éviter qu’un problème limité à 4 000 sites haineux ne serve à annihiler les libertés individuelles qui ont donné naissance à un milliard d’autres sites.
Il est facile de dénoncer la passivité quant on occulte justement un débat adulte, responsable et citoyen.
Mais ne gâchons pas notre plaisir. Conclusion de l’article : « L’UEJF se demande comment on peut laisser une société emblématique de la nouvelle économie continuer à organiser sur le Net la vente de boîtes de Zyklon B et de morceaux de linge de déportés. »
(Yahoo « organise » la vente ? Et d’où sort cette histoire de linge de déportés ?)
Voilà donc un bon article objectif et pas du tout partial. Un excellent travail journalistique...