Cher Philippe Breton,
La quatrième de couverture de votre récent opuscule [1] indique que vous cherchez au CNRS et enseignez en Sorbonne. A vous lire, je me demande au juste ce que vous cherchez. Et je m’inquiète pour vos étudiants de ce que vous enseignez.
Je ne sais si vous êtes l’auteur du titre, mais il me faut d’abord vous signaler que sa seule lecture laisse flairer l’arnaque. « Le culte de l’internet »... Cinq mots et l’on devine la manoeuvre : je vais vous parler d’un « culte », ce qui est fort à la mode en ces temps de « déclin des croyances institutionnelles et de désenchantement du monde », en plus il s’agit du culte « de l’Internet », ce qui est aussi fort à la mode en ces temps d’entrée dans la nouvelle économie et de mondialisation qui pose tant de questions, MAIS je vais vous en parler avec la distance impartiale de l’observateur rationnel. Par les mânes de Durkheim : les catégories transcendantales de la sociologie française n’ont pas dit leur dernier mot. Et ses professeurs sont toujours là pour décrypter le sens caché des phénomènes sociaux, comme jadis monsieur le curé balisait les voies de la Providence.
Le sous-titre confirme : « Une menace pour le lien social ? ». Dans ces cas-là, on met toujours un point d’interrogation. Ce qui est parfaitement hypocrite : le simple fait de poser la question indique déjà la réponse. Mais évidemment pas une réponse tranchée : OUI, c’est une terrible menace pour le lien social, MAIS tout n’est pas perdu, CAR l’observateur impartial est là pour désigner les dérives et dérapages d’un phénomène dont le citoyen doit avoir une totale conscience. Par parenthèses, je remarque aussi que le syntagme « lien social » est toujours associé à l’idée de « disparition » ou de « dissolution », ce qui correspond certainement à une triste réalité, mais ce qui tend aussi et surtout à devenir un lieu commun pour prof’ d’éducation civique en ZEP et une béquille mentale pour experts certifiés en sociologie sociétale de la socialisation interindividuelle. Passons.
De quoi nous parlez-vous au juste ? Vous vous défendez d’abord de vous empêtrer dans le faux débat « pour ou contre Internet », si pétri de « lieux communs ». Tant mieux. Et vous nous prévenez d’entrée : « Beaucoup de gens restent silencieux dans l’espace public [...] Ils n’en pensent pas moins ». Nous voilà rassuré : vous allez penser à verbe clair pour eux. En tant qu’expert de notre société, c’est bien la moindre des choses que de dire tout haut ce que sa majorité silencieuse pense tout bas.
Pour éclairer notre lanterne, vous définissez donc d’emblée trois catégories, ce qui montre un remarquable effort d’imagination par rapport à la logigue binaire de l’informatique et des médias de masse. D’abord, il y a les « technophobes », qui ne supportent pas l’internet par goût, tradition ou réaction à l’air du temps. Puis voici les « partisans d’un usage raisonné de l’internet », dont le lecteur ne connaîtra hélas jamais la véritable identité : ce sont tantôt de vagues « milieux enseignants », tantôt des penseurs critiques de l’idéologie de la communication comme Lucien Sfez, Dominique Wolton ou Ignacio Ramonet ; en fait, je crois comprendre qu’il s’agit de la majorité silencieuse évoquée plus haut, à moins qu’il ne s’agisse seulement de sa minorité représentative, à savoir le cercle de vos lecteurs et de vos amis. Troisième catégorie enfin : les « partisans du tout-Internet ».
Votre bête noire, ce sont ces derniers. Ils deviendront au gré des pages les « fondamentalistes », les « militants » ou les « milieux les plus actifs » de l’internet — expressions qui, reconnaissez-le, ne sont pas tout à fait synonymes : un milieu actif n’est pas toujours militant, et moins souvent encore fondamentaliste. Mais cette dernière expression, la plus usitée, passe bien de nos jours... notamment dans ces fameux médias de masse où l’on débite des « lieux communs » à destination de la « majorité silencieuse ». Je suis néanmoins d’accord avec vous sur la qualité stratégique de ce choix : « fanatiques » eût été trop fort, « intégristes » trop religieux. Dans la mesure où « fondamentaliste » ne veut rien dire, il s’agit d’un mot précieux à une époque où les gens ne comprennent rien.
Mais qui sont-ils donc, ces « fondamentalistes », qui développent « une seule vision de l’avenir : un monde dont les nouvelles technologies de l’information seraient le nouveau centre, le centre envahissant, puisqu’il serait partout » ? Une fois écartés les formules habituelles et développements trop rapides sur les petits-fils de Wiener et de Turing , fils de Toffler et McLuhan, petit frère de Gates et Jobs, ces fameux « partisans du tout-Internet » ne transparaissent en fait qu’à travers quelques noms.
Tout au long du court opuscule, votre principale cible sera le philosophe français Pierre Lévy (qui cumule à lui seul 25 citations dans l’ouvrage), promoteur de la « World philosophy » et d’une nouvelle « intelligence collective » de l’humanité. Ce choix n’est pas innocent puisque Lévy, dont nous discuterons une autre fois certaines thèses, représente effectivement l’aile la plus « mystique » ou la plus « prophétique » de la réflexion sur la question, ce que vous n’avez pas de mal à souligner à travers quelques citations [2]. On conviendra sans peine que Lévy dit parfois de grosses conneries et use souvent d’un jargon dont il faudra bien dix siècles de théologie et autant d’herméneutique pour comprendre le sens caché. Mais de même qu’une hirondelle ne fait pas le printemps et que l’habit ne fait pas le moine, un professseur au département hypermédia de l’université de Seine Saint-Denis (Lévy) ne forme pas à la tout seul un « culte de l’Internet », comme le laissent entendre vos si fréquentes références à ses oeuvres.
Pour faire bonne mesure, vous citez donc encore deux autres penseurs — Philippe Quéau, Nicholas Negroponte —, vous ressuscitez pépé Wiener (l’homme qui a eu les bonnes idées au mauvais moment) et tonton Asimov (le visionnaire directement connecté au 130e siècle ap. J.C.), vous daignez même sortir de sa cyberpoubelle de l’histoire Timothy Leary, le seul universitaire au monde dont l’hémisphère gauche sécrète naturellement l’acide lysergique. Ah, j’allais oublier : vous expliquez aussi comment Bill Gates rêve de draguer une nana par cellulaire et e-mail — ce que justifie d’ailleurs sa fameuse tête d’éternel adolescent plein d’acné, mais non sa fortune de nouvel économiste plein de fric — et comment Steve Jobs s’est pris pour la réincarnation de Bouddha un jour qu’il avait fumé la moquette de son garage et la maquette de son ordinateur. Au milieu de cela, vous saupoudrez quelques héritiers de la contre-culture ou hérauts de la synthèse libérale-libertaire, quelques adeptes du New Age et autres bouddhistes zen transgéniques.
Reste que tout ce beau monde, même condensé en 120 pages, ne forme pas l’ombre d’une église. Et il en va de même pour les pratiques dudit « culte », évoquées plus évasivement encore que les auteurs susnommés : des micro-communautés exposant à tous leur vie privée en webcam, des pirates, des concepteurs de virus, des consomateurs de porno ou encore certaines campagnes publicitaires. Cette énumération est plutôt faible par rapport à la diversité de contenu de l’internet et plutôt flou quant à la définition des rites. En d’autres termes, le fond du trou du culte est obcur.
A défaut de bien connaître les gourous et de bien discerner les rites, je vais tâcher au moins de comprendre les dogmes de ce que vous nommez « culte de l’internet ». C’est en tout et avant tout, dites-vous, « un idéal de transparence et d’ouverture », qui « prend surtout la forme d’un combat contre l’opacité et l’obscurité. La nouvelle religiosité passe dans un premier temps par une vision binaire du monde. D’un côté, l’information, l’ouverture, la Lumière, dans l’autre, la fermeture, l’entropie, le désordre, le Mal » (p. 54). Les mystiques de cette « nouvelle religiosité non déiste » sont « manichéens » et « gnostiques ». Merde alors, nous ne fréquentons pas les mêmes mondes réels et virtuels, mon cher Breton ! Car des profils d’allumés correspondant au fameux « culte », je n’en connais presqu’aucun, alors que celui-ci serait la « nouvelle idéologie dominante ».
Je connais bien de vilains marchands qui placent quelques cookies dans ma machine, de vilains flics anglo-saxons qui tentent de surveiller mes e-mails (et de non moins vilains flics européens qui font pareil), plein de gentilles filles et de bons garçons qui font des sites pour parler de ce qu’ils aiment ou n’aiment pas, des tas d’associations déposées ou non qui font circuler l’information de leur choix, des forums où chacun peut venir discuter et plus si affinités, des universités et des bibliothèques qui placent péniblement leur fonds documentaire en ligne, des politiciens de tous bords qui font de la retape, des doctrinaires qui refont le monde, des publicitaires qui se foutent de ma gueule en essayant de me vendre le bonheur.com à travers leurs profits.com...
Je connais même des « milieux (très très) actifs » et « militants » de l’internet qui luttent depuis toujours pour la défense de la vie privée et le droit de communiquer ce qu’ils veulent à qui ils veulent sans que la Terre entière soit au courant, ce qui ne correspond pas vraiment à votre « refus de la distinction entre la vie privée et la vie publique », autre caractéristique des accros du culte. La libre circulation des idées est une chose : l’obligation d’y souscrire en est une autre et, à ma connaissance, l’internet se montre nettement moins prescriptif en la matière que ces Etats, religions et multinationales déployant des armées entières de fonctionnaires, prêtres et employés pour formater la conscience de leurs citoyens, correligionnaires et consommateurs. Quant à votre « refus de la parole incarnée » et « rejet du corps » soi-disant exprimés par l’immatérialité des échanges sur l’internet, cela me paraît l’exemple typique de ces belles formules creuses dissimulant une simple absence de logique. L’internet — comme les journaux papier, la radio ou la télévision — est une technique de circulation de l’information sous forme d’écritures, de sons et d’images : sans surprise, elle s’adresse prioritairement au cerveau plus qu’aux doigts de pied ou à l’intestin grêle. Mais dans la mesure où le cerveau fait partie d’un corps comme l’utilisateur d’internet appartient à une société, je ne vois pas en quoi cette technique nouvelle menace notre corporéité, notre intériorité ou notre socialité.
Tout à votre œuvre de dénonciation, vous sombrez même dans le plus parfait ridicule — à votre décharge, vers la fin de l’ouvrage (p. 122), lorsque l’inspiration fait souvent défaut à celui qui doit remplir son contrat de signes. Ainsi, selon vous, « les "relations sexuelles" avec des partenaires anonymes via Internet, bien que virtuelles, risquent de heurter un interdit fondateur de la civilisation, celui de l’inceste. Rien ne dit que le partenaire anonyme d’un tel jeu à distance ne soit pas un membre de votre famille ». Viens fifille, on va jouer à touche-pipi en cyberorgie... voilà de quoi assombrir les derniers jours du vieux Lévi-Strauss, tandis que le père Sigmund s’en tourne et s’en retourne dans sa tombe. Notre belle et grande « civilisation » tremble évidemment sur son fondement dangereusement exposé à de telles perversités : après le pédonazi, le pédoedipien rôde près de nos chaumières...
Je pourrais continuer longtemps comme cela, mais vous aurez sans doute déjà compris mon propos : la réalité de l’utilisation de l’internet se laisse difficilement réduire à votre représentation fantasmatique d’une légion de la Lumière de l’ouverture de l’information contre les Ténèbres de l’obscurité de l’entropie. Je vois quant à moi l’expression du monde dans sa diversité, c’est-à-dire un entrelacement complexe d’opinions individuelles ou collectives, de stratégies idéologiques ou commerciales, d’affinités électives et sélectives, de croyances rationnelles ou irrationnelles... J’y vois aussi l’invention de nouveaux rapports à soi et aux autres, qui s’ajoutent aux anciens plus qu’ils ne les supplantent. Mais de « culte » unifié je ne discerne point. A mon avis, vous avez créé de toutes pièces un spectre sociologique soi-disant envahissant et menaçant à partir de questionnements philosophiques légitimes : l’information est-elle source de valeur ? L’intelligence est-elle réductible à la logique ? L’intelligence collective est-elle un véritable phénomène émergent ou une modélisation de laboratoire ? Peut-on ramener la vie à des processus de transmission de l’information génétique ? La technique est-elle l’infrastructure du développement historique ? Comment l’humanité est-elle amenée à transformer la conscience qu’elle a d’elle-même ? La marchandisation du monde est-elle un processus irréversible ? La modernisation d’une société se confond-elle nécessairement avec son occidentalisation ? Les idées ont-elles des frontières ? Les lois de l’évolution s’appliquent-elles aux représentations collectives ? La notion de vérité d’une information a-t-elle un sens ? L’universel est-il autre chose que la projection de valeurs particulières ? Ces questions de fond — et il y en a bien d’autres — dont l’internet s’interprète aussi comme une matérialisation historique forment aujourd’hui la vague montante de l’interrogation scientifique et philosophique : vous les dissimulez toutes derrière l’écume d’une minorité de cinglés plus ou moins cliniques et d’une poignée d’anecdotes plus ou moins parlantes. Dommage.
Je note enfin que vous développez une curieuse conception de la Loi. D’abord, vous l’écrivez avec une majuscule, ce qui est fréquent dans les livres de métaphysique et de psychanalyse, mais plus rare dans les essais de sociologie : « La Loi, écrivez-vous, est à la fois l’instance qui régule les conflits et qui guide les comportements. Elle est en même temps droit et morale. Le fondement de la Loi ne nous apparaît jamais clairement. Elle est un tiers caché. Elle suppose la contrainte d’un tiers qui s’impose à toutes les parties » (p. 57). A lire ces lignes, je crois comprendre que, tout à votre chasse aux « gnostiques », « hérétiques » et autres « manichéens » de la nouvelle Babel-ouèbe, vous endossez de manière consciente ou inconsciente la vieille tunique du monothéisme : votre « Loi » (à majuscule initiale et imposante) n’est pas l’expression de la volonté générale ou du bien commun que se reconnaissent en soi et pour soi les tribus, les communautés, les peuples, les civilisations ou l’humanité, mais une espèce étrange d’impératif catégorique, asséné par un non moins mystérieux « tiers caché »...
« Ce sont les trois valeurs essentiels du monde moderne qui sont visées ici, d’autant plus facilement qu’elles traversent une crise d’adaptation sans précédent [...] la loi, la parole, l’individu », écrivez-vous (p. 120), avant de conclure : « Le nouveau culte de l’information est-il immoral ? [...] Si l’on prend le partie de l’homme, il faut en effet craindre que la réponse à cette question ne soit entièrement positive. Le débat ne devrait donc pas laisser indifférents tous ceux qui, bien au-delà d’Internet, sont attachés aux valeurs humanistes » (p. 125). Vous révélez de la sorte à la fin de l’opuscule la nature de son dispositif initial. Ainsi donc, votre critique outrée du « culte de l’Internet » n’était-elle que l’expression d’une guerre de religion, ou, plus simplement encore, d’une mortification religieuse. C’est en tant qu’apôtre tardif de la modernité finissante que vous ressentez le besoin d’un apostolat missionnaire à destination de vos fidèles, le fameux « public raisonné », tout comme d’autres souhaitent pallier la « crise de l’éducation » en revenant aux hussards noirs, la « crise de l’Etat-nation » en revenant à la République une et individible, la « crise de l’identité » en transformant la France en bunker ou la « crise du lien social » en faisant profession d’abstractions citoyennes.
Non, ne vous méprenez pas, mon cher Breton : je ne souhaite nullement vous ringardiser au nom du « jeunisme » de l’internet que votre collègue en recherche et en nostalgie P.A. Taguieff nomme pour sa part « mouvementisme », et je me sens aux antipodes de la synthèse libérale-libertaire comme de son soi-disant adversaire bolchevik-bonapartiste. Je constate simplement que face à ce que vous nommez vous-même « crise d’adaptation sans précédent » des valeurs modernes, vous n’avez rien d’autre à opposer qu’un discours de mise en garde tantôt déplorateur tantôt dénonciateur, comme autrefois l’Eglise nous expliquait que l’abandon des valeurs chrétiennes signifierait la fin de la civilisation et le retour de la barbarie. La modernité s’est justement voulue le négatif des époques précédentes : elle a transformé l’histoire en expression autonome de la volonté humaine. L’internet participe tout naturellement au mouvement général d’autodépassement de cette modernité. Je comprends votre inquiétude, puisqu’en tant que chercheur et professeur, vous êtes notamment payé pour être inquiet. Mais comprenez aussi mon ironie : qu’ils émanent de la bureaucratie ou du marché, les réflexes de classe n’ont jamais remplacé la pensée.
Je vous prie de recevoir, Cher Philippe Breton, l’expression de mes sentiments virtuels,
Cathexie