Imaginez un mur blanc, sur lequel des passants pourraient venir écrire leurs colères, leurs protestations, leurs revendications, leurs critiques, leurs visions du monde, leurs histoires petites ou grandes.
Ce mur blanc sur lequel s’accumuleraient jour après jour des traces, des signes, des mots, des dazibaos, serait regardé, scruté, contrôlé, surveillé en permanence. Sous la botte d’un régime autoritaire, les auteurs de ces signes d’une pensée autonome, d’une volonté brouillonne, de désirs, d’apprentissages en gestation, de refus clairement exprimés et de propositions intelligemment formulées seraient un danger.
Simples anonymes signant de leurs noms ou de pseudonymes emblématiques, les plus dérangeants d’entre eux seraient suivis, identifiés, localisés, puis visités tour à tour à domicile. Ils seraient questionnés, menacés, sermonnés, mis en difficulté, leurs familles sans cesse inquiétées.
Si aucune intimidation, aucune pression, aucune tentative de négociation, aucune proposition n’aboutissait : ils seraient arrêtés et emprisonnés sans jugement, ou passeraient devant des magistrats nommés par le pouvoir pour être condamnés. Ce pourrait être pour "atteinte à la sureté de l’état", "activité anti-constitutionnelle", "propagande contre-révolutionnaire", "complot", à moins que ce ne soit tout simplement pour "trouble à l’ordre public".
A peu de choses près, c’est le sort qu’ont connu des milliers de passants un peu insistants devant un mur. Des "rédacteurs" au pinceau trop bien "pendu", à la langue "trop agile", de l’autre côté d’une muraille qui s’effrite un peu plus chaque jour. L’un de ces hommes, après 25 ans des cachots les plus durs a survécu, puis a été banni après qu’on lui ait infligé un « traitement » qui lui a rendu une apparence ordinaire.
Il vit aujourd’hui avec ses souvenirs et son désir intact, dans un pays où les murs sont innombrables, mais où presque plus personne n’est capable de déchiffrer le sens de ce qui s’y écrit.
Imaginez un mur blanc dans un petit pays qui se serait toujours cru grand, une démocratie. Un mur blanc sur lequel chacun pourrait venir écrire ses protestations, ses revendications, ses espérances, ses expériences, sa souffrance et sa joie, sa colère, ses histoires petites ou grandes. Un mur que le badaud pourrait noircir de ces questions auxquelles personne ne répond jamais.
Devant ce mur, des milliers de gens pourraient passer librement. La stratégie du pouvoir oeuvrant « bien sur » dans le souci du « bien commun » serait d’en réduire la portée, de le canaliser, de veiller à ce qu’il ne puisse nuire, qu’il ne devienne un lieu où soient débattues, analysées, la cause des maux dont presque tous les passants seraient touchés.
Ces moyens pour réduire à l’insignifiance ce mur toujours trop fréquenté, le banaliser, pourraient revêtir divers formes. La plus simple serait d’effectuer sans cesse d’interminables travaux dans les rues qui y mènent afin d’en empêcher l’accès. Si ce mur était situé sur une artère considérée comme importante, dans un quartier très commercial par exemple.
Les hommes de ce pouvoir démocratique ne pourraient toutefois y ordonner d’incessants travaux sans finir par devenir la risée de la planéte. Peut-être même finiraient-ils par faire baisser la fréquentation de cette avenue très commerciale. Menaçant de ce fait l’équilibre et la pérennité de son économie.
Nombre d’autres solutions s’offriraient encore pour en contrôler l’accès. Pour légitimer un contrôle permanent, il faudrait que les plus odieux personnages y aient une place. Et que, régulièrement, des horreurs soient inscrites sur ce mur. Il faudrait qu’elles soient visibles presque par tous, en regardant un peu quand même dans les coins, même si ce n’est qu’en cherchant bien.
A l’issue d’une dispute, il serait tranché que ces horreurs qui existent dans la tête des hommes qui les montrent doivent rester dans les têtes et ne jamais s’afficher. Des lois existant, il suffirait alors de les faire appliquer. Ou de faire semblant de faire disparaître ces horreurs, sinon dans les têtes, au moins des murs, ce qui serait déjà ça.
Le temps pressant sans cesse, et depuis déjà plusieurs siècles, on ne le trouverait jamais pour essayer de comprendre comment se fabriquent des horreurs pareilles.
Jamais on ne se dirait que ce qui se punit doit aussi être soigné et guéri. Malgré toute la connaissance des vieux mondes, où l’on sait que ce n’est pas en fabriquant une petite horreur qu’on en éradique une grosse, on continuerait comme ça, sans compter le temps.
Mais cet épouvantail permanent ne servirait-il pas finalement à en justifier d’autres, les rendre plus anodines, presques plus humaines ?
Personne ne saurait trop, il y avait tellement à lire, à écrire, à regarder, à ne rien faire sans en avoir l’air.
Pour ce mur blanc, presque vierge, laissé à tous les regards et toutes les participations, il suffirait comme un rappel à l’ordre établi d’attendre qu’un passant y pose quelque chose d’interdit. Ce pourait être, par exemple, l’image d’un corps sans âme ne lui appartenant pas. Le propriétaire de ce corps presque sans vie, sans pensée, pourtant vendu, regardé, scruté, soupesé par des dizaines de milliers de regards éteints porterait l’affaire devant la justice du pouvoir démocratique et obligerait à ce que l’on rase le mur.
Ce mur détruit, on le remplacerait par une haie d’arbres à travers lesquels soufflerait le vent. Des arbres sur lesquels on ne pourrait rien coller, rien agrafer, rien donner à voir, rien y lire que l’âge de ces arbres, en scrutant leur écorce.
D’autres petits murs blancs continueraient à surgir à intervalles réguliers, comme des trouées de lumière entre les ZAC, les ZUP, les ZEP, les CES, les BAC, les ZAPI et les nombreuses DG, CC, HV etc...
Alors il faudrait trouver encore d’autres moyens. Pour légitimer un contrôle, l’idéal serait que les propriétaires des autres murs innombrables en viennent à protester.
Ils ne diraient jamais que ce mur blanc lumineux les dérange, qu’il fait de l’ombre aux leurs, qu’on y trouve la critique même de leur existence, le récit de leurs turpitudes, le signe de leur mort prochaine, pire même : des pensées qui leur échappent, qui se construisent et qui s’envolent, rebondissent et reviennent, insaisissables comme la pluie qui peu à peu submerge les plus solides fortifications.
Ils ne diraient donc rien, et se contenteraient de montrer du doigt de toute leur force à chaque fois qu’une horreur viendrait à être recensée. Dans la ville, tous les propriétaires de murs finiraient par s’entendre pour définir ce qui peut être écrit et lu, dit et tu. Peu à peu les propriétaires des murs honorables auraient obtenu comme un monopole. Bien que ce ne soit pas un art, on leur donnerait chaque mois de l’argent pour y poser de l’encre donnant du sens ou faisant semblant.
Celui qui voudrait approcher de leurs grands murs gris à eux devrait donner de l’argent pour pouvoir lire. Peu à peu, pour plaire au plus grand nombre, ou à un petit nombre quand même fidèle, le graphisme serait simplifié, leur contenu calqué sur ce qu’on croirait plaire au plus grand nombre, ou à un petit nombre fidèle.
Il y aurait maintenant, le temps, sa couleur, sa consistance, des conseils pour le passer au mieux, des jeux, des concours, ça donne de l’espoir quand on n’en a plus. Du sport, des héros, ça occupe l’esprit et le détourne des choses graves. Des femmes ou des hommes nus, les passants adorent ça. Des mauvaises nouvelles, ça rassure sur son sort. Beaucoup de débats futiles sur les formes, les couleurs, les mesures, car chacun sait que ce genre de débat ne peut avoir aucune consistance et ne déboucher sur aucune décision importante.
Partout des rumeurs finiraient par courir pour en dire les méfaits, les dangers. Un simple coup d’oeil permettrait à des tribuns de prendre la tête de cette nouvelle croisade, remplis d’avis définitifs sur tout, malgré la paleur de leurs vies remplies comme les baudruches avant d’aller exploser et de rejoindre le néant.
Le nouveau mur blanc se noircirait peu à peu, mettant en péril tous les autres, cachant des forteresses. Les lecteurs s’enhardiraient, se rencontreraient, parleraient de la pluie qui tombe, des fleurs qui bourgeonnent hors saison, s’interrogeraient, chercheraient des réponses.
Tout le monde autour d’eux serait convaincu du danger de trouver ces réponses, et même de poser les questions.
Le pouvoir démocratique ordonnerait sans cesse des travaux dans les rues qui y conduisent. On exigerait que ceux qui s’y aventurent déclinent leur nom et leur adresse. Cela deviendrait un quartier fermé. Non pas interdit, contrôlé simplement au cas où.
On organiserait des augmentations de l’encre, du papier, puis des chaussures. On augmenterait le temps de travail des passants pour qu’ils aient moins le temps de passer. Les lunettes aussi deviendraient plus chères, des spectacles seraient organisés tout autour pour distraire, détourner, on mettrait dans tous les lieux de passage et dans chaque pièce des petits coffres aux images syncopées qui retiennent le regard, et où régulièrement les chefs des murs autorisés, subventionnés, viendraient dans des cérémonies dire ce qu’il faut penser du jaune, du bleu, du gris, du rouge.
Ils ne parleraient jamais de la couleur du mur, matérialisation de tous les dangers. Enfin, après avoir infiltré des passants pour qu’ils écrivent des horreurs qui justifieraient tous les contrôles, on ferait que ce mur devienne celui de la honte, on finirait par l’entourer, comme dans un labyrinthe, pour que le passant passe, le lecteur lise, le scribe rédige partout, mais que ça ne se voit pas.
Alors le pouvoir autoritaire resterait autoritaire, le pouvoir démocratique, démocratique, les chefs des murs honorables, chefs, les tribuns jacasseraient, la pluie continuerait à tomber, les fleurs à bourgeonner hors saison et les rares qui se demanderaient pourquoi n’auraient pour seule réponse que des images syncopées sortant de petits coffres omniprésents.