La révolution a mauvaise presse : déjà vue, trop vue, plus crédible, etc. L’enthousiasme publicitaire et les vilains qui la confisquent tuant l’élan libérateur, en ont détourné à jamais le sens. Las ! En attendant, beaucoup s’élèvent contre ceux qui parlent à leur place, en leur nom, pour des décisions discutables et jamais discutées. Le problème est qu’un média leur permet de se faire entendre et définit donc de nouveaux modes d’action. Pas d’appel et de mobilisation spectaculaire dans les quelques lignes qui vont suivre, uniquement la description de l’existant en train de grandir, avec l’aide, toujours appréciable, d’un guérillero chevronné.
La tentation est grande de critiquer avec raison Régis Debray, par exemple de manière allusive [1] ou directe [2] et surtout l’inanité de la médiologie [3]. Certes.
Toujours est-il que discourir sur les médias occupe, et que la onzième leçon du Cours de médiologie générale [4] intitulée « Logique de la censure » offre, en plus d’un historique très instructif à propos du livre, une grille pour penser le problème de la « régulation » sur Internet. Car on y revient toujours (LSI imprévisible d’avant-projets en moutures provisoires, en fuite le plus souvent...).
Logique de la censure
Rapport de puissance
La thèse de cette leçon, qui n’est pas scandaleusement révolutionnaire et que nous choisissons tout de même d’extraire, peut être celle-ci : « La censure administrative est un hommage rendu par l’Etat à la puissance, et la levée des contrôles à l’innocuité d’un médium ». Majorée par son complément : « La logique économique de la production brise la logique politique de contrôle. »
Ainsi à chaque fois qu’un médium pose problème à l’Etat, parce qu’il se place en concurrence directe, celui-ci n’a d’autre choix que de censurer (ou « contrôler ») en vertu d’un principe Debray-Schaeffer des vases communicants hyperbolique : « à communication nulle, pouvoir infini et réciproquement. ». Une courbe de Gauss est prévue pour penser avec (valeurs optimales en zone médiane), afin d’éviter « l’anarchie comme bruit pur » ou la « dictature comme silence parfait ».
Le livre tout d’abord, la presse écrite ensuite, puis la radio, la télévision enfin . Et Debray note avec justesse à propos de la presse :
« La liberté de la presse dut attendre la fameuse loi du 29 juillet 1881 (celle du « interdit d’afficher ») qui stipule dans son article premier que « l’imprimerie et la presse sont libres ». [...] Liberté aussitôt tempérée par la vénalité qui ruinera bientôt l’indépendance des grands quotidiens (arrosés par les fonds secrets, des Etats étrangers, les banques et les syndicats patronaux). (...) »
On comprend qu’au XIXè siècle une telle liberté reste purement formelle (qui a les moyens économiques et culturels de publier ?) et pour être légèrement polémique, que la vénalité a su résister au temps. Dès lors, les discours contemporains de diabolisation d’Internet par les médiateurs officiels, véritable classe sacerdotale [5], résonnent étrangement. Ne devraient-ils pas au nom des principes qu’ils mettent constamment en exergue voire en bandoulière, être les premiers à se féliciter de la réalisation d’une telle liberté avec Internet ? La pluralité de l’opinion n’est-elle pas une vertu démocratique ? Et la saine concurrence émulatrice ? Que valent les reproches à propos des privilège de l’expression sur Internet (réservée à les entendre aux classes favorisées, et en même temps d’une nullité affligeante) ?
Il apparaît très clairement que le discours médiatique est contradictoire et donc au service de l’exercice monopolistique de l’expression (mouvement de concentration du capitalisme et organisation de la rareté). D’ailleurs toutes les attaques récentes à propos du Réseau sont le fait de salariés de médias d’Etat ou de Grands Groupes de Communication (le cumul des mandats étant ici aussi la règle).
la démocratisation en trompe-l’oeil
D’autre part, pour en revenir à la transition historique, R. Debray note également que :
« (...) la démocratisation de la parole est conquise lorsque l’accès aux moyens d’impression est devenu réglementé. Quand tout le monde a pu faire des discours dans la rue ou sous un arbre, seuls quelques-uns pouvaient imprimer les livres. La "démocratisation" de l’imprimé intervient lorsque l’accès à l’audiovisuel devient hautement sélectif. »
L’accès au média télévisuel est toujours aussi sélectif (hors réception passive bien sûr), mais Internet remet en cause radicalement cette logique de censure propre à l’Etat et aux marchands (si une telle distinction n’est pas aujourd’hui purement verbale). Il est donc naturel que tout soit mis en oeuvre afin de réduire ce nouveau médium. Et l’on peut interpréter cette velléité régulatrice comme la reconnaissance par le pouvoir économico-politique de la puissance d’Internet, quand bien même il essaie par mille discours d’en réduire la portée critique (« n’importe quoi », « tout à l’égout », « kommandantur libérale », etc.).
Petit détour qui n’est pas argument d’autorité, mais validation par la graphosphère des analyses développées en ligne...
Praxis et média
Centre nerveux
Dans la dixième leçon, intitulée « Propositions pour une médiologie civique » suite au pastiche des thèses sur Feuerbach de Marx, le médiologue remarque ceci :
« Par quels médias et médiations faire passer l’intention de la tête illuminée du Prophète aux millions de prolétaires dans la nuit ? Cela n’est pas dit. »
Nul besoin de prophète, ni de média au sens de ce qui introduit une médiation hiérarchisée et contrôlée par une instance unique. D’ailleurs, on pourrait interpréter les confiscations en fonction de l’époque médiatique, (c’est à dire des outils et du médium dominant), ainsi que d’une pensée du pouvoir hégémonique, qui pour se réaliser développe une bureaucratie. Suivant les onze thèses développées, il semble qu’un début de réponse soit possible avec le Réseau en tant que média de la fameuse praxis. C’est à dire comment les individus produisent eux-mêmes leur autonomie, par l’outil, sans que ce dernier ne soit finalement autre chose que l’extérieur adéquat par lequel ils passent pour se réaliser.
Adéquat en ceci que paradoxalement, le Réseau, contre les tentatives marchandes d’appropriation du médium (Internet = gros tuyaux pour la consommation), conserve une spécificité : il est le seul espace qui échappe à l’emprise médiatique, malgré des perturbations du champ, et d’une certaine manière à l’aliénation [6]. Ainsi la page perso est une oeuvre hors la question annexe de sa qualité.
On peut noter en passant le décalage entre l’élan unanime de la presse à encenser les créateurs de la « nouvelle économie » et à dauber l’expression personnelle, où seul est remarquable : l’absurde, ou le déviant (en gros). Décalage qui illustre la vision d’un Réseau commercial et sécurisé (liberté de consommer), autrement appelé « société de l’information », promu aussi bien par les Marchands qui le contruisent, que par les Etats qui en déclarent l’absolue nécessité. Sans doute parce que les représentants (élus ou non) sont encore ceux qui font les lois...
Reste un fétichisme technologique qui renverse le rapport réel, où le moyen devient la fin.
D’un point de vue sociologique, on peut interpréter alors l’intérêt technique (cf. le nombre de périodiques sur le hardware) comme du tuning pour classes moyennes, l’ordinateur remplaçant avantageusement la voiture, en ceci que le technologique est valorisé socialement par rapport au mécanique (alors même que le véhicule routier qu’est l’automobile se voit à son tour investi de technologie). Valorisation qui se comprend relativement aux modes de production et donc au marché du travail, et non dans une mythologie du cyberespace multimédiatique (cf. les annonces de postes à pourvoir), bien que l’imagerie publicitaire joue de la fascination technoïde.
Réseau
L’expression en réseau n’est pas sous la limitation des contraintes des médias classiques (la vidéosphère : contrôle étatique et marchand au sens large, parole autorisée, réception passive, technologie inaccessible, audimat et canon d’une qualité académique, etc.) et développe justement la critique des organes classiques de la domination. Le Réseau constitue de son propre chef son histoire, c’est à dire l’activité des individus du réseau. Que dans un mouvement de croissance dynamique, la redéfinition des pratiques, règles, usages soit constante, ne signifie pas l’absence de tout lien et l’atomisation. Au contraire son immédiateté implique une définition collective, qui émerge des pratiques.
D’un point de vue matériel par exemple, le Réseau est justement interconnexion et maillage, la Toile s’étend grâce à des protocoles communs, qui s’ajoutent et dépassent les configurations particulières. De plus, elle ne vise pas le pouvoir d’Etat, contrairement à la cybernétique : science de la communication au sens de gouvernement (kubernêtiké) [7]. Ce qui cause grand trouble à nos amis les régulateurs. Quelle puissance alors ? Fin du Pouvoir ?
Il nous faut quitter ici notre camarade Debray (à demain ?) puisqu’il conclut son analyse par la thématique encore aujourd’hui en vogue du « lien social » (chère aujourd’hui à D. Wolton [8]), qui est néanmoins pour lui la laïcité, le « sacré républicain ».
Malgré une belle formule : « La République garantit l’autogestion des sacralités », deux lignes au dessus on trouve cette phrase : « (...) et il appartient à l’Etat de subordonner les particularités revendicantes à la loi républicaine, (...) » [9]. Par la régulation ? A un premier niveau, l’article 11 de la Déclaration des Droits [10] suffit, non ?
Révolution et censure
L’article 11
Debray nous le rappelle pourtant :
« En supprimant le système corporatif et le principe de la censure préalable, les Constituants de 1789, par le célèbre article 11 de la Déclaration des Droits, firent s’écrouler en quelques mois un système de défense vieux de trois siècles. Pour un instant seulement : la floraison des "feuilles" (qui se multiplièrent avec la même incoercible gaîté en 1848, lors de la Commune, à la Libération et même en mai 1968) s’achève en août 1792, avec la guerre et la mobilisation. »
Internet a certes une lourde hérédité : à l’origine un réseau militaire (tout comme le télégraphe qui sera en France financé pendant cinquante ans par le Ministère de la Guerre), conçu pour résister à une guerre nucléaire, c’est-à-dire rendre impossible la suppression des communications par une destruction du centre. D’où pour une même information un fractionnement en paquets d’octets qui empruntent des parcours différents, suivant le trafic et la possibilité. [11]
Puis, le Réseau en devenir sera utilisé et géré par la Recherche Universitaire, d’où proviennent en partie l’usage désintéressé, la partage des connaissances, (c’est à dire la diffusion gratuite et collaborative de l’information), avant de retomber dans l’escarcelle des Marchands [12]. Alors de quelle mobilisation est-il question ? Et quelle guerre ? Celle de l’information ? Quelle révolution ?
Liberté, égalité, propriété
Il n’est pas anodin de noter l’investissement du Réseau par les Marchands car l’on trouve toujours quelques personnes pour trouver ceci formidable (hors les détenteurs des capitaux). Bein oui sans les grandes compagnies, pas d’infrastructures ! Certes, sans Adolf Hitler pas d’Autobahn non plus [13]. Sans General Motors, Standard Oil, et B.F. Goodrich pas de réseau autoroutier à Los Angeles [14].
De là à justifier et légitimiter la cause par les effets, il n’y a qu’un mince espace, où s’engoufre la contre-révolution (et oui !). En effet, les appels incessants à la dérégulation (c’est à dire la destruction des services publics pour une logique de profits particuliers) se transforment maintenant en appel à la « régulation », c’est à dire très nettement la défense des intérêts de l’industrie par les Pouvoirs, dits publics.
Pour l’abolition de la propriété
Thèse classique certes, mais actualité du vrai. Les conditions ne sont plus à la défense d’un individu abstrait, autrement dit le consommateur occidental solvable, mais devant l’extension universelle des échanges marchands, à la critique de la propriété. Puisque c’est grâce à celle-ci que nos amis les marchands limitent nos libertés et creusent les inégalités, qu’il s’agisse de graines, de gènes, de vaccins, de logiciels, d’informations, etc.
Que le médicament générique soit un moyen préférable (surtout pour guérir des populations non solvables, et pas seulement diminuer les coûts des systèmes de santé publique) semble maintenant évident, sauf pour certains laboratoires pharmaceutiques. En quoi la duplication hors profit altère le principe curatif ? Mais pourquoi l’information reproduite librement, gratuite serait-elle moins que son original sous copyright ? Et même en quoi une information alternative a-t-elle moins de qualité informative qu’une information-marchandise ? Ah, il y va du droit et de la survie économique ? De qui ?
Le laboratoire qui a investi en temps et argent se voit accorder une licence d’exploitation (agrément et remboursement) pour un délai. Forme mixte au lieu de socialiser l’ensemble, avec une recherche d’Etat centralisée et unique. Mais si l’on regarde le coût global : qui paie la formation des chercheurs et des laborantins ? etc.
Vieille analogie entre la santé du corps et la santé de l’âme, on peut questionner le discours des propriétaires qui se dissimule sous les termes flatteurs de « Création », « Diversité », « Richesse culturelle ». En quoi par exemple le contrôle par les Majors du disque contribue-t-il à la diversité de la création ? A qui profite le système des droits d’auteur ? Et l’édition et la presse ?
Non pas qu’il existe une créativité muselée, ne passant les fourches caudines des produits marketés, bien qu’à l’évidence personne ne puisse vraiment déterminer a priori le potentiel, mais pourquoi dois-je payer des héritiers ? Des traducteurs ou des auteurs actuels, qui doivent eux-aussi manger, pourquoi pas dans le système actuel, en attendant... Mais le prêt gratuit dans les bibliothèques est par exemple remis en cause. Donc la bibliothèque elle même, en tant qu’institution publique hors de la logique marchande, se voit imposer en quelque sorte le modèle du Soldeur de Livres (rentabiliser les invendus).
Ou plutôt celui de la nouvelle politique des Grands Opérateurs qui vise à proposer des forfaits généraux (eau, téléphonie, musique, etc.), c’est à dire que nous assistons à la privatisation généralisée de tous les produits, ramenés sous le modèle de la marchandise (y compris l’air avec le « droit à polluer »). Etant donné l’aspect peu numérisable de l’eau ou du fromage, notre pratique sur le Réseau ne peut concerner pour l’instant que les produits dits culturels, plus généralement les services, contre la propriété intellectuelle.
On retrouve donc ici une identité entre les différentes thématiques du Web indépendant, car la défense de l’expression libre, de l’auto-publication, ne peuvent que rejoindre le mouvement du logiciel libre, tous en opposition au monopole et à la propriété. Des formes ouvertes, contributives, gratuites. Le copyleft et les licences libres ne sauveront pas le genre humain, mais dans l’espace qui est le nôtre, en lutte contre l’ordre marchand et ses supplétifs étatiques, ils constituent une alternative adéquate. En attendant une extension de leur norme, c’est à dire dans un premier temps la fin du système inique du copyright.
Bien loin des discours des médiateurs sur l’alliance objective parce que non pensée entre libertaires et libéraux contre l’Etat. Ou, après la caricature de révolution libérale avortée qu’a été la « nouvelle économie », à propos de la cybercriminalité des cliques diverses, alibi sécuritaire devant la foule qui gronde, c’est à dire avec plus de précision : les citoyens qui s’expriment, y compris sur la manière d’organiser leurs échanges.