Ca devient comique : l’annonce est passée totalement inaperçue. Catherine Tasca annonçait en grandes pompes, le 11 mai dernier, l’installation d’un Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique. La ministre a beau avoir expliqué qu’il s’agissait là d’un « acte important », visiblement tout le monde s’en fout.
Saluons donc comme il se doit la création de ce nouveau comité Théodule, dont l’inutilité se mesurera sans aucun doute à la quantité de millions investis en pure perte et au nombre de tickets de présence à ses diverses réunions.
M’âme Tasca reprend la définition poétique que Patrick Bloche en donnait dans son rapport Le Désir de France (c’est beau, on dirait du Sardou) : « une instance de médiation pour les questions de la propriété intellectuelle liées à la société de l’information ».
Ah oui mais… et le Forum des Droits sur l’Internet ?
Le 11 mai, la Culture lance son Conseil supérieur « CSPLA », chargé des problèmes du droit des auteurs sur l’Internet ; le 31 mai, Isabelle Falque-Pierrotin son Forum des Droits sur l’Internet (FDI), chargé du droit en général sur l’Internet. On sait que la préoccupation principale ayant présidé à l’élaboration du FDI est la lutte contre les contenus illicites, et en particulier les problèmes de plagiat et de contrefaçon (bien plus que les sites pédonazis, la très grande majorité des procès sur l’Internet sont liés aux droits d’auteurs). On trouve même un certain Pierre Sirinelli (président de l’Association française pour la protection internationale du droit d’auteur et vice-président de l’Association littéraire artistique internationale) comme « personnalité qualifiée » du Conseil d’orientation du FDI et membre du CSPLA.
La différence ? L’un va nous coréguler pendant que l’autre nous médiationnera, ce qui n’est pas du tout pareil…
Il semble surtout que l’on assiste, une nouvelle fois, aux pitoyables luttes d’influence qui se déroulent au sein du gouvernement autour de l’Internet. D’un côté, un ministère de la Culture partisan avec le CSA d’une ligne très dure (voire répressive), de l’autre un ministère de l’Économie partisan du laisser-vivre libéral, au milieu l’Intérieur qui voudrait bien nous fliquer un peu plus, et l’Industrie qui voudrait sauver les derniers restes de la nouvelle économie. Autour, une tripotée de lobbies divers et variés, les plus répressifs étant bien entendu les plus bruyants (droits d’auteur ultra-sécurisés, répression absolue et à priori des contenus illicites en tête).
Le CSPLA apparaît donc comme une tentative désespérée pour la Culture de préserver un minimum de contrôle sur les débats.
Quand y’en a plus, y’en a encore
La quantité de forums, comités, espaces de médiation, organismes de gouvernance, consultation, régulation, information, discussion, concertation et tutti frutti contrôlés par le ministère de la Culture sur le sujet est pourtant déjà épatante. Impossible de les citer tous, on se contentera des plus récents…
Depuis février, le RIAM réunit les institutions culturelles publiques, les entreprises, les centres de recherche, les éditeurs de contenus multimédias, les diffuseurs pour se partager un gâteau de 135 millions de francs. Déjà, selon Catherine Tasca : « Le droit de propriété littéraire et artistique joue et jouera un rôle toujours plus important » dans le cadre d’une « saine économie de la société de l’information ».
On trouve aussi la commission Brun-Buisson (travaux en cours), chargée d’étudier les modalités de rémunération des artistes et des producteurs dont les œuvres sont copiées à titre privé sur les « nouveaux » supports.
Et tant qu’à faire, on apprend que la Cour des Comptes vient de créer une Commission permanente de contrôle des sociétés de perception et de répartition des droits.
À ce rythme, notre conseil : ne devenez pas « auteur », mais « spécialiste des droits d’auteur », il y a nettement plus de débouchés...
Un bon artiste est un artiste rentable
La petite sauterie d’ouverture du CSPLA aura été l’occasion pour Catherine Tasca de rappeler sa vision de l’art : une activité économique.
L’opposition « comme créateur et comme consommateur », qui introduit son discours, rappelle que l’on parle bien ici d’un produit. Pourrait-il en être autrement, dans une « société de l’information » (les « sociétés » et « âges » de l’histoire de l’humanité ayant toujours été définies par leur principal produit marchand) ? Même si l’Internet et l’informatique remettent en cause la frontière créateur/consommateur, et libèrent la création d’un certain nombre de contraintes industrielles (création, diffusion, publicité…).
Mais restons simples : pour la ministre, par définition, il faut marteler « la création durable, donc rémunérée ». Ce raccourcis logique n’est évidemment qu’un parti pris idéologique : la grande majorité des créateurs ne vivent pas de leur rémunération en tant qu’artistes, ce qui n’empêche pas leur œuvre d’être « durable » ; au point que nombre d’artistes considèrent que le fait de ne pas vivre directement de leur œuvre est la garantie de leur indépendance (et donc de la « durabilité » de leur travail).
Certes la rémunération d’un artiste lui permet de continuer à se consacrer à son travail, mais cette condition n’est ni nécessaire ni suffisante. Le raccourcis « rémunération = durable » est une escroquerie logique, d’autant plus avec les réseaux qui réduisent dans des proportions incroyables les contingences économiques de la production et de la diffusion.
Comme la presse
La première question confiée au CSPLA est le problème des auteurs salariés : les œuvres collectives et les œuvres de commande. Conseil de la ministre : « il devra y songer en prenant appui sur les accords intervenus dans le secteur de la presse ».
On renverra donc aux articles de Marc Laimé sur le sujet : « Droits d’auteur des journalistes, la grande arnaque » et « Les nouveaux barbares du journalisme numérique » pour comprendre le conseil de madame Tasca : « engraissons les actionnaires de l’industrie sur le dos des créateurs ! ».
Fluidifions le terrain
Madame la ministre prodigue un second conseil (on se demande encore pourquoi elle a besoin d’un CSPLA) : afin de « progresser sur le terrain de la fluidité des droits d’auteurs » (hum, avancer sur un terrain glissant, donc), « j’engage les sociétés de gestion des droits à poursuivre leurs efforts en vue de créer un guichet unique. »
Excellent conseil, aussi utopique que possible. Mais conseillons tout de même aux services de la répression du grand banditisme de se tenir prêts pour l’interpellation : l’association de malfaiteurs n’est pas loin...
En deux temps trois mouvements
« En troisième lieu, et dans un second temps » (et sans y aller par quatre chemins), M’âme Tasca rappelle son attachement à l’exception culturelle française : la taxation des supports. Ce qui nous vaut encore un de ces raccourcis logiques dont elle a certainement déposé le principe à l’INPI : « l’exception pour copie privée et son indissociable compensation ».
Comprenons-nous : « un débat a eu lieu qui a parfois confondu copie privée et piratage, taxation et rémunération ». Or, considérer que la copie privée est « indissociable » d’une compensation, c’est forcément confondre copie privée et piratage : la copie privée est un acte parfaitement légal, c’est la copie pour son usage propre d’un produit culturel qu’on a déjà acheté ; la taxation, elle, se base sur le fait que les supports permettant la copie privée sont les mêmes que ceux du piratage (copie illicite d’un produit culturel). Donc la copie privée est totalement séparée de la taxe sur les supports : la taxe est censée compenser les pertes liées à la copie sauvage ; la copie privée n’est pas un manque à gagner ni un piratage, c’est un droit que l’on détient sur un produit culturel que l’on a déjà payé. (Au passage, on pourra se rendre malade en découvrant la répartition de tout ce bon argent. Sans oublier le site d’action contre la redevance sur les supports numériques.)
Avec ce genre de raccourci, évidemment, on jette la suspicion sur un droit, tout en favorisant les discours répressifs. On renverra à l’article de Philippe Uaéuq sur la criminalisation des atteintes à la propriété intellectuelle (« Nous sommes tous des cybercriminels », Le Monde diplomatique, juin 2001) : « Autre sujet de friction, la "copie privée" et les exceptions légales au droit d’auteur. L’article 10 de la convention veut criminaliser les atteintes à la propriété intellectuelle "à l’échelle commerciale". Mais cette expression prête à ambiguïté : englobera-t-elle l’usage de logiciels de type Napster, Gnutella ou Napigator, qui permettent le troc de fichiers d’ordinateur à ordinateur sans passer par un serveur central ? Ces échanges, qui s’effectuent désormais à grande échelle, relèvent techniquement de la copie privée, en principe licite... Si ce troc est considéré comme relevant de "l’échelle commerciale", n’est-ce pas la population tout entière qu’il va falloir "criminaliser" ? »
Protectionnons les tatouages
Parti dans ce travers de la suspicion contre la copie privée, Catherine Tasca peut naturellement dénoncer des « logiques de piratage » (diantre !). Sa solution : « je suppose qu’il est indispensable de protéger techniquement les œuvres en les "encapsulant" et en les "encryptant". » Pour cela, « [le CSPLA] pourra compter sur la grande expérience de M. Leonardo Chiariglione qui a eu la charge de diriger le SDMI (Secure Digital Music Initiative) ».
Tous ces systèmes de protection « physique » ne valent rigoureusement rien, on le sait depuis des lustres. Leur seule utilité : escroquer les entreprises (ou rassurer leurs actionnaires) et les artistes, rançonner les fonds publics, en leur promettant que, cette fois-ci, c’est sûr, celui-là, il est inviolable !
M. Chiariglione pourra donc partager sa grande expérience du SDMI : ça ne marche pas, c’est déjà cracké, et pour se protéger l’industrie est obligée de recourir aux bonnes vieilles méthodes du harcèlement juridique.
La messe est dite
D’une manière on l’espère involontaire (m’enfin, la nullité des conseillers du ministère de la Culture est désormais légendaire), la ministre annonce dès l’introduction de son petit speech la nature profondément inutile de son projet : « Je crois en effet que la mutation numérique bouleverse bien moins le droit de la propriété intellectuelle que les intérêts économiques, industriels et financiers qui s’y attachent. », ce qui ne l’empêche pas de confier pour mission à son CSPLA de « préparer l’adaptation du droit de la propriété intellectuelle à l’ère numérique », et non pas de préparer l’adaptation des intérêts économiques, industriels et financiers aux nouvelles formes de la création.
Dès lors, le débat est clos : inutile de créer yet another structure pour réfléchir à l’évolution des droits d’auteurs, alors qu’il ne s’agit que d’un problème économique, industriel et financier. Un comité intitulé « Sauvons à toute force une industrie rendue inutile et illégitime en prétendant que son parasitime profond est indispensable à la culture » aurait été plus utile...