Nouvelle forme de psychanalyse publique, tentative de montrer qu’un cœur bat sous la lourde carapace d’acier d’un pétrolier… ? La dernière œuvre de la maison Total confirme que le trop gros pour être crédible est une notion étrangère au mensonge publicitaire.
Musique : blues, tempo plutôt lent
Sit there, hmm, count your fingers.
What else, what else is there to do ?
Oh and I know how you feel,
I know you feel that you’re through.
Oh wah wah ah sit there, hmm, count,
Ah, count your little fingers,
My unhappy oh little girl, little girl blue, yeah.
« Compte tes doigts petite fille... qu’y a-t-il d’autre à faire ? » nous susurre-t-elle d’un côté avec la voix voilée de Janis Joplin, « Comptez vos millions chers actionnaires » annonce-t-elle en se tournant vers un public plus restreint.
Quelle est cette personnalité capable de tenir deux discours aussi différents ? Il s’agit de la fabuleuse société Total Fina, et c’est vrai que pour elle, des millions de profits, il y en a beaucoup à compter en ce moment, même en euros (3 401 exactement, pour les 6 premiers mois [1] de l’an 2000). Alors, pourquoi ce coup de blues, cette petite déprime passagère ? Vous vous en doutez, Total a mal à l’image, cette petite entreprise ne se remet toujours pas que l’Erika ait raté un virage au large de la Bretagne en décembre 99.
Un petit rappel pour ceux qui n’auraient pas vu le film, actuellement diffusé parmi ces programmes courts que les chaînes de télévision intitulent pub ou publicité : une voiture modeste conduite par une jeune femme (pas moche/pas top model non plus, sinon l’identification « de proximité » ne marche pas) s’arrête dans une station Total. La question du plein d’essence est vite évacuée et on attaque les choses sérieuses, le nettoyage du pare-brise pendant que madame pleure à chaudes larmes. Comme il est sympa, Monsieur Total, avec son bon sourire, il a fait le plein de compassion avant d’entamer sa partie de raclette. Il essuie une première fois le pare-brise et les pleurs s’atténuent... puis reprennent, le deuxième passage de raclette s’avère décisif, les fluides importuns disparaissent de la vitre de la voiture et des joues de sa conductrice, le bonheur revient enfin sur le visage de notre cliente.
C’est soigné au quart de millimètre, la réalisation a été confiée à une des grandes stars british du 30 secondes, chaque détail est hyper travaillé : les éclairages sont chargés en vert lors des pleurs, puis débordent de couleurs chaudes lors du happy-end, la version de Little Girl Blue chantée, feulée, gémie... par Janis Joplin arracherait des larmes au fils caché de Slobodan Milosevic et Madeleine Allbright.
Total aime les gens, Total lave plus blanc
Tout cela coule bien, très bien, trop bien... S’agit-il d’une supercherie, d’une tentative d’intoxication ou bien d’une mystification… ? Quelques doutes m’ont assailli lors de la vision de ce conte humide. Difficile de croire qu’il s’agit ici d’une simple opération de suggestion ou de conviction. Cela ressemble fort à une action de propagande destinée à implanter dans nos cerveaux, notre inconscient collectif, une « vérité » que les faits n’ont pas réussi à établir, à savoir « Total lave plus blanc ». Pourtant, à en croire les sponsors de cette œuvre d’art « Ne voyez pas dans ce film une métaphore de la France à consoler après la marée noire. » [2] Je ne sais pas pourquoi on pourrait imaginer ça. En plus, c’est sûr que dans ce genre de contexte on « teste la copie », c’est à dire qu’on valide la compréhension du film auprès de groupes de consommateurs et on leur demande si par hasard les images ne leur suggéreraient pas quelque chose, par association d’idées, quelque chose comme une histoire de pétrole déposé sur des côtes et d’opérations successives de nettoyage...
C’est marrant, moi j’ai eu un doute... Mais si les tests ont montré qu’associer ce film à une éventuelle purification post marée noire était impossible, et si en plus cela ne faisait pas partie des intentions de Total, il me faut bien convenir que j’ai pu me tromper. Ou alors, il faudrait supposer qu’un fleuron de l’industrie française puisse être soupçonné de nous cacher quelque chose... Mais peut-être ne font-ils que respecter une tradition ancestrale ?
Le négationnisme, premier réflexe face à un problème ?
Dès qu’un problème grave intervient dans une « filière » énergétique, le réflexe n°1 des dirigeants semble être la négation. En 1986 à Tchernobyl (on se souvient des premières déclarations russes, puis du nuage radioactif qui avait « contourné » la France avec la précision d’un slalomeur évitant les piquets) comme parfois à la Hague quand les compteurs s’affolent ou dès qu’un pétrolier se répand dans l’Atlantique, on commence toujours par nous dire qu’il ne se passe rien, ou alors si peu, « un léger incident, en voie d’être maîtrisé »...
Il ne faut pas croire pour autant que nos entreprises ne savent pas anticiper. Prenons un exemple au hasard, le nucléaire. Vous en connaissez beaucoup des gens qui ont leur petite centrale nucléaire au fond du jardin ? Moi, non. Mais je suppose que ça doit exister, c’est sûrement pour eux que la société Cogema passe parfois de la pub dans des journaux et à la télé. Ou alors, il faudrait imaginer un truc pervers, du genre en distribuant quelques dizaines de millions en « achat d’espace », les dirigeants de la Cogema pensent acheter, la passivité, la neutralité, la complicité (rayez la mention inutile, s’il y en a une) des médias. Comme ça, si un jour une association de riverains ou d’écolos malfaisants tente d’embêter notre radieuse entreprise, celle-ci aura déjà le mérite d’avoir établi des relations de franche camaraderie avec ceux qui pourraient amplifier ou minimiser l’importance d’éventuels problèmes.
Parce que, le drame le plus terrible pour ceux qui dirigent Total Fina ou la Cogema n’est pas tant qu’il y ait des fuites de pétrole ou des radiations errantes, mais plutôt de ne pas parvenir à « maîtriser la communication » sur le sujet. Leur amour du nettoyage et de la purification porterait donc davantage sur la presse que sur un malheureux environnement.