On imaginerait volontiers les deux têtes de l’exécutif totalement immergées sous des montagnes de farines animales... Erreur. Après avoir longtemps tatonné, tergiversé, accumulé les bourdes et les effets d’annonce, le premier Ministre semble avoir enfin pris la mesure du retard accumulé par son gouvernement dans le dossier des nouvelles technologies et de la société de l’information. Il vient de créer le 7 novembre dernier un « Conseil stratégique des technologies de l’information ». Discrètement, très discrètement. Au point que quinze jours plus tard aucun media français ne l’a encore annoncé...
Eloignement définitif du magicien DSK ? Impérieuse nécessité de ne pas laisser M. Jacques Chirac s’approprier le thème de la « fracture numérique » ? Grogne de la camarilla de « quadras high-tech » qui rêvaient lors des deux derniers remaniements d’un maroquin de ministre ou secrétaire d’Etat des nouvelles technologies ? Exemple espagnol ? Contre-coup des remous suscités par les furieuses empoignades autour du dossier des licences de téléphonie mobile de 3ème génération ?
Tout cela à la fois, et bien d’autres choses encore. C’est peu dire que la « courbe d’apprentissage » du personnel politique confronté à l’émergence de la « Société de l’information » prête à sourire. Au-delà de quelques originaux qui font fructifier à l’envi, à droite comme à gauche, leur expertise auto-proclamée en la matière, à l’heure des mega-fusions de la « société en réseau » c’est la grande panne sèche dans tous les corps de l’Etat. Au point que M. Jean-Marie Messier confie négligemment dans l’ouvrage récemment publié sous sa signature n’avoir pas éprouvé le besoin de consulter quelque représentant dudit état avant de convoler avec Universal...
Sans doute de très kolkhoziens programmes de coordination interministérielle fleurissent-ils à jets continus du moindre bureau de sous-chef de subdivision rattachée à la direction centrale de tous les ministères. Attisant des haines inexpiables entre les pseudos « Bobos-énarques » qui se font mousser en vitesse avant de filer dans une banque d’affaires et leurs collègues encore infichus d’envoyer un e-mail...
Reste qu’en matière d’expertise, de programmation, de prospective, l’Etat doit le plus souvent recourir aux bons offices... du privé, qui l’alimente en recommandations dont on imagine le ressort qui les alimentent : dérégulons, dérégulons !
Il est des plus instructif à cet égard de consulter la nomenclature des brillants experts, consultants, stratèges et gourous de tout poil qui sont immanquablement sollicités dès que l’Etat procède à une « consultation » aux fins de défricher les sentiers de l’avenir numérique... On y retrouve immanquablement le ban et l’arrière-ban des représentants des plus grandes entreprises françaises du secteur des Nouvelles technologies de l’information. C’est dire l’objectivité et le souci d’appropriation citoyenne de l’outil Internet qui agite ces brillants cénacles !
Il semblait donc temps de réagir. C’est fait depuis le 7 novembre dernier. Le Journal Officiel daté du 9 novembre a en effet publié le décret n° 2000-1080 du 7 novembre 2000 « portant création d’un Conseil stratégique des technologies de l’information. »
Créé pour trois ans, il a pour mission « d’éclairer, par la confrontation des points de vues et des analyses, les choix stratégiques du Gouvernement en matière d’innovation, de recherche et de développement dans le domaine des technologies de l’information. »
« Créé pour trois ans » : mieux qu’un sondage de popularité ! M. Lionel Jospin croit donc dur comme fer à son étoile... numérique. Acceptons en l’augure, avant que possiblement M. Alain Duhamel ne fasse ses choux gras d’une information qui a pourtant laissé de marbre nos distingués chroniqueurs de la cohabitation.
L’article 2 dudit décret stipule que : « Le conseil (...) est composé de personnalités choisies en raison de leurs compétences dans le domaine des technologies de l’information. Ces personnalités sont nommées par arrêté du Premier Ministre. »
A la date du 19 novembre, il ne semble pas que le premier Ministre aît encore arrêté son choix.
Qui ne devrait pas manquer d’éclairer sur les orientations et propositions dudit Conseil.
Il est d’ores et déjà établi en effet que son secrétariat sera assuré par le « Conseil général des technologies de l’information », structure déjà existante, et qui présente la particularité que ses membres appartiennent à la fine fleur de la technocratie française.
A l’instar de M. Guy Berger, président de chambre à la Cour des Comptes, M. Hubert Bouchet, vice-président délégué de la CNIL, M. Roger Gourves, ancien membre de l’inspection générale des postes et télécommunications, M. Gilles Kahn, directeur scientifique de l’INRIA, M. Jean-Pierre Noblanc, directeur à CEA-Industrie, M. Jean-Pierre Le Cheviller, inspecteur général des postes et télécommunications, M. Jacques Pomonti, inspecteur général des Postes et télécommunications..., tous nommés le 20 juillet 2000 au « Conseil général des nouvelles technologies de l’information ». Et non pas au tout nouveau « Conseil stratégique ».
Si l’on peut être rassuré à cet égard sur l’avenir de notre Net-compagnie nationale, la composition du nouveau « Conseil stratégique » appelé à conseiller le gouvernement témoignera tout aussi bien de la prise en compte, ou non, des attentes de la société civile en la matière.
Le suspense ne devrait plus s’éterniser trop longtemps. Si d’aventure une ou plusieurs personnalités exprimaient les attentes de la « société civile des internautes » au sein du nouveau « Conseil stratégique » que vient de créer le premier Ministre, M. Lionel Jospin aurait peut-être marqué quelques points deux ans avant les présidentielles...
Sinon, tant M. Chirac que M. Madelin vont s’engouffrer dans la « brèche numérique », et tenter de rallier sous l’étendard de la modernité les légions de « Bobos » et autres start-upers déjà tout acquis à leur programme de dérégulation forcenée, avec stock-options si affinités...
Monsieur le premier Ministre, encore un effort !
Des millions d’internautes attendent qu’Internet soit enfin autre chose que le vecteur de la marchandisation forcenée de l’ensemble des activités humaines.