La marchandisation de notre intimité menace de devenir le nerf de la guerre de l’économie des pays développés au XXIe siècle. L’essor des nouvelles technologies a radicalement bouleversé l’organisation et le fonctionnement des entreprises, tous secteurs d’activité confondus. L’appropriation des données personnelles de centaines de millions de personnes se développe dans des proportions jamais atteintes dans le monde entier. Elle représente l’axe stratégique majeur des conglomérats qui se disputent la planète. Sous la pression des lobbies, les législations protectrices de la vie privée semblent en passe de succomber à la dictature du marketing. Le « client » sera le nouvel esclave du siècle qui vient.
Ils ont une vision, et entendent la faire partager à leurs actionnaires. « Il y aura bientôt un seul point d’entrée dans la maison
pour l’image, le multimédia, l’accès Internet et la voix », assurait en 1997 M. Jean-Marie Messier. Depuis, en puisant dans les
caisses de Canal+ et en s’appuyant sur la rente de la distribution d’eau, ainsi que sur le réseau d’amitiés politiques qu’il a su
s’acheter, le PDG de Vivendi-Universal (ex-Compagnie générale des eaux) s’évertue à réaliser ce projet. Dernier épisode en date,
l’absorption de Seagram par Vivendi projette le groupe de M.Messier au deuxième rang mondial du secteur de la communication
[1].
Son concurrent direct pense avoir déjà la main sur la clé du coffre : « Les gens dépendent de nos produits pour gérer leur vie
quotidienne, et à ceux qui voudront être soulagés de leur inexorable ennui, nous raconterons des histoires » [2], expliquait au New
York Times le PDG d’AOL-Time Warner, M.Gerald Levin.
Sa « vision », il l’exprimait un an plus tôt, dans l’euphorie de la fusion de Time Warner avec AOL : « Les médias globaux seront le
business dominant du XXIe siècle, se réjouissait-il. [Ils] seront plus importants que le gouvernement. Plus importants que les
institutions éducatives et les associations. » Et il hissait son ambition un cran plus haut : « Nous allons voir ces corporations se
redéfinir comme des instruments de service public (...) et cela peut être une manière plus efficace de règler les problèmes de la
société que ne l’est le gouvernement. » [3].
Mais M. Messier vend la mèche : « Il faut être capable, pour conserver les marges, de maîtriser toute la chaîne : contenu,
production, diffusion et lien avec l’abonné. » Il ne suffit pas de collectionner musiciens, d’Aznavour à Zebda, titres de presse,
maisons d’édition, opérateurs de téléphonie fixe et mobile, chaînes et satellites de télévision, plates-formes de jeux ou
d’information en ligne, etc. [4]. Car, malgré toute cette sollicitude, le client pourrait être tenté de s’échapper vers la
concurrence...
Maîtriser le lien avec l’abonné, si possible dès son plus jeune âge, c’est avant tout disposer d’une bonne base de données, et
savoir l’exploiter. Les gourous de la « gestion de la relation client » (« customer relationship management », CRM), entrent alors en
piste. Leur credo : le meilleur moyen de conserver ses clients, c’est de ne pas leur faire perdre leur temps. Cet axiome compte au
rang de ses plus fervents exégètes M. Seth Godin, vice-président du marketing direct de Yahoo ! Selon lui, le renversement du
rapport de force entre l’entreprise et son client conduit à « prendre des gants » avant de faire connaître un nouveau produit. Il
faut désormais « demander la permission » : « La raréfaction du temps et de la disponibilité d’esprit des citoyens à l’âge de
l’information est unique. Les consommateurs sont prêts à payer pour gagner du temps pendant que les services de marketing dépensent
des fortunes pour capter leur attention » écrivait-il dès 1999 dans son ouvrage « Permission marketing »
[5].
Les outils du CRM
Pour ne pas « faire perdre son temps au client », les experts du marketing s’appuient sur les gigantesques bases de données privées
créées par les entreprises spécialisées dans l’étude du comportement. En France, les sociétés Claritas, Consodata ou Cofinoga
expédient depuis longue date dans les boites aux lettres des questionnaires détaillés sur les habitudes de consommation, qui
peuvent comporter plus de 200 questions. Les réponses enrichissent des bases qui peuvent corréler les habitudes de consommation de
4 millions de foyers chez Claritas. Ou détailler la consommation au cours des dix dernières années des 4 millions de français
titulaires d’une carte de fidélité pour Cofinoga. Aux Etats-Unis, la société Abacus collecte depuis six ans auprès de
1100 entreprises de vente par correspondance, les commandes de chaque foyer américain. Elle revendique de disposer d’informations sur
près de 90 millions de foyers.
L’analyse de ces données, ou « datamining », bénéficie aujourd’hui de la montée en puissance fulgurante des outils informatiques. On
peut ainsi effectuer de puissants traitements en un dixième de seconde dans un « datawarehouse », ou entrepôt de données, grâce à un
logiciel spécialisé, implanté sur un ordinateur d’entrée de gamme. La société Claritas a mis en oeuvre un progiciel de ce type
depuis le 1er janvier 2001.
« Avant le produit était au coeur de la stratégie globale et de la réflexion marketing de l’entreprise, aujourd’hui c’est le
client », insiste M. Didier Perraudin, directeur commercial de la société Marketic, filiale du groupe publicitaire DDB spécialisée
dans le CRM, et qui se targue de promouvoir le CRM « de seconde génération. »
[6].
Grâce au SFA (« selling force automation »), ou automatisation des forces de vente, les commerciaux d’une entreprise ont par ailleurs
désormais accès en temps réel aux comptes de leurs clients, aux tarifs, aux stocks, à leur carnet de rendez-vous, à leur base de
« prospects », ou clients potentiels. C’est donc toute l’architecture fonctionnelle de l’entreprise qui est réputée évoluer grâce à
la gamme d’outils informatiques qui va faciliter la mise en oeuvre du CRM.
L’objectif est clair : regrouper les bases existantes, afin de permettre aux entreprises de réduire le nombre de messages en
direction d’un client, tout en augmentant leur impact. Tous les canaux de communication et fonctions de l’entreprise
s’articulent ainsi en temps réel autour des nouveaux outils du CRM. Pas un coup de téléphone, un courrier, un entretien, une
requête par Minitel ou Internet, gérés par de gigantesques « Web call-centers », ne doivent échapper au CRM.
Il s’agit, en procédant à des recoupements et traitements incessants en temps réel, de tout connaître d’un client.
Déterminer le canal habituel de ses achats, le moment, la motivation. Etablir des objectifs selon le profil concerné. Spécifier les
clients qui rapportent et ceux qui rapporteront. Exploiter le moment privilégié en synchronisant tous les moyens de marketing avec
les points de vente. Organiser et rendre cohérents ces flux d’information afin de constituer une hiérarchie affinée des
profils de consommateurs et d’exploiter leur « valeur ajoutée » potentielle.
Déjà en France Axa, la Société générale, la BNP, les AGF, les géants de la VPC, comme les opérateurs de télécommunications et les
groupes multimedias, investissent massivement dans les nouveaux outils de CRM. La société américaine Siebel, leader mondial des
solutions CRM, double son chiffre d’affaires chaque année. Créée en 1993, elle emploie 6000 personnes et affiche 35 milliards
de dollars de capitalisation. M. Laurent Carrière, directeur avant-vente de Siebel France décrivait ainsi le marché de la CRM en
octobre 2000 : « L’industrialisation des processus commerciaux concerne à priori tous les secteurs d’activité. La
pharmacie, l’automobile, l’énergie ou encore les industries mécaniques. » Et d’ajouter que le secteur public « sera
le plus grand marché à terme (...) Plus le pays est socialiste et plus le marché est énorme ». Avec, à la clé
« la réduction des coûts
de traitement et une plus grande satisfaction du client ».
[7].
Pour M. Dominique Monera, responsable des études et du marketing direct au Crédit Lyonnais, le « datamining » exercé sur les
6 millions de clients de la banque permet de : « Savoir quels sont ceux qui ont le plus de valeur financière, donc prévoir leur
comportement par rapport à certains produits. Nous établissons alors des scores de propension, d’achat, d’appétence,
voire pouvons prédire la possibilité du départ de la clientèle vers la concurrence » [6].
Les banques françaises ne procèdent désormais à l’ouverture d’une nouvelle succursale qu’après avoir commandé une
étude à une société spécialisée dans la « géoéconomie. » Il s’agira cette fois d’établir au préalable les profils
socio-professionnels des habitants de la zone concernée, afin de moduler la gamme des services qui leur seront offerts à raison de
leur potentiel de consommation.
Internet, terrain de jeu pour le marketing et la publicité « pro-active »
A l’évidence, la croissance fulgurante d’Internet, les promesses de l’e-commerce et les perspectives de perpétuel « nomadisme »
induites par le développement de la téléphonie mobile suscitent un intérêt accru chez tous les professionnels du secteur pour la
maîtrise et la rentabilisation de la « relation au client » de ces nouveaux services.
Chaque adresse e-mail innocemment fournie à tout prestataire Internet vaut de l’or. Pour la quasi-totalité des acteurs présents sur
la Toile, la revente de ces adresses constitue une source de revenus essentielle. Ainsi des fournisseurs d’accès Internet (FAI)
gratuit. Les informations qu’ils possèdent sur leurs abonnés constituent leur capital et leur principale ressource. Une fois
triées, ce sont elles qui leur permettent de vendre des encarts publicitaires à des annonceurs. Encarts diffusés de manière ciblée,
en fonction de l’âge, du sexe, de la profession, ou de tout autre critère que l’internaute aura spécifié pour bénéficier du service
qui lui est proposé « gratuitement ». Faute de répondre, l’accès aux services pourra être refusé.
Une autre approche consiste à étudier le comportement d’achat de l’internaute à son insu, mais de manière anonyme, en enregistrant
son cheminement à travers chaque « click » de souris (« click-stream tracking »). On parle dès lors de filtrage collaboratif : en se
reposant sur « l’expérience » des utilisateurs possédant un profil similaire, le commerçant recommande un nouveau service ou un
nouveau produit au client. L’utilisation combinée des données déclaratives et celles issues du comportement permet donc d’obtenir
une vision plus affinée du profil de l’internaute.
Ces différents fichiers sont ensuite loués à des entreprises à des fins de marketing direct. C’est par ce biais que les internautes
reçoivent des messages qu’ils n’ont pas sollicité, les invitant à visiter un site commercial ou à consulter un catalogue en ligne.
M. Hervé Simonin, directeur général de Freesbee, un fournisseur d’accès gratuit, précisait ainsi en 1999 au mensuel Web Magazine :
« Quand un abonné à notre service tape une adresse dans son navigateur, un logiciel compare cette adresse avec celles d’un annuaire
de type Yahoo ! De cette manière, nous savons à quel thème appartient cette adresse : informations générales, vente de disques, etc.
Cela nous permet d’établir des profils de comportement. » Ce type de fichiers sera ensuite revendu aux entreprises désireuses de
connaître le mode de vie des consommateurs.
Le négociant américain de listes d’adresses électroniques Usadata.com est capable de sélectionner les adresses des internautes
suivant leur âge, leurs revenus, le nombre d’enfants, la valeur du logement... Il propose même de fournir des listes de noms par
catégorie : porteurs de cartes de crédit, étudiants, souscripteurs à des oeuvres de bienfaisance, personnes à faibles revenus,
personnes à la recherche d’informations sur les entreprises ou qui cherchent à s’enrichir rapidement, etc. Il va même jusqu’à les
trier par origine « ethnique »...
Le commerce de données personnelles n’a certes pas attendu l’avènement d’Internet pour exister. Mais, grâce à Internet, une
entreprise peut acheminer un message publicitaire par courrier électronique, pour un coût n’excédant pas quelques centimes, alors
qu’un mailing envoyé par la Poste coûte cinq francs. L’entreprise américaine PostMasterDirect.com possède près de 4 millions
d’adresses de particuliers, regroupées dans plus de 3000 listes classées par centres d’intérêts. Chaque adresse est vendue
60 centimes. Les adresses professionnelles sont plus onéreuses, environ 1,50 franc par nom. PostMasterDirect assure en avoir déjà
recensé plus de deux millions et demi, et partage les bénéfices de ce commerce en pleine expansion avec un autre site, propriétaire
de cette liste professionnelle.
Intimités à l’encan
C’est donc un double mouvement qui se dessine. La montée en puissance des bases de données comportementales privées qui hébergent
des millions d’informations nominatives, et la multiplication des outils : puce du portable, de la carte bancaire, de la carte
santé, processeur de badge d’accès à une entreprise ou à un ordinateur, adresse e-mail..., supports informatiques de plus en plus
connectés au réseau des réseaux, et qui conservent la trace de tous les déplacements, contacts, transactions, achats...
Ce formidable potentiel a bien évidemment aiguisé l’appétit et l’imagination des experts du marketing, pour qui Internet et la
téléphonie mobile constituent de fantastiques terrains de jeu, propices à toutes les expérimentations.
Face à un public sollicité par une masse croissante d’informations, les publicitaires ont ainsi imaginé de rémunérer l’attention du
consommateur. Des opérateurs de téléphonie mobile peuvent offrir 15 minutes quotidiennes de communication gratuite à leurs clients,
qui accepteront en échange d’écouter dix secondes de publicité toutes les deux heures. Dès 1997 une start-up américaine,
Cybergold.com, donnait accès sur son site Internet à des annonces publicitaires dans les domaines les plus variés. Si l’internaute
succombe à une offre de quelques dollars, proposée par un fabricant de matériel informatique, il se voit demander de remplir un
questionnaire. Ensuite on lui offrira de participer à un jeu ou de visiter un autre site. En échange du cadeau de quelques dollars,
il recevra une contrepartie en « cybermonnaie », utilisable sur d’autres sites Internet, ou par le biais de la carte de crédit
distribuée par un grand réseau, avec qui le site a conclu un accord de partenariat. La société Cybergold se rémunèrant en percevant
un pourcentage sur chaque internaute qu’elle a dirigé vers l’annonceur.
[8]
Les experts du marketing multiplient ce type d’offre. Une logique implacable soutient leur démarche : la promotion d’une société où
chaque publicité que nous verrons sera une publicité « désirée », personnalisée, taillée à la mesure du profil que nous aurons
volontairement dessiné à l’intention des promoteurs du « permission marketing ». Un spécialiste de l’e-marketing confirme le
potentiel considérable de la formule : « On aboutit à des taux de retour sur les propositions faites en ligne de l’ordre de 25%,
alors que le simple e-mail se traîne en dessous de 0,01% ». Plus encore, CRM et « permission marketing » semblent autoriser la
réalisation des rêves les plus fous des commerçants. Comme de fixer ses prix « à la tête du client ». Le Washington Post relatait
ainsi en 2000 la déconvenue d’un internaute qui avait pris en flagrant délit de « dynamic pricing » le site Amazon.com. Ce n’est
qu’après avoir effacé de son ordinateur les données qui le désignaient comme un fidèle client du site, qu’il avait vu le prix d’un
DVD, qui lui avait précédemment été proposé à 24,49 dollars, baisser jusqu’à 22,74 dollars...
L’enjeu est considérable. Procter & Gamble, premier annonceur mondial, décidait en septembre 1999 de modifier radicalement le mode
de rémunération des agences de publicités à qui elle confiait la promotion de ses lessives sur toute la planète. Depuis cette date
ces agences ne sont plus rémunérées à la commission, soit sous la forme d’un pourcentage des budgets qu’elles gèrent, mais en
fonction des ventes effectives des produits qu’elles doivent promouvoir. L’ancien systême conduisait les agences à privilégier les
grands medias (presse et télévision), dont le coût d’espace publicitaire est élevé, et les commissions qui peuvent en être retirées
conséquentes. Désormais, c’est l’efficacité qui prime.
Reste que les vecteurs de l’Internet et de la téléphonie mobile ont aussi leurs faiblesses. Les services « gratuits » sont menacés
par les taux d’abandon. Un tiers des internautes pensent à signaler leurs changements d’adresse de courrier électronique. Un autre
tiers le signalent aux fournisseurs d’accès auquel ils sont abonnés. Il semble bien que, lassés par le courrier inutile qui vient
encombrer leur boite, nombreux sont ceux qui changent d’adresse pour retrouver un peu de calme. Les perspectives mirifiques vantées
par les détenteurs de bases de données comportementales doivent donc être tempérées par cette « évasion » douce, qui tend à
s’accroître au fil des ans.
Le client, même copieusement fiché, n’est donc guère fidèle. Début 2000, alors que le monde semblait nager en pleine euphorie
boursière, un article des Echos levait un coin du voile : « Banques, opérateurs de téléphonie et assurances sont confrontés à une
frénésie de changement de la part de leurs consommateurs, qui passent d’un fournisseur à l’autre au gré des promotions. »
[9].
Et,
en ce qui concerne le téléphone mobile, chiffrait à 25%, tous réseaux confondus, le taux de résiliation de contrat en fin
d’abonnement : « Chaque nouveau client, qu’il faut bien reconquérir pour remplacer ces infidèles, coûte en moyenne 2000 francs,
principalement à cause des frais de publicité et de promotion nécessaires pour attirer un nouveau venu. »
L’informatique sert alors à dépister les déserteurs potentiels : « Nous partons du principe que tout ce qui, dans le comportement
d’un client, s’écarte de la norme doit être repéré par le systême informatique et doit générer un appel du chargé de compte,
expliquait aux Echos Mme Saskia Van de Ven, consultante senior pour NCR, une société spécialisée dans les bases de données. Un
systême bien rodé permet, de plus, de connaître l’historique de chaque client, et, lors de l’appel, de lui faire les propositions
convenant à son profil : marié ou non, statistiquement proche du moment où il va déménager, changer d’emploi... tous ces moments
forts dans une vie, susceptibles de motiver un changement de banque. »
[10].
La publicité personnalisée avec « consentement préalable »
Sur Internet aussi, nos experts redoublent d’ingéniosité. Les promesses grandioses de la publicité « classique » sur la Toile ont
fait long feu. Les internautes boudent massivement les fameux « bandeaux » ornant les sites commerciaux. Début 2001, une étude
américaine révèlait que le taux de clics (nombre d’internautes qui cliquent sur une bannière publicitaire pour s’informer),
s’effondre. Des 300 personnes sur 1000 qui cliquaient pour accéder à la publicité en 1996 il en reste à peine 30 aujourd’hui...
Place au sponsoring éditorial, au « co-branding », à l’affiliation. Des entreprises sponsorisent directement la production de
contenus « éditoriaux ». C’est ainsi que des sites à vocation « informative » laissent apparaître en fond d’écran le logo d’une firme.
D’innombrables « partenariats » prévoient le partage des recettes publicitaires générées par la reprise de rubriques informatives
dupliquées sur plusieurs sites. Le portail américain Lycos offre à tout internaute de le rétribuer s’il accepte de faire figurer
sur son site les bandeaux publicitaires de Lycos.
Pour M. Georges Gallette, directeur des 48 agences interactives du réseau Euro RSCG, quatrième groupe publicitaire mondial et
filiale de Havas Advertising : « Le sponsoring est une forme de marketing (qui) se développe sur Internet. En Europe, notamment, les
sites de « B to B » (« business to business » ou commerce interentreprises), sont demandeurs de contenu adapté spécifiquement à leur
audience, qui brouille la frontière entre message éditorial et message publicitaire. »
[11].
Mais c’est bien davantage encore la mode des publicités personnalisées, expédiées avec « l’assentiment préalable » de l’internaute,
qui envahit désormais la Toile dans des proportions considérables. Pour M. Cyril Zimmerman, président de la régie Hi Media : « Ce
qui fait la force d’une régie sur Internet, ce sont ses bases de données. A travers les 650 sites que nous commercialisons, nous
avons une connaissance extrêmement pointue des internautes qui les fréquentent, ce qui nous permet de proposer des opérations très
ciblées à nos annonceurs. (...) Nous faisons à la fois de la publicité traditionnelle, du parrainnage et du marketing direct. »
[12].
Selon le cabinet d’études américain Jupiter, ce seraient près de 3 milliards d’e-mails publicitaires « autorisés » qui auraient été
expédiés dans le monde en 1999. Le même cabinet en prévoyant rien moins que 268 milliards en 2005. Courrier électronique
personnalisé, jeu-concours, bannières toujours plus sophistiquées, la communication interactive revêt l’allure d’une mine infinie
pour les annonceurs et les régies.
L’une des plus puissantes régies spécialisées dans la publicité en ligne, 24/7 Media, annonçait l’an dernier la commercialisation
d’un nouveau service, Exactis, dédié au marketing interactif, et autorisant l’envois d’e-mails commerciaux en nombre. Selon M.
Lionel Segard, directeur général de 24/7 pour la France : « Exactis route les deux-tiers des e-mails commerciaux dans le monde, et
gère ainsi l’expédition de plus de 600 millions de mails par mois pour le compte notamment des titres phares de la presse
anglo-saxonne, tels que le Financial Times, The Economist ou l’International Herald Tribune. 24/7 détient actuellement la plus
importante base d’adresses e-mail « op-tin », avec plus de 25 millions d’adresses, dont 300 000 pour la France. »
[13].
Rien d’étonnant dans ce contexte si une enquête publiée au printemps dernier par le cabinet d’études Forrester Research, « Internet
AdWatch », prévoyait que l’e-pub devrait rejoindre les niveaux de la publicité diffusée dans les cinémas en 2001, ceux de
l’affichage en 2002, et ceux de la publicité radio à l’horizon 2004.
Dans un rapport remis à la Commission Européenne en janvier 2001, M. Serge Gauthronet, consultant spécialiste de la protection des
données personnelles, soulignait que nombre de dérives accompagnent cette véritable explosion de la publicité par e-mail.
Ainsi de certains sites de jeux de loterie, qui figurent depuis deux ans parmi les plus fortes audiences de l’Internet en France,
et contraignent l’internaute à répondre à une foule de questions indiscrètes avant de pouvoir jouer. Ces informations sont ensuites
louées, dans une grande opacité, au plus offrant.
D’autres intervenants n’hésitent pas à enrichir des données obtenues « loyalement » avec d’autres acquises de façon « sauvage ». C’est
ainsi que plusieurs sociétés spécialisées dans la location d’adresses e-mail, présentes en janvier 2001 au Salon de la relation
client organisé à la Défense à Paris, y vendaient « au kilo, des adresses dont on ne sait pas bien d’où elles viennent. »
[14].
Aux Etats-Unis le marché de « l’incentive e-mailing » revêt déjà des proportions considérables. Depuis sa création en juillet 1999,
le site eMode a réuni 4 millions de « membres » et affirme jouir d’un « taux de rétention » de 90%. Cela sans avoir dépensé un cent en
marketing. Pour diminuer le coût d’acquisition de nouveaux clients et garantir le maintien de la relation avec eux sur le long
terme, la proposition d’eMode aux internautes consiste à les traiter comme les membres d’un « club ». Ils se voient ainsi proposer
d’accomplir des tests de personnalité, de les adresser à leurs amis, puis de comparer les résultats. Les renseignements récoltés
sont ensuite commercialisés, notamment auprès d’entreprises partenaires qui contribuent aux lettres électroniques personnalisées du
site. Pour les plus importants clients, le tarif mensuel se chiffre en centaines de milliers de dollars. Le site enregistre
2,5 millions de visites par mois et 55 millions de pages vues.
[15].
Ce sont d’ores et déjà des dizaines de millions de consommateurs qui sont concernés par ces pratiques. Le groupe AOL-Time-Warner
compte plus de 30 millions d’abonnés dans le monde à son service d’accès à Internet payant. Vivendi Universal prédit que
60 millions d’européens accéderont dans quelques années à Internet par le biais de son portail Vizzavi, dédié à la téléphonie mobile.
Au mois de juin 2000 les trois opérateurs français de téléphonie mobile GSM comptaient respectivement 11 419 100 abonnés pour
Itineris Ola (France Telecom), 8 454 500 pour SFR (Vivendi), et 3 971 400 pour Bouygues Telecom.
L’eldorado de la téléphonie mobile
Or, depuis plus d’un an, une nouvelle application a littéralement explosé dans le secteur de la téléphonie mobile, le SMS (Short
Message Service). Soit un message court qui peut être expédié d’un mobile à l’autre, dans le monde entier. Près de 15 milliards de
SMS ont ainsi été expédiés dans le monde en décembre 2000, pour 727 millions d’utilisateurs de téléphones mobiles alors recensés
sur la planète. D’ici à 2003, l’industrie prévoit que le nombre d’utilisateurs de mobiles atteindra 1,266 milliards. Les SMS
représentent d’ores et déjà 20% des bénéfices des opérateurs de télécommunications. A l’occasion du « GSM World Congress » qui s’est
tenu à Cannes à la fin du mois de janvier 2001, les grands acteurs du secteur ont dévoilé les opportunités « prodigieuses » dont
serait porteuse une nouvelle technologie, qui va permettre l’expédition, non seulement de textes, mais de photographies, et de
fichiers musicaux et videos. Avec à la clé la création de nouveaux services, multilingues : alertes, informations à la demande,
notifications, forums, jeux, votes...
Demain, ce sont les perspectives de la localisation géographique des utilisateurs, offertes par la téléphonie mobile de 3ème
génération, qui attisent la convoitise des conglomérats géants engagés dans la course à la convergence. La possibilité d’être situé
géographiquement à partir de son téléphone portable, même en veille, laissant entrevoir d’innombrables débouchés commerciaux :
informations touristiques, trafic routier, réservations d’hotels, localisation d’amis, réception d’offres promotionnelles dans
l’enceinte d’un centre commercial...
Avec le risque majeur d’être littéralement submergé de messages publicitaires dès que l’on s’approche d’une zone de chalandise. Si
les technologies requises sont encore en cours de validation, les premières offres en la matière apparaîtront en France dans
quelques mois.
Et déjà, pour alimenter ces nouveaux services, de gigantesques bases de données géographiques ont été constituées. Fondée il y a
quinze ans, la société américaine Tele Atlas a systématiquement investi dans la numérisation du réseau routier d’Europe
occidentale. Depuis sa prise de contrôle de son concurrent américain Etak, Tele Atlas dispose de données cartographiques très
complètes sur les Etats-Unis. Désormais implantée en France, en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Autriche, en Suisse, en
Suède, au Danemark, en Italie, en Espagne, en Grande-Bretagne, en Inde et au Japon, Tele Atlas a conclu au printemps 2001 un
partenariat avec une société française fondée en 1998, Opt(e)way. Celle-ci va mettre à disposition des opérateurs de téléphonie
mobile et de services Internet les bases de Tele Atlas. Elles leur permettront de proposer des services geo-localisés accessibles à
partir de tous les types de terminaux mobiles. La consultation de ces services pourra être payante, ou sponsorisée par un
annonceur.
Le finlandais Sonera s’est lui aussi spécialisé dans les informations touristiques, l’allemand Viag-Interkom dans les réservations
d’hôtels, le britannique SpotFlash dans la réception d’offres promotionnelles... Depuis un peu plus d’un an une start-up française,
Webraska, qui propose un service Info guidage et trafic s’étendant à 13 pays européens, s’est hissée au troisième rang des services
consultés par les clients de SFR. Le marché français est aujourd’hui dominé par Mappy, filiale de Wanadoo-France Telecom, qui est
lui aussi présent dans 7 pays européens. Désormais menacé par le britannique Multimap.com, leader européen de la cartographie en
ligne, qui vient de signer un accord avec Scoot.com, filiale de Vizzavi, le portail multi-accès lancé par le géant français avec
Vodafone.
Législations obsolètes
Que pèsent, au regard des menaces sans cesse croissantes d’intrusion dans la vie privée des citoyens, de fichage généralisé des
consommateurs, les contraintes juridiques réputées préserver le droit à l’intimité, à la vie privée et à la non divulgation
d’informations personnelles sensibles ?
Une directive européenne de 1998 sur la confidentialité des données interdit la divulgation des données à caractère personnel des
ressortissants de l’Union européenne à des pays tiers n’ayant pas mis en place des moyens « adéquats » de protection de la vie
privée. Elle stipule notamment que les entreprises européennes devaient cesser de commercer avec les entreprises de pays tiers à
parir du 1er juillet 2001, si elles n’avaient pas adopté avant cette date de déclaration de protection de la vie privée.
[16].
Après deux années de négociations tendues, les Etats-Unis et l’Union européenne ont conclu un accord, dit « Safe Harbor », entré en
vigueur depuis le 1er novembre 2000. Il prévoyait de mettre à l’abri des sanctions de l’Union européenne les entreprises
américaines qui accepteraient de se plier à des principes de « sphère sécurisée », garantissant aux consommateurs européens
l’information et les moyens de contrôle essentiels sur l’utilisation de leurs données personnelles. Dès le mois de novembre 2000,
M. Simon Davies, directeur de l’organisation londonienne Privacy International prévoyait que cet accord resterait lettre morte :
« Il sera réduit à néant parce que personne ne va le suivre. »
De fait, alors qu’au mois de mars 2001 seules 33 entreprises américaines avaient déclaré accepter les termes de cet accord, nombre
de firmes ont fait remarquer qu’il leur serait trop coûteux de se soumettre à ces normes volontaristes, et qu’elles risquaient en
outre de subir une pression les contraignant à appliquer les mêmes mesures à leur clientèle américaine... Plusieurs firmes phares
de l’Internet, telles Double-Clik, AOL-Time Warner, Real Networks, E-Bay, Yahoo !, ou Microsoft réfutent très vigoureusement la
conception européenne de protection des données.
[17]
La Federal Trade Commission reconnaît officiellement par ailleurs que la
plupart des sites américains ne respectent pas les « codes de bonne conduite » réputés définir leur politique en matière de données
personnelles, et a appelé le Congrès à légiférer.
Les Etats-Unis ont en fait répondu à la croissance exponentielle du commerce électronique par un patchwork de mesures ponctuelles
et de lois, édictées dans le plus grand désordre par une vingtaine d’états. L’Europe voulait initialement imposer à toutes les
entreprises qu’elles demandent l’accord des consommateurs avant d’amasser des renseignements les concernant. C’est le dispositif
dit « opt-in ». A contrario, les Etats-unis semblent plutôt partisans de « l’opt-out » : c’est seulement si les consommateurs déclarent
formellement s’opposer à l’exploitation de leurs données personnelles qu’il n’y est pas procédé.
Depuis un an, sous la pression des lobbies, Commission et Parlement européen se déchirent et semblent en passe d’avaliser
« l’opt-out », ouvrant la voie à tous les débordements... La France se distingue tout particulièrement, et plaide pour l’adoption de
« l’opt-out » auprès de ses partenaires qui y demeurent réticents !
Il est vrai que le conflit euro-américain s’est envenimé depuis le début de l’année 2001. M. Billy Tauzin, président républicain de
la sous-commission du Commerce et de la Protection des consommateurs au Congrès, s’est violemment élevé au début du mois de mars
2001 contre la réglementation européenne qu’il considère « financièrement pénalisante pour les entreprises américaines alors
qu’elles ont été les pionnières du commerce électronique. » Et en a appelé au président George W. Bush afin qu’il règle cette
affaire dans les plus brefs délais. Le président des Etats-Unis n’a depuis lors pas hésité à adresser des courriers comminatoires à
la Commission Européenne...
Mais la France comme les Etats-Unis ont néanmoins décidé de légiférer en urgence contre le bombardement d’e-mails publicitaires non
sollicités. Des dispositions spécifiques figurent ainsi dans l’avant-projet de loi sur la société de l’information (LSI), qui doit - théoriquement -, être présenté en Conseil des ministres avant l’été prochain. Ces publicités devront « pouvoir être identifiées de
manière claire et non équivoque dès leur réception par le destinataire. » Et elles ne devront pas être adressées à « des personnes
qui ne souhaitent pas recevoir ce type de communications et qui sont inscrites gratuitement dans des registres d’inscription à ce
effet. »
Quant à la Chambre des représentants elle adoptait le 26 mars 2001 un texte (« Unsolicited Commercial Electronic Mail Act of 2001 »),
fixant des contraintes très strictes aux expéditeurs de publicités par voie d’e-mail. Les entreprises devront permettre aux
internautes de demander par simple retour de courrier l’arrêt des envois. Tandis que les fournisseurs d’accès à Internet pourront
poursuivre en justice les auteurs d’envois massifs (spam), de publicités non autorisées.
En outre un membre, républicain, de la Chambre des représentants, M. Rodney Frelinghuysen, déposait en février 2001 un projet de
loi (« Wireless Protection Act], HR 260), visant à combattre ce qu’il appelle le « telespamming ». En vertu de ce projet, les
entreprises de télécommunications devraient obtenir l’autorisation expresse de leurs abonnés pour repérer l’endroit où ils se
trouvent et déterminer l’utilisation qu’ils font de leur dispositif sans fil ou téléphone cellulaire. Ils seraient aussi tenus de
ne pas utiliser ces informations à des fins commerciales, ni de les échanger ou les vendre, sans la permission des abonnés.
House of Representatives : Wireless Privacy Protection Act combats « tele-spamming » :
Reste que cette intense activité législative, et diplomatique, dissimule mal les failles d’un dispositif juridique qui peine à
s’adapter à des enjeux pourtant cruciaux. Ainsi, l’explosion même de la bulle Internet, qui a provoqué la faillite d’innombrables
start-up, aux Etats-unis comme en Europe, a-t-elle généré un nouveau, et très profitable, marché. De gigantesques fichiers de
données personnelles constitués par les start-up aujourd’hui faillies ont été revendus à prix d’or dans un flou juridique
équivoque. Très convoités par les repreneurs et l’industrie du marketing direct, ces fichiers représentaient le plus souvent
l’essentiel de l’actif à céder. « Le nombre d’abonnés ainsi que la précision des informations (nom, adresse, habitudes de
consommation du client), entrent bien entendu en ligne de compte dans l’équation, précise Me Thévenot, administrateur judiciaire
parisien. »
[18].
Le profil d’un client « bien ciblé » vient ainsi d’être côté près de 50 francs chez Amazon.com. Une simple adresse e-mail sur un site
peu renommé n’est évaluée qu’à quelques francs. Multipliées par quelques millions, ou dizaines de millions « d’abonnés », ces
chiffres dérisoires sont pourtant au coeur des empires que batissent Mrs Jean-Marie Messier, Gerald Levin, Michel Bon, et leurs
épigones. Le prix de nos vies, impitoyablement dévoilées, aux yeux des nouveaux « Maîtres du Monde. »