L’aspect le plus sympathique de la personnalité de Hervé Bourges, c’est sa vision humaniste et positive de l’âme humaine.
Celui qui fut, paraît-il, un grand et courageux journaliste, se méfie aujourd’hui comme la peste de la liberté d’expression.
Il ne se voit point d’âmes, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent l’aigre et le moisi.
Montaigne, Essais, III, 2 |
De son dictionnaire de citations, dont il ne doit rester qu’une page, il aime en effet tirer à chaque occasion cette citation de Baudelaire : « Dangereux comme la liberté absolue » (colloque au Palais Bourbon du 18 février 1999, et table ronde sur la convergence des communications, OCDE, Paris, 24 mars 1998). Il poursuit : « Le moment arrive en effet où, paradoxalement, une trop grande liberté dans les contenus risque de nuire à l’expansion d’Internet ».
Voilà qui laisse rêveur : la liberté est en train de tuer l’internet ! La Liberté guidant le peuple, un sein offert à la mitraille ennemie sur les barricades de la Révolution française, serait-elle morte d’avoir été trop libre ? Franchement, comment peut-on même oser utiliser une expression aussi anti-républicaine que « une trop grande liberté » ? Une chose est certaine, voilà bien un mal dont ne risquent pas de souffrir les chaînes de télévision régulées par le CSA !
Le problème avec la liberté, c’est que c’est vachement vendeur : « Il est évident aussi qu’après une première phase de liberté très large qui se justifie par la nécessité de séduire rapidement le plus grand nombre d’utilisateurs, il y aura un deuxième temps où des contrôles d’accès seront mis en place » (même table ronde). Naïf que vous êtes, vous croyiez que la liberté, c’était la condition première à la citoyenneté ? Détrompez-vous, en réalité c’est seulement un argument commercial, un « bundle », un « cadeau Bonux » pour vous vendre de l’internet ; et quand ça marchera bien, ce nouveau produit appelé « internet », on supprimera le cadeau-surprise.
Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !
Beaudelaire, Les Fleurs du mal |
Mais au fait, pourquoi la liberté est-elle si nuisible ? Parce que l’homme est mauvais. « J’ai rappelé le mot de Montaigne sur la variété du monde... Il poursuivait pourtant en trouvant un rapprochement entre tous les hommes : leurs défauts, qui leur sont communs » (Festival du Film de Paris, 1998). C’est, certainement, la lecture la moins humaniste qu’on puisse faire des Essais de Montaigne. Il poursuit : « La seule manière de constituer une culture qui convienne à tous les hommes, est-ce de prendre leurs plus petits communs dénominateurs, et de s’aligner sur le niveau d’exigence le plus faible ? ».
Puisque M. Bourges a des lettres, il devrait savoir que la réponse est connue depuis plus de deux siècles, et qu’elle fonde l’idée même de démocratie moderne ; celle-ci repose sur le niveau d’exigence le plus élevé commun à tous les hommes : le contrat social ne se négocie pas sur les défauts individuels, mais sur ce qui rapproche tous les êtres humains, la Raison. L’humanisme hérité des Lumières est là, pas dans le calcul du PPCM des lâchetés individuelles.
La confiance en la bonté d’autrui est un non léger témoignage de la bonté propre.
Montaigne, Essais, I, 14. |
Est-ce bien ce que l’on attend d’un régulateur de l’audiovisuel, la remise en cause même des principes fondateurs de la République par une lecture détournée des penseurs et des poètes ? Considérer que le seul point commun entre les hommes, ce sont leurs défauts, et par là que la liberté qui leur est laissée ne peut que conduire au pire, c’est la plus grave subversion imaginable à l’idéal démocratique.
M. Bourges n’est pas seulement incompétent, il est dangereux. Je me demande si le CSA ne devrait pas interdire la diffusion d’idées aussi subversives...
La Bêtise au front de taureau.
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, l’Examen de minuit |