Diffusion et vente massives d’images sur Internet, remise en cause du droit d’auteur, rachat des agences prestigieuses qui incarnaient la noblesse du photo-journalisme, croissance fulgurante de « l’image d’illustration »... En l’espace de quelques années le secteur de la photographie vient de connaître une mutation sans précédent. Quelques entreprises de dimension mondiale s’efforcent d’y imposer leur hégémonie en le restructurant à marches forcées. Cette mutation brutale du marché de la photographie illustre le rôle que jouent des innovations technologiques fortes dans l’actuel processus de restructuration globale des industries de l’information.
Trois groupes se disputent le marché mondial de l’image. La société Corbis, propriété personnelle de M. Bill Gates, fondateur de Microsoft. L’agence Getty Images, fondée par l’un des descendants d’un magnat du pétrole américain. Toutes deux sont implantées à Seattle aux Etats-Unis. Et Hachette Filipacchi Medias (HFM), filiale presse du groupe français Lagardère, qui édite plus de 170 magazines dans le monde. Forte d’un fonds de 40 millions de clichés, elle affirme depuis un an vouloir créer un « pôle européen de la photographie. »
Les sociétés Getty Images et Corbis détiennent chacune une vingtaine d’agences et de collections, soit près de 70 millions d’images. S’efforçant de contrer leurs ambitions, HFM, déjà propriétaire de l’agence généraliste Gamma, acquise en novembre 1999 avec trois structures affiliées, Stills, Explorer et Spooner, a poursuivi intensivement dans le courant de l’été 2000 ses acquisitions en rachetant trois autres agences françaises spécialisées, Jacana, Hoa-Qui et MPA. HFM a aussi pris le contrôle le 3 janvier dernier de l’agence Rapho, dont le fonds représente plus de 4 millions de clichés.
M. Mark Getty résumait en février dernier les enjeux de cette restructuration : « Nous avons rapidement identifié l’industrie des contenus visuels comme un secteur d’avenir : (elle) était fragmentée et mal armée pour affronter le passage au numérique, pourtant facteur d’économies. (...) Il se prend chaque année 82 milliards de photos dans le monde. Qui pourrait avoir la prétention de contrôler un marché pareil ? (...) Nous allons aider les gens à s’y retrouver dans ce flot d’images, leur permettre d’identifier rapidement celles dont ils ont besoin, puis la leur livrer sous forme numérique, via l’Internet. » [1]
Au-delà du marché traditionnel de la photographie : presse, édition, publicité, audiovisuel, entreprises..., ce sont les perspectives de diffusion et de vente à destination des particuliers qui pourront, via l’Internet, accéder à de colossales banques d’images numériques, qui orientent ces stratégies. Ce nouveau marché « grand public » serait, à terme, cinq à six fois plus important que celui des agences photographiques traditionnelles. Une nouvelle demande émergeant en matière d’images destinées à illustrer les sites Internet des entreprises, les pages personnelles créées par des particuliers sur le réseau, les économiseurs d’écrans d’ordinateurs personnalisés ou les cartes postales que s’échangent les internautes.
Mais loin de se limiter aux futurs marchés grand public, les sociétés Corbis, Getty Images et Hachette Filipacchi Medias procèdent à une restructuration globale d’un secteur confronté depuis une dizaine d’années au spectre de la « mort annoncée » du photojournalisme. Les sujets de reportage « difficiles », guerres, troubles sociaux, questions de société..., ont été supplantés par une nouvelle « culture du people ». Les photos de stars ne laissent plus guère de place à la Une des magazines aux reportages qui ont conféré au photojournalisme ses lettres de noblesse. Ce passage massif d’une « culture de l’information » à une « culture de communication de masse » a considérablement fragilisé les grandes agences photographiques de réputation mondiales, notamment françaises.
Engagé depuis une dizaine d’années, ce processus s’est accompagné d’un développement spectaculaire des services photos des trois principales agences de presse mondiales, Associated Press (Etats-Unis), Reuters (Grande-Bretagne) et Agence-France-Presse. Ce sont aujourd’hui leurs images d’actualité qui illustrent les magazines. Pour M. Jean-François Leroy, directeur de « Visa pour l’image », festival organisé chaque année à Perpignan : « Si on a encore des images de tout ce qui se passe dans le monde, on le doit aux trois télégraphiques. » Pour M. Joël Robine, photographe à l’AFP : « L’actualité est devenue un grand show-business qui n’a plus vocation à informer, mais à faire gagner de l’argent. Les images s’appauvrissent. » [2].
Cette montée en puissance des trois grandes agences de presse mondiales a aussi son revers. Pour M. Alain Ducasse, photographe et responsable de l’ANJRPC [3], elle témoigne de la constitution d’un marché de la « vente en gros » de la photographie d’actualité, au détriment des travaux personnels de photographes engagés, que diffusaient dans le passé les grandes agences photographiques françaises.
Sur fond de course effrénée à la croissance, ces mutations radicales s’accompagnent en outre de conflits en matière de droits d’auteur. Ici, c’est le dispositif juridique extrêmement complexe qui régissait jusqu’à présent les droits moraux et patrimoniaux des photographes sur leurs oeuvres qui a semblé pouvoir être remis en cause. Photographes qui se sont très fortement mobilisés en France depuis le printemps dernier. Ils s’élèvent vigoureusement contre une « américanisation des contrats » proposés par leurs nouveaux interlocuteurs, qu’il s’agisse de la société Corbis ou de HFM.
Les dispositions très protectrices du droit d’auteur français permettaient à un photographe de décider peu ou prou du cadre dans lequel ses travaux pourront être exploités. Et lui garantissaient une rémunération équitable à chaque nouvelle utilisation d’un cliché. Les photographes s’élèvent contre la tentative d’imposition de « nouvelles règles ». Leurs « clients », qu’il s’agisse d’agences ou de medias, s’arrogeant tous les droits d’exploitation et de commercialisation de leurs photos, moyennant une rémunération forfaitaire initiale, acquise une fois pour toutes.
Ces conflits sont de plus en plus fréquemment portés devant les tribunaux. Ils s’inscrivent dans un contexte de « juridicisation » croissante du droit à l’image. Particuliers, entreprises, institutions, recourent de plus en plus fréquemment à la justice pour limiter, voire interdire, l’utilisation de leur image. Régression que dénoncent les photographes : elle leur apparaît de nature à borner considérablement leur activité. Voire à lui substituer un développement massif de « l’image d’illustration », qui finirait par conduire à l’extinction la notion même de photo-journalisme. De plus, afin de se prémunir contre toute action en justice, les agences et les journaux imposent aux photographes la signature de « clauses de responsabilité » sur le droit à l’image. Lorsqu’un particulier ou une institution saisit la justice afin d’obtenir réparation après une publication qu’ils contestent, les photographes sont l’objet d’un « appel en garantie » de l’auteur du cliché incriminé. Ce sont eux qui doivent supporter le poids des condamnations et des dommages et intérêts accordés aux plaignants par les tribunaux [4].
Cette montée en puissance d’un « droit à l’image » invoqué par les « ayant-droits » les plus inattendus confine parfois au chemin de croix. Le SNAPIG [5] en fournissait quelques exemples dans sa lettre confidentielle de juillet-aout dernier : « Ainsi pour l’Opéra Bastille, vue extérieure, il est nécessaire de faire un courrier au Secrétariat général de l’Opéra national de Paris qui étudie la demande. Il nous invite ensuite à prendre contact avec l’architecte, Carlos Ott, en Uruguay. En cas d’accord de celui-ci, l’Opéra national de Paris valide l’autorisation. Ces demandes successives et les délais de réponse qu’elles supposent retardent bien évidemment la mise en route du projet qui est alors remis en cause par le client. Le coût financier de cette gestion et l’annulation de la commande restent bien entendu à la charge de l’agence ou du photographe. (...) Pour une pochette de disque tirée à 10 000 exemplaires, illustrée par une vue générale de Paris au crépuscule, avec la tour Eiffel éclairée, le droit d’auteur du photographe est d’environ 4000 F. L’éclairagiste de la tour Eiffel demande 10 000F. Et le budget explose de 150%. Est-il utile de dire que l’éditeur a changé de sujet ? » [6].
Par ailleurs, certaines des dispositions contenues dans le projet de loi « relatif à la présomption d’innocence et au droit des victimes » que Mme Elisabeth Guigou a défendu au Parlement à l’automne 1999 ont également suscité un âpre débat entre les photographes et les pouvoirs publics. Il s’agit notamment de l’interdiction de diffusion de photos de personnes menottées, ou portant atteinte à la dignité des victimes.
Ces débats sur le droit d’auteur, et la dénonciation de la « mainmise des grands groupes » sur le secteur de la photographie, ont transformé le dernier festival « Visa pour l’image » de Perpignan en un vaste forum. Les représentants de Corbis et de HFM ont tenté d’y rassurer les photographes, y affirmant leur souhait de préserver une « exception culturelle » française. Sans grand succès, comme l’atteste la mobilisation du collectif « Freelens-France ».
Dans ce contexte l’arrêt prononcé le 13 décembre dernier par le Tribunal de grande instance de Nanterre prend valeur de symbole. Il a condamné l’agence Gamma à restituer au photographe Francis Apesteguy l’ensemble des clichés qu’il avait réalisé ces vingt dernières années pour le compte de l’agence. Gamma avait fait valoir qu’elle était « co-auteur » du travail du photographe. L’ argumentaire n’a pas été retenu par le tribunal. Il a de surcroit condamné l’agence à verser 850 000 francs à l’intéressé, en dédommagement de la perte de près d’un millier de clichés.
Pour Mme Anne-Marie Couderc, directrice-générale adjointe de HFM : « La photographie tient une place dominante dans nos journaux. Dans une période difficile, nous devons être aux côtés d’agences pour assurer une production de qualité. Le plus gros groupe de presse magazine au monde ne peut se permettre d’être dépendant de deux fournisseurs d’images aux visées tentaculaires. » [7] Le groupe Hachette, désirant valoriser les « trésors » des archives de ses magazines, comme les 8 millions de documents de Paris-Match, agrège sous « l’ombrelle » d’une nouvelle structure dénommée Hafimage des agences de production. Hafimage a réalisé un chiffre d’affaires de 200 millions de francs en 1999. L’idée sous-jacente est de regrouper l’ensemble de son offre sur un site-portail, prioritairement destiné aux professionnels, avant de viser le grand public. Le premier pas a été franchi le 16 octobre dernier avec l’ouverture du site de Gamma, disposant d’un fonds d’archives de plus de 10 millions de clichés, et qui doit porter d’ici à trois ans le nombre de photographies numérisées en haute définition disponibles en ligne de 50 000 aujourd’hui à 700 000.
En dépit d’une forte mobilisation, ce processus de concentration apparaît inéluctable. Quel avenir pour les photographes et le photo-journalisme ? « Les photographes, notamment pigistes et indépendants, se détournent de plus en plus des agences, confie M. Alain Ducasse. De nombreux collectifs explorent la voie de la vente directe, par le biais de sites Internet. Et les auteurs, de plus en plus conscients de leurs droits, se mobilisent très fortement au niveau mondial. »
Cette émancipation sera-t-elle garante du maintien de la tradition d’un photo-journalisme qui s’élève contre l’hégémonie d’une culture de la « communication de masse » ? Il faut aussi compter avec la montée en puissance de nouveaux acteurs qui se positionnent sur l’offre de clichés « libres de tous droits ». Et constituent de gigantesques bases de données de « photos d’illustration. » A l’instar des sociétés Présentation Direct, Kerinside, Photonice, Diaf-SDP [8], ces agences passent des accords avec les groupes Corbis, Getty ou Photodisc. « Ce marché est au tout début de son développement, explique M. Emmanuel Prat, PDG de Presentation Direct. De nouveaux acteurs, comme les éditeurs de titres de presse, et surtout de sites Web, commencent à utiliser nos produits en lieu et place des photothèques traditionnelles. Il y a là un véritable gisement, couplé avec la vente de photos à l’unité par téléchargement. » Un marché européen en pleine expansion, évalué à 200 millions de francs en 2000. Il représente déjà un chiffre d’affaires de 150 millions de dollars aux Etats-unis.
Les tenants du photo-journalisme traditionnel auront fort à faire pour préserver leur engagement. Déjà, une agence créée en 1998, implantée à Londres et à Saint-Ouen, Avantis Pictures, s’est spécialisée dans la vente de photos délibérément truquées, retouchées à l’aide de logiciels spécialisés. Un cliché « fabriqué » à l’avance de la fameuse éclipse solaire du 11 aout 1999 a ainsi été publié dans rien moins que 150 doubles pages de magazines du monde entier. Pour son directeur, M. Manuel Cohen, « la course à l’information a obligé les agences de photographie de presse à aller de plus en plus vite afin de couvrir l’actualité. Avec Avantis, nous donnons les moyens de devancer l’évènement, d’illustrer sa prévision. Rien n’est irréel, tout est possible. » [9].
Interrogés par Le Monde le 6 septembre dernier, deux grandes figures de la photographie ne dissimulaient pas leur inquiétude. « Nous avons à mener un combat proche de celui de José Bové : lutter contre l’information standardisée mise en place par les Mac Do de la communication », confiait M. Tom Haley de l’agence Sipa. Pour M. Raymond Depardon : « Ces grosses structures ressemblent à des robinets d’images qui inondent le marché. Plus le robinet est ouvert, moins le regard peut s’imposer. La contradiction va devenir intenable entre le regard de l’auteur et l’efficacité de l’agence. » [10].