Il est des bouteilles à la mer livrées à l’océan du Net dont on se saisit sans
trop
savoir. On déplie le message déposé là par un autre, on le lit et le cœur vous
bat tant il vous enivre. Ce message, vous l’attendiez sans le savoir, vous le saviez
sans l’attendre, il était vôtre depuis des siècles, lové dans la mémoire collective des multitudes
qui se sont battues et se battront pour mourir debout.
Et il ne vous reste plus
qu’à le remettre dans sa bouteille, pour qu’il dérive vers d’autres,
et que la multitude se réveille à nouveau.
(Texte Anonyme ou Wu-Ming, traduit de l’anglais par Lagadu. Notes et mise en forme : Uzine2)
Nous sommes neufs, et pourtant nous sommes toujours les mêmes.
Nous sommes les ancêtres de notre futur, nous sommes une armée
de désobéissants. Des siècles durant, nous avons marché, avec pour
arme des histoires, et la « dignité » pour blason de nos étendards. Au
nom de cette dignité, nous avons combattu ceux qui s’arrogent le
rôle de seigneurs et de maîtres des peuples, des prairies, des forêts
et des mers. Ceux qui règnent arbitrairement, imposent l’ordre de
l’Empire et appauvrissent les communautés.
Nous sommes les paysans de la Jacquerie.
Nos villages ont été pillés par les mercenaires de la Guerre de Cent Ans
et les nobles nous ont affamés. En l’An de grâce 1358 nous prîmes les
armes, détruisîmes leurs chateaux et reprîmes ce qui nous avait été
dérobé. Certains d’entre nous furent capturés et décapités, le sang gicla
de nos narines, mais nous étions en marche et nous ne nous arrêterions plus.
Nous sommes les Ciompi de Florence, les travailleurs des ateliers et
des arts mineurs. En l’An de grâce 1378, un cardeur déclencha la rebellion.
Nous prîmes le conseil municipal et réformâmes le statut des arts et des
métiers. Les seigneurs s’enfuirent dans les terres et organisèrent le siège
de la ville. Deux ans plus tard nous étions vaincus et ils restaurèrent
l’oligarchie, mais rien ne pourrait enrayer la contagion de nos actes.
Nous sommes les paysans d’Angleterre qui combattirent les nobles pour
supprimer les péages et les dîmes. En l’An de grâce 1381, nous
entendîmes le prêche de John Ball : « Quand Adam bêchait et Eve filait /
Qui donc était gentilhomme ? ». Nous partîmes d’Essex et du Kent
avec piques et fourches épointées. Nous occupâmes Londres et
incendiâmes des bâtiments. Nous saccageâmes le palais de l’Archevêque
et ouvrîmes les portes des prisons. Sur ordre du Roi, nombre d’entre
nous ont fini aux galères, mais rien n’a plus jamais été comme avant.
Nous sommes les Hussites. Nous sommes les Taborites [1].
Nous sommes les travailleurs et les artisans de Bohème qui se
rebellèrent contre le Pape, le Roi et l’Empereur après que Jean Hus
eut été brûlé vif. En l’an de grâce 1419, nous prîmes d’assaut l’hôtel
de ville de Prague et jetâmes le bourgmestre et ses conseillers par les
fenêtres. Le roi Wenceslas mourut d’apoplexie. La puissante Europe
nous déclara la guerre, et nous appelâmes le peuple tchèque à prendre
les armes. Nous repoussâmes toutes les invasions, contre-attaquâmes
et prîmes pied en Autriche, en Hongrie, au Brandebourg, en Saxonie,
en Franconie et au Palatin. Le coeur même du continent était entre
nos mains. Nous avons aboli l’esclavage et la dîme. Il faudra trente
ans de guerre et de croisades pour nous vaincre.
Nous sommes les quarante quatre mille hommes qui ont répondu
à l’appel de Jean le Joueur de Flûte. En l’an de grâce 1476, la Madonne
de Niklashausen apparut à Jean et lui dit : « Il n’y aura ni rois ni princes,
ni papauté ni clergé, ni taxe ni dîme. Les prés, les forêts et les mers
appartiendront à tous les hommes. Tous seront frères, et ne possèderont
pas plus que leurs voisins. ». Au jour de la St Margaret, nous arrivâmes
une bougie dans une main et une lance dans l’autre. La Sainte Vierge nous
dirait que faire. Les cavaliers de l’Archevèque prirent Jean, nous
attaquèrent et nous défîrent. Jean fut brûlé vif, mais pas les paroles
de la Vierge.
Nous sommes le Bundschuh [2], les laboureurs et paysans
d’Alsace. En l’an de grâce 1493, nous conspirâmes pour tuer les
usuriers et annuler les dettes, confiscâmes les trésors des monastères,
amputâmes les revenus des prêtres, abolîmes la confession orale et
instaurâmes des tribunaux locaux élus par les communautés. Le
Dimanche de Pâques, nous attaquâmes la forteresse de Schlettstadt.
Nous fûmes vaincus. Nombre d’entre nous furent arrêtés et jetés aux
cachots pour être écartelés ou décapités. D’autres furent estropiés,
mains et doigts tranchés, puis exilés. Pourtant ceux qui continuèrent
répandir le Bundschuh dans toute l’Allemagne. Après des années de
répression et de ré-organisation, le Bundschuh fit son apparition à
Freibourg en l’an de grâce 1513. La Marche s’est poursuivie et le
Bundschuh vit encore.
Nous sommes « le Pauvre Konrad », les paysans du pays de Souabe
qui ont refusé les taxes sur le vin, la viande et le pain, en l’an de
grâce 1514. Nous étions cinq mille et nous menaçâmes de prendre
Schondrof, dans la vallée des Rems. Le Duc Ulrich promit qu’il abolirait
les taxes et étudia les doléances des paysans. Il ne cherchait qu’à nous
calmer et gagner du temps. La révolte s’étendit à toute la Souabe.
Nos délégués furent admis à la diète de Stuttgart. Il fut décidé de
destituer et punir trois des conseillers honnis du Duc, de le pourvoir
d’un conseil de quatre chevaliers, quatre bourgmestres et quatre
paysans, et de faire confiscation des monastères et des dotations au
trésor de l’Etat. Ulrich convoqua une autre diète à Tubingen, et réunit
des troupes avec l’aide de ses voisins. Il ne fut pas aisé de prendre par la
force la vallée des Rems : Ulrich assiégea et affama « le pauvre Konrad »
sur le Mont Koppel, puis il pilla les villages. Six cents paysans furent
capturés, seize furent décapités, et le restant se vit infliger de très
lourdes amendes. Et pourtant, « le Pauvre Konrad » encore se révolte.
Nous sommes les paysans de Hongrie qui, en l’an de grâce 1514, se
rassemblèrent pour faire croisade contre les Turcs, et préférèrent
déclarer la guerre aux nobles. Quarante mille hommes armés, aux
ordres du commandant György Dozsa, s’insurgèrent dans tout le pays.
L’armée des nobles se rendit à Czanad où fut fondée la République des
Egaux [3].
Ils nous capturèrent au terme de deux mois de siège. Dozsa fut
grillé sur un trône rouge ardent, et ses lieutenants furent forcés
de manger sa chair. Des milliers de paysans furent empalés ou pendus.
Le massacre et l’infâme Eucharistie ont détourné la Marche de sa voie,
mais ne l’ont pas arrêtée pour autant.
Nous sommes l’armée des paysans et des mineurs qui suivirent
Thomas Münzer [4].
En l’an de grâce 1524 nous avons crié : Tout en commun ! et déclaré
la guerre à l’ordre mondial. Nos Douze articles ébranlèrent la puissante
Europe. Nous avons conquis les villes et le coeur des gens. Les
Lansquenets nous exterminèrent en Thuringe, Münzer fut mis en
pièces par les éclaireurs et pourtant, personne ne put le nier : tout ce
qui appartenait à la terre, retournerait à la terre.
Nous sommes les Diggers [5] : une communauté de cultivateurs
sans travail et de paysans sans terre. En l’an de grâce 1649 nous
nous rassemblâmes à Walton-sur-Tamise, dans le Surrey ; nous
occupâmes la terre commune et entreprîmes de la labourer. Nous
voulions vivre ensemble et partager ses fruits. Les seigneurs du manoir
montèrent la population contre nous, nous fûmes pris et engeôlés par
une foule en rage. Des campagnards et des soldats lancèrent l’assaut et
piétinèrent nos récoltes. Quand nous coupions du bois dans les
communaux, les propriétaires nous poursuivaient pour dégradation et
effraction. Les troupes nous attaquaient, détruisaient nos maisons et
piétinaient une fois encore nos récoltes. Nous persistâmes. D’autres
Diggers se mirent à cultiver dans le Kent et dans le comté de
Northampton. La foule les chassa. La loi nous entravait mais nous
recommencions.
Nous sommes les serfs, les mineurs, les fugitifs et les déserteurs qui
rejoignirent les Cosaques de Pugatchev pour renverser l’autocratie
russe et abolir l’esclavage. En l’an de grâce 1774, nous conquîmes les
forteresses, dépouillâmes les riches et partîmes pour Moscou. Pugatchev
fut capturé, mais le ver était dans le fruit.
Nous sommes l’armée du général Ludd [6]. Nos pères furent chassés de leurs
terres, et nous devînmes tisserands. Puis vinrent les métiers à tisser.
En l’an de grâce 1811, nous parcourûmes la campagne anglaise, et
dévastâmes les usines, détruisant les machines et riant à la face
des notables. Le gouvernement nous envoya des milliers de soldats
et de civils en armes. Une loi scandaleuse déclara que les machines
étaient plus importantes que les êtres humains, et que ceux qui les
détruisaient devaient être pendus.
Lord Byron les avertit :
« N’y a-t-il pas assez de sang sur votre code pénal, qu’il faille en
verser davantage pour monter au ciel et témoigner contre vous ?
Comment votre loi prendra-t-elle effet ? Pouvez-vous consigner
toute une région dans ses propres prisons ? Erigerez-vous un gibet
dans chaque champ pour y accrocher les hommes comme des
épouvantails ? Ou procéderez-vous (comme vous le devez pour
mettre vos mesures à exécution) par éradication... Sont-ce des
remèdes pour une population affamée et désespérée ? »
La révolte éclata mais nous étions affaiblis et sous-alimentés.
Ceux qui échappèrent au noeud coulant furent déportés en Australie.
Et pourtant, le général Ludd passe encore au galop à la lisière des champs,
ralliant ses troupes au fin fond de la nuit.
Nous sommes les travailleurs du comté de Cambridge, aux ordres du
Capitaine Swing. En l’an de grâce 1830, nous nous soulevâmes contre
des lois despotiques. Nous incendiâmes les granges, détruisîmes les
machines, menaçâmes les propriétaires, prîmes d’assaut les postes
de police et exécutâmes les mouchards. On nous envoya aux galères,
mais l’appel du Capitaine Swing aurait fait se lever une armée. Son
avancée lèvera une poussière qui ternira les boutons de cuivre des
uniformes et les robes des juges.
Elle montera à l’assaut des cieux pendant 150 ans.
Nous sommes les tisserands de Silésie qui se rebellèrent en 1844.
Nous sommes les faiseurs d’étoffe qui mirent la Bohème en feu la
même année. Nous sommes les prolétaires insurgés de l’an de grâce
1848. Nous sommes les spectres qui tourmentent les papes, les tsars,
les patrons et les valets. Nous sommes le peuple de Paris en l’an de grâce
1871. Nous avons survécu à un siècle de vengeance et de folie, et
nous continuons notre Marche.
« Ils » disent qu’ils sont autres. « Ils » se baptisent à coup d’acronymes :
G8, FMI, BM, OMC, ALENA, ZLEA... Ils ne peuvent nous berner,
ils sont pareils à ceux qui les ont précédés : les écorcheurs qui ont
pillé nos villages, les oligarques qui ont re-conquis Florence, la
Cour de l’empereur Sigismond qui trompa Jean Hus, la diète de
Tubingen qui obéit à Ulrich et refusa de laisser entrer le Pauvre
Konrad, les princes qui envoyèrent les lansquenets à Frankenhausen,
les impies qui rôtirent Dozsa, les propriétaires qui supplicièrent les
Diggers, les autocrates qui battirent Pugatchev, le gouvernement
maudit par Byron, le vieux monde qui arrêta nos assauts et détruisit
tous les escaliers montant au ciel.
Aujourd’hui, ils règnent sur un nouvel empire, ils imposent de
nouvelles servitudes à la planète entière, ils jouent encore aux
seigneurs et maîtres de la terre et des mers.
Une fois encore, nous, les Multitudes, nous soulevons contre eux.
Gènes
Péninsule Italienne
19, 20 et 21 Juillet
d’une année que l’on ne doit à la grâce d’aucun maître.
(texte anglais)